[ ... ]
.
Les rues de Chinatown étaient toujours aussi luisantes d'humidité sous le ciel nocturne, bien que les fortes pluies aient laissé place à une légère bruine tiédasse qui empoissait l'atmosphère. Trois hommes, vêtus des mêmes combinaisons chirurgicales intégrales de plastique vert pâle, cheminaient d'un pas vif par les ruelles qui serpentaient, vaille que vaille, entre les vertigineuses murailles de béton des immeubles avoisinants. Les trois personnages si étrangement accoutrés donnaient l'impression de serrer instinctivement les rangs dans cet environnement sinistre et minéral, tout comme s'ils progressaient en territoire hostile. Il est vrai que l'éclairage généreux des principales avenues commerçantes toutes proches, et des immenses panneaux publicitaires animés qui bordaient celles-ci, ne parvenait pas jusqu'à ce genre de venelles livrées à la loi de la jungle. Tout juste y percevait-on la rumeur constante de ces artères urbaines où à toute heure, une humanité moribonde continuait à s'abandonner bruyamment à ses besoins et à ses désirs – tous régulés quant à eux par la seule loi du commerce.
Outre leurs combinaisons et leurs gants en latex, deux des mystérieux individus portaient des capuchons et masques chirurgicaux, qui dissimulaient presque entièrement leur chevelure et leurs traits. Le plus grand des deux transportait une mallette d'intervention chirurgicale, et le second, plus trapu, une grosse glacière bleue du modèle servant au transport des organes frais pour transplantation. Quant au troisième homme, un petit Asiatique à la barbiche blanche filasseuse qui ouvrait la marche, son signe distinctif le plus marquant était la grosse prothèse oculaire disgracieuse qui enveloppait la partie supérieure droite de son visage ridé.
Hormis quelques laissés-pour-compte tapis dans les renfoncements des murs, les trois hommes ne croisèrent la route que d'un petit groupe de cinq voyous des rues. Ceux-ci commencèrent par se rapprocher de manière menaçante, en se déployant pour envelopper leurs proies faciles; puis ils s'arrêtèrent soudain, sur un signe de celui qui semblait être leur chef, échangèrent brièvement entre eux en Cityspeak, et préférèrent finalement passer leur chemin en jetant des regards mauvais aux trois hommes en blouses vertes, sans les avoir réellement abordés. Ceux-là n'avaient apparemment pas envie de devoir se frotter ensuite à la bande de "l'Honorable" Fanji, dont le vieux chirurgien borgne si facilement identifiable payait fort cher la protection sur son territoire.
Ce dénouement pacifique arrangeait finalement fort bien les deux hommes aux visages masqués, qui ne souhaitaient pas révéler trop tôt leurs capacités de combattants chevronnés. Après tout, c'était un affrontement autrement plus ardu qui les attendait sous peu...
Le plus petit des deux assistants du vieux chirurgien chinois se rapprocha d'ailleurs de l'épaule de celui-ci, pour lui murmurer dans un anglais marqué d'un fort accent d'Europe de l'Est – en aucun cas celui d'un Asiatique:
-–- On est bientôt arrivés, Wu. Évite de nous sortir un coup fourré, sinon...
-–- Oui, oui, bien compris, acquiesça à voix basse le vieil homme effrayé. Ne tenterai rien, Monsieur Blade R...
-–- Ta gueule! le coupa l'autre dans un aboiement étouffé. T'avise surtout pas de m'appeler comme ça devant notre cible, c'est clair?!
Le malheureux vieillard rentra instantanément la tête dans les épaules, et ne prononça plus un son durant tout le reste du trajet. L'étrange trio arriva bientôt en vue de l'ancienne Clinique Chow, un vieux bâtiment de huit étages au toit plat, et aux parements de briques et de pierre, dont les ouvertures avaient été intégralement murées. L'ensemble des immeubles d'habitation et des commerces de rue aux alentours semblait également avoir été abandonné de longue date, au point de ne pas même avoir retenu les plus miséreux d'entre tous les squatters du Secteur 4. La moitié des néons des éclairages publics étaient brisés ou hors d'usage, et ce qui restait était trop fatigué pour dispenser davantage qu'une lueur blafarde, sur des rues pourtant larges et autrefois conçues pour une circulation intense. Pour le définir en un mot, le quartier était lugubre à souhait. Là plus qu'ailleurs, on avait l'impression d'être à mille lieux de l'activité trépidante et flamboyante des rues populeuses et illuminées de Chinatown. Là plus qu'ailleurs, on avait l'impression que la civilisation humaine avait atteint ses limites, et s'apprêtait à basculer dans le gouffre insondable qui lui tendait les bras.
Guidé par le vieux chirurgien clandestin, le petit groupe fit le tour de l'ancienne Clinique Chow pour entrer dans une impasse ouverte sur l'arrière du bâtiment médical désaffecté, encore moins bien éclairée que le reste de la rue. Le dénommé Wu s'arrêta finalement devant une porte de service d'allure insignifiante, l'un des seuls accès à la clinique qui n'ait pas été muré après l'abandon de celle-ci. Une petite plaque d'acier se découpait dans le mur à hauteur d'homme, juste à côté de la porte. Wu commença par tirer une carte magnétique d'une des poches de sa combinaison, qu'il inséra ensuite dans la fente prévue à cet effet sous le panneau de métal. Celui-ci coulissa alors sur le côté, révélant un digicode sur lequel le vieux borgne tapa rapidement six chiffres. Il y eut un déclic, et la petite porte déverrouillée s'entrouvrit légèrement.
Le plus grand des deux assistants s'avança le premier vers l'ouverture, suivi de son collègue, puis de Wu, qui avait sorti d'une autre poche de sa combinaison une lampe-torche qu'il hésitait encore à allumer. Seules les maigres lumières de l'impasse éclairaient un peu l'intérieur du bâtiment muré, au seuil immédiat de la petite porte. Tout à coup, une voix féminine, rauque et impérieuse, résonna depuis les ténèbres à l'intérieur de la clinique, pour intimer sur un ton sans réplique:
-–- Arrêtez-vous là. Refermez la porte derrière vous, et avancez vers moi...» Puis après que les trois hommes eurent obéi, se retrouvant ainsi désormais plongés dans une obscurité totale, la voix ordonna encore: «...Maintenant, ne bougez plus. Déposez au sol tout ce que vous portez, et levez vos mains en l'air.
Il y eut un craquement lorsque l'inconnue activa un bâtonnet fluorescent, qui nimba toute la scène d'une lumière bleue fantomatique. Athéna Zander, alias N6FAB71127, car c'est évidemment bien d'elle qu'il s'agissait, déposa rapidement le bâtonnet luisant au sol de manière à garder les mains libres. La redoutable tueuse de synthèse était armée d'un pistolet lourd du même modèle que ceux des Blade Runners, probablement récupéré sur la dépouille de celle qu'elle avait éliminée à San Francisco. Ruisselante de sueur, la fugitive blessée n'était clairement pas au mieux de sa forme, avec sa mâchoire contractée, ses paupières battant nerveusement sur ses yeux vitreux, et sa main gauche crispée sur ses entrailles à vif. La lumière monochrome bleue rendait sa mine blême plus terrifiante encore.
Le ton net et péremptoire sur lequel elle avait aboyé ses premières instructions avait dû lui coûter un énorme effort de volonté. D'ailleurs, elle avait déjà abandonné ce vernis trompeur d'autorité, lorsqu'elle articula à grand peine sur un ton rancunier:
-–- Vous... Vous êtes en retard, Wu. J'étais... à deux doigts de venir vous chercher m-moi-même par... par la peau fripée de vos vieilles...
Un gémissement de souffrance interrompit abruptement la menace de la fugitive. Wu se rapprocha alors de sa patiente, les mains jointes en prière, en commençant déjà à multiplier les courbettes alors même qu'il s'avançait. Sa voix tremblait de peur autant que d'une servilité dérangeante lorsqu'il s'excusa platement:
-–- Désolé, Madame Athéna! Retard, mais pas ma faute! Désolé, vraiment! Mais j'ai bien amené beau foie, parfaitement développé. Belle qualité. Pour vous...
-–- ...Ouais, et vous... vous avez aussi amené deux... deux types que je ne c-connais pas, poursuivit la Réplicante d'une voix soupçonneuse. Jam... Jamais été question de ça... Vous auriez dû venir seul... C'est ce... ce qu'on avait c-convenu...!
-–- Opération compliquée, Madame Athéna! s'excusa encore le vieux borgne paniqué. Besoin d'assistance. Deux étudiants que j'emploie parfois. Je connais bien. Doués; discrets. Quand j'ai appelé à eux, voulaient vraiment participer à cette opération. Prêts à travailler pour rien, pour ça. Pour vous. Très doués, très discrets...!
Sur un regard encore lourd de suspicion, Athéna se mit alors en marche vers le groupe d'humains, en titubant lourdement. Tandis qu'elle se rapprochait du plus grand des deux assistants de Wu, l'homme masqué s'adressa à elle sur un ton dont l'enthousiasme aurait pu sembler déplacé, compte tenu des circonstances:
-–- C'est un immense honneur pour moi, Madame, se réjouit-il en chinois mandarin. Je n'avais encore jamais eu l'occasion de prendre part à une opération sur...
La grande virago aux cheveux courts interrompit le discours du jeune étudiant asiatique en le retournant brutalement sur place, sans la moindre douceur, avant de commencer à pratiquer sur lui des palpations de sécurité au moyen de sa seule main gauche, avec son pistolet toujours fermement tenu à main droite. Ses gestes étaient brusques, mais également précis et très professionnels. Athéna procéda ensuite au même examen sur le second assistant en blouse chirurgicale, le plus petit des deux, qui avait déposé sa glacière au sol. Là encore la Réplicante ne découvrit rien qui aurait pu l'inquiéter. Lorsque ce fut au tour de Wu de subir le même traitement, le vieux borgne était aussi raidi d'appréhension que si l'étreinte de la Mort elle-même était déjà venue le saisir. Satisfaite de n'avoir rien trouvé de suspect, la Réplicante adressa alors un mouvement appuyé du menton à Wu et à ses deux assesseurs, de manière à leur signifier qu'il était temps de se mettre en route vers la salle d'opération.
Si l'éclairage n'avait pas été si monochrome, et surtout si elle y avait davantage prêté attention, Athéna se serait toutefois sans doute aperçu qu'en dépit de son mandarin parfaitement formulé, les yeux très clairs du plus grand des deux hommes masqués n'avaient absolument rien de ceux d'un Asiatique!
Comme s'y étaient attendus Vojran et Delcroix, la blessée prit le temps de resécuriser la porte de service derrière la petite délégation médicale, avant de rejoindre cette dernière. Athéna alluma alors une lampe-torche, et le vieux Wu s'empressa de l'imiter, en éclairant le chemin à prendre vers la salle d'opération au moyen de la torche qu'il avait apportée. Wu avançait en tête vers le local qu'il avait déjà si souvent employé clandestinement, avec ses deux assistants sur ses talons, qui le suivaient avec la même vivacité qui si eux aussi connaissaient par cœur cet itinéraire. C'était en tout cas l'impression qu'ils devaient absolument donner à la dangereuse tueuse qui fermait la marche, de manière à pouvoir garder un œil prudent sur ses sauveurs. La Réplicante blessée s'efforçait de marcher d'un pas aussi rapide que les trois hommes; mais il était visible que ces efforts lui coûtaient très cher.
Pendant une durée difficile à définir, la colonne avança ainsi en silence dans une semi-pénombre, guidée par les seules torches de Wu et d'Athéna, au travers d'escaliers et de longs couloirs désaffectés, encombrés de brancards médicaux et autres petits équipements hors d'usage abandonnés sur place. Au bout d'un moment, les quatre intrus aboutirent à un secteur souterrain de la clinique, dont les couloirs étaient illuminés presque comme en temps normal – si l'on faisait abstraction des quelques lampes et néons brisés ça et là. Les éclairages de cette partie réduite du bâtiment étaient très certainement alimentés par le groupe électrogène qu'avait évoqué Wu, et qu'Athéna avait dû remettre elle-même en marche sur les instructions du chirurgien clandestin, avant l'arrivée de ce dernier et de ses assistants.
L'expédition parvint enfin au bloc opératoire, où Wu pénétra le premier en en poussant les deux battants. Le local était assez vaste, bien que plutôt bas de plafond, et généreusement éclairé par de grosses lampes circulaires. Quelques volumineux appareillages de radiographie ou d'échographie obsolètes avaient également été remisés dans un coin de la grande salle. À peine entrée, Athéna se dirigea droit vers la table d'opération, sur un angle de laquelle elle déposa d'abord son pistolet lourd bien en vue, puis à côté de celui-ci une autre petite arme de secours tirée d'une de ses poches, un .357 Subcompact, probablement récupéré lui aussi sur la Blade Runner tuée à San Francisco. Alors seulement la Réplicante blessée laissa-t-elle tomber sa carcasse épuisée sur la même table d'opération, en laissant échapper un soupir douloureux.
Le vieux Wu récupéra vivement sa mallette d'intervention chirurgicale des mains du plus grand de ses assistants, puis commença à se fendre de toute une nouvelle litanie d'excuses particulièrement assommantes:
-–- Pas pu préparer correctement le bloc, Madame Athéna. Retard imprévu. Désolé. Permettez-moi au moins le temps stériliser la table, appareils, mes instruments. Ça, sera fait correctement, au moins.
La réponse de la Réplicante traduisit autant son agacement que son impatience, de par son ton agressif entrecoupé de gémissements de souffrance qu'elle parvenait de moins en moins bien à contenir:
-–- Ha, merde, laissez tomber la stérilisation, Doc... Mon org... [Ghhh!] ...Mon organisme est c-conçu pour neutraliser toutes... toutes les infections que vous pourriez c-connaître, et même bien d'autres dont vous... vous ignorez tout! Alors d-dépêchez-vous plutôt de... [Mggnn...!] ...de me remplacer cette p-putain de boule de hachis en train de pourrir dans mon ventre, par... par le joli foie tout frais que vous m'avez am... amené...! [Rggh...!] ...Et de préférence avant que je f-finisse par crever sur cette foutue table, mer... merci!
Le "Docteur" Wu entreprit pourtant de lancer le préchauffage de l'autoclave qui occupait l'un des angles du bloc, avant de disposer consciencieusement sur un plateau de métal les instruments chirurgicaux qu'il entendait bien stériliser en dépit des objections d'Athéna. Cette dernière sembla ne réfréner qu'à grand peine un vif mouvement de colère: pour l'instant, elle avait besoin du vieux praticien en vie, et en état d'opérer. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur, et reporta son attention sur les deux assistants du docteur – pour le plus grand malheur de ces derniers, hélas...
À un moment donné, en effet, le plus petit des deux hommes s'agenouilla vivement pour ouvrir la glacière médicale, alors que l'opération était encore loin d'avoir débuté. Ce comportement insolite remit en alerte les sens affûtés de la tueuse clandestine. C'est alors que dans un éclair de lucidité, un détail critique s'imposa à son esprit, un détail qui n'aurait jamais dû lui échapper en temps normal. En lutte constante contre une souffrance indicible, Athéna n'avait en effet pas dormi, ni rien avalé d'autre que de l'eau depuis bientôt quatre jours. Mais si elle avait eu les idées plus claires, la combattante surentraînée aurait remarqué bien plus tôt que les assistants du Docteur Wu n'auraient pas dû enfiler leurs combinaisons, leurs gants, et leurs masques chirurgicaux avant d'être en milieu stérile, préparé pour l'intervention. Elle comprit alors instantanément qu'elle venait d'être piégée. Heureusement pour elle, il n'était pas encore trop tard pour réagir...
Dans un réflexe d'une vivacité inattendue, la blessée se saisit par l'un de ses coins le plateau de métal où étaient disposés les instruments chirurgicaux du vieux Wu, puis le projeta en direction de ses deux ennemis, en dispersant à la volée l'ensemble des divers accessoires aux pointes acérées et aux fines lames tranchantes qui s'y trouvaient. Ceux-ci fendirent les airs en autant de trajectoires mortelles, tandis que la tranche du plateau de métal ne rata que de bien peu la tête de Delcroix, avant de finir sa course dans l'une des cloisons où elle s'encastra profondément! De son côté Vojran, toujours agenouillé au-dessus de la glacière, avait été superficiellement blessé au front par l'un des scalpels volants.
Mais ce qui était bien plus grave pour les deux Blade Runners, c'était que cette attaque-éclair peu orthodoxe leur avait désormais fait perdre le bénéfice de la surprise et de l'initiative: le seul véritable avantage dont ils auraient pu disposer, face aux réflexes fulgurants et à la force herculéenne d'un modèle Nexus-6 de combat luttant pour sa survie!
En dépit de son entaille au front, Lek Vojran eut le sang-froid d'achever ce qu'il était en train de faire: débarrasser prestement le premier étage de la grosse glacière bleue de la mince tranche longitudinale de foie qui était censée faire illusion en cas d'inspection, puis extraire du double fond occupant le plus gros du volume du contenant, sous les glaçons, les armes qui y avaient été dissimulées – d'abord le gros pistolet Pfläger-Katsumata de Delcroix, qu'il lança à ce dernier, puis son propre fusil à pompe PK-D M1887 20 en position repliée, une arme qu'il préférait au pistolet lourd des Blade Runners lorsqu'il était question de combats rapprochés. Delcroix, qui avait déjà arraché son masque chirurgical, saisit au vol son arme de poing, et l'arma aussitôt dans un même mouvement. Quant au vieux Wu, il avait réagi très exactement comme on était en droit de s'y attendre de sa part: après avoir poussé un piaillement terrifié au début du combat, il avait en effet couru se jeter derrière le meuble médical le plus proche, pour s'y terrer frileusement en attendant de savoir s'il pourrait espérer la vie sauve de la part du vainqueur.
La première à engager réellement le combats fut bien évidemment Athéna, du fait de ses réflexes suraugmentés de modèle Nexus-6 de combat. La Réplicante jugea très vite que tenter de se saisir de l'un de ses propres pistolets, qu'elle avait imprudemment déposés sur la table d'opération hors de portée immédiate de sa main, lui ferait perdre un temps précieux. Elle préféra donc se jeter directement au contact dans la mêlée. Le plus grand des deux Blade Runners – Delcroix – était le plus proche d'elle, et également le plus dangereux, avec son pistolet lourd déjà en main: c'est donc logiquement sur lui qu'elle se précipita le premier. Un violent revers de la main en direction de l'arme braquée sur elle lui suffit à désarmer l'humain, avant qu'un vigoureux coup de talon porté au ventre n'envoie celui-ci s'encastrer bruyamment dans l'une des cloisons de plâtre, en levant une épaisse poussière grise autour de lui.
À en juger par l'expression de joie sauvage qui avait remplacé le masque de souffrance sur le visage de la guerrière blessée, l'adrénaline d'un véritable combat livré pour sa propre vie constituait très exactement le meilleur traitement analgésique dont elle aurait pu rêver...
Un claquement sec sur sa gauche informa soudain la combattante que le second Blade Runner, le plus petit des deux, venait d'achever le déploiement de son fusil à pompe. Forte de son expérience, elle savait qu'il lui restait encore à l'armer – au mieux une seconde et demi de répit – avant que l'air ambiant ne soit saturé de trajectoires mortelles de chevrotines. Avec une vivacité surnaturelle, Athéna se jeta donc sur le bloc de radiographie qui se dressait juste à sa droite. Les veines du front de la Réplicante diminuée se contractèrent lorsqu'elle arracha de l'appareil, au prix d'un effort surhumain, la lourde plaque de plomb qui mesurait pourtant pas loin de deux mètres de haut, et devait tès largement dépasser le quintal!
Athéna ne parvint que de justesse à interposer la grande plaque verticale entre elle et la première décharge du fusil à pompe de Vojran. Mais comme elle s'y était attendu, la salve de chevrotines ne put pénétrer son blindage de fortune. Puis, en utilisant toujours celui-ci comme pavois, la terrifiante athlète commença à s'avancer imperturbablement vers le Blade Runner, en continuant à essuyer ses tirs successifs, et en le forçant à reculer jusqu'à ce qu'il se retrouve dos au mur. Au moment où le chasseur tira sa dernière décharge, Athéna était parvenue assez près pour laisser basculer la lourde dalle sur lui. D'instinct, Vojran se laissa immédiatement tomber au sol. Dans un fracas terrifiant, le panneau de plomb vint s'affaler contre le mur, juste au-dessus de la tête de l'homme, sans l'avoir blessé. Par chance pour Vojran, il s'agissait là d'un mur de béton, et non d'une cloison de plâtre qui aurait immédiatement cédé sous le poids de la presse improvisée.
Pendant que son adversaire se relevait en titubant de sous la grande plaque inclinée, Athéna consacra une fraction de seconde à jauger la situation. Le Blade Runner n'avait plus en mains que son fusil désormais à court de munitions, qui ne lui servirait au mieux qu'à parer les coups. Les poings nues de la Réplicante suffiraient sans doute à venir à bout d'une opposition aussi insignifiante; toutefois il y avait encore un autre chasseur d'hommes en jeu, dont elle s'était temporairement débarrassé, mais qui ne tarderait pas à remonter sur le ring. Elle devait donc en finir au plus vite, et pour cela, il allait lui falloir une arme de mêlée, n'importe laquelle. En deux pas rapides, Athéna recula donc à nouveau vers le gros appareil de radiographie, et arracha à mains nues une section de l'un des montants de l'engin, une épaisse tige d'acier d'une quarantaine de centimètres de long! Puis une fois munie de cette arme improvisée, elle se précipita droit sur sa proie, en hurlant d'une fureur homicide.
Lek Vojran parvint à parer la première attaque qui s'abattit sur lui, en interposant son fusil à pompe tenu à deux mains sur la trajectoire de la barre d'acier. Toutefois, le coup qui atterrit en plein milieu de l'arme parvint à replier celle-ci à angle droit, la rendant totalement inutilisable! Ivre de rage, Athéna continua à frapper encore et encore à coups redoublés, avec une frénésie meurtrière. Sa seconde attaque arracha son fusil hors d'usage aux mains du Blade Runner, et l'envoya voler à l'autre bout de la pièce. La Réplicante enchaina immédiatement un troisième coup, en direction du crâne lisse de Vojran. Ce dernier tenta en désespoir de cause de le parer avec son seul bras gauche. Cet ultime recours parvint à sauver sa tête; mais le craquement sinistre et le hurlement déchirant qui résonnèrent dans le bloc indiquèrent sans le moindre doute que l'avant-bras de l'infortuné Vojran avait été fracturé net! Le coup suivant visa les genoux de l'homme, trop tétanisé par la douleur pour pouvoir réagir. Un second hurlement se confondit avec l'écho du premier lorsque Vojran s'abattit finalement au sol, les deux rotules brisées.
Avec cet adversaire-là à présent désarmé et mis hors de combat, Athéna retourna son attention vers le second chasseur en lice. Ce dernier s'était déjà dégagé de sa cavité dans la cloison, et tentait alors de s'emparer de l'un des pistolets que la Réplicante blessée avait déposés sur le rebord de la table d'opération. Brandissant à nouveau sa barre d'acier à peine tordue, Athéna se rua sur sa cible suivante dans un rugissement de démence. Delcroix n'esquiva que de justesse le premier moulinet de la féroce guerrière, en renonçant à ramasser l'arme que sa main effleurait déjà pour plonger vers l'avant et effectuer une vive roulade au sol. Le coup porté de haut en bas s'abattit avec violence sur l'angle de la table d'opération, retournant brutalement cette dernière, et envoyant les deux armes qui y étaient posées s'envoler dans des directions opposées.
Alors que Delcroix se relevait à l'issue de sa roulade avant, un violent coup de pied décoché derrière son genou droit le renvoya aussitôt au sol, face contre terre. Le Blade Runner en combinaison de plastique vert eut à peine le temps de rouler sur le côté, pour se retrouver sur le dos et faire ainsi face au danger imminent, que déjà la Réplicante se laissait tomber directement sur lui, en lui écrasant la poitrine sous l'un de ses genoux pour l'immobiliser au sol. La furie abattit alors l'une des pointes déchiquetées du montant d'acier droit sur le visage de l'homme, dans un mouvement d'empalement, en crachant un feulement de haine:
-–- CRÈÈÈVE !
Pourtant, contre toute attente, l'extrémité pointue s'arrêta pile à trois centimètres à peine de l'œil gauche de Delcroix. Ce qui venait de stopper net la trajectoire meurtrière n'était nulle autre chose que la poigne du Blade Runner, qui s'était resserrée sur le pieu d'acier avec une force d'étreinte que nul n'aurait jamais soupçonnée de sa part! L'étrange étincelle de défi qui luisait aussi à présent dans les yeux de l'homme à terre, semblait annoncer que l'équilibre des forces en présence venait brusquement de s'inverser.
Les lèvres d'Athéna exhalèrent à voix basse une exclamation de stupeur:
-–- C'est impossi...!
La Réplicante en était encore à tenter de comprendre ce qui venait de se passer – comment un simple humain, si pathétiquement faible et fragile, avait pu bloquer un coup porté par un modèle Nexus-6 de combat en plein déchainement de rage! –, lorsque Delcroix toujours cloué au sol réorienta l'axe de la tige d'acier dont il venait de bloquer l'élan, puis en repoussa violemment l'extrémité en direction du visage d'Athéna. La vigueur totalement inattendue dont il fit alors preuve parvint non seulement à arracher le contrôle de l'arme improvisée à son adversaire, mais aussi à donner à la tige d'acier assez de force pour venir perforer l'os frontal de la Réplicante, au point même de ressortir par l'arrière de son crâne dans un bruit spongieux écœurant! Athéna eut là peine le temps d'émettre un bref hoquet de surprise plus que de douleur, avant de basculer tout d'un bloc sur le côté, morte pour le compte, la broche d'acier toujours fichée en travers de la tête.
Tout en se relevant sur un coude, Delcroix jeta un rapide coup d'œil aux environs, anxieux de découvrir si l'incroyable tour de force par lequel il était parvenu à se tirer d'une situation si désespérée avait eu des témoins. Mais de toute évidence, tel n'était heureusement pas le cas. Aleko Vojran, toujours allongé au sol, lui tournait le dos: il était en train de ramper douloureusement sur le ventre, en une tentative désespérée de récupérer au plus vite celui des deux pistolets d'Athéna qui avait été miraculeusement catapulté à proximité de lui. Quant au vieux Wu, il était toujours pelotonné derrière le meuble à l'abri duquel il s'était terré dès le début des combats. Aucun des deux hommes ne s'était apparemment encore aperçu que ceux-ci avaient déjà pris fin.
Vojran venait de s'emparer de l'arme tombée à portée d'atteinte, un petit .357 Subcompact – un pistolet de poche approvisionné à quatre coups, déchargeables en deux salves doubles, dont la puissance d'impact à courte portée compensait le peu de précision à plus longue distance. En basculant alors vivement sur le dos pour braquer son arme de son seul bras droit encore valide, le Blade Runner eut la surprise de découvrir sa cible déjà au sol, sans vie, avec le crâne converti en brochette de viande! Le petit homme barbu cligna d'abord des yeux d'incrédulité, tandis que son collègue achevait de se relever, indemne, avant de finir par grogner en abaissant son arme devenue inutile:
-–- Faudra vraiment que tu m'expliques comment un truc pareil a pu arriver, Marty!
Pour toute réponse, Delcroix se contenta d'un sourire narquois, avant de se retourner pour commencer à se défaire de sa combinaison chirurgicale vert pâle. C'est donc par-dessus son épaule qu'il lança à Vojran:
-–- Tu sais quoi, Lek? Je viens de remarquer que tu trouves une fois encore un faux-fuyant pour ne surtout pas me remercier de t'avoir sauvé les miches. Une fois encore...
-–- Je gérais! grogna de mauvaise foi l'homme à terre.
-–- Bien sûr, bien sûr, le railla Delcroix. Un cul-de-jatte étendu en communion avec le carrelage, et qui n'avait plus qu'un seul bras valide pour brandir un pauvre tire-boulettes à canon court, c'est sûr que notre Nexus-6 avait du souci à se faire...
-–- Merci Marty, t'es vraiment le meilleur, je te dois un verre, grommela Vojran, qui ne faisait en fait que répéter mot pour mot les remerciements que Delcroix lui avait déjà arrachés de mauvais gré, un peu plus tôt dans le Spinner.
-–- On sent que ça vient vraiment du cœur! ironisa d'ailleurs l'intéressé.
Delcroix pouvait s'estimer satisfait d'être ainsi parvenu à détourner une question à laquelle il aurait encore eu bien du mal à répondre. Entretemps, il avait déjà fait glisser tout le haut de sa combinaison intégrale, en tournant toujours le dos à Vojran. Incapable de se relever seul avec ses deux genoux en miettes, ce dernier serrait les dents, et semblait prendre son mal en patience en attendant que son partenaire daigne venir s'occuper de lui. Wu, enfin, se relevait doucement de la cachette où il était resté tapi durant toute la durée de l'affrontement. Visiblement secoué, le vieux borgne paraissait stupéfait d'être encore en vie.
C'est alors que l'inattendu le plus inenvisageable se produisit...
Vojran blessé était toujours allongé sur le dos, lorsqu'il releva brusquement le canon du pistolet de poche qu'il tenait encore en direction du dos exposé de son équipier, et tira sa première salve de deux coups! Les impacts dessinèrent deux taches sombres de part et d'autre du bas de la colonne vertébrale de Delcroix, à peu près au niveau de ses reins. L'enquêteur s'effondra aussitôt face contre terre, sans avoir émis davantage qu'un bref cri étouffé. Vojran retourna aussitôt l'arme en direction du pauvre vieux Wu, dont l'unique œil valide s'écarquilla de stupeur. La seconde et dernière salve de deux projectiles frappa en plein front l'infortuné vieillard qui bascula en arrière, mort bien avant d'avoir touché le sol. Tout s'était déroulé en l'espace d'à peine deux battements de cœur.
Le tireur garda en main son arme pourtant désormais vide, le menton relevé au-dessus de sa poitrine pour guetter le moindre signe de vie chez son ex-collègue. Comme il s'y attendait, il n'en détecta aucun: il savait pertinemment que tout comme lui-même, Delcroix ne portait aucune protection corporelle qui aurait pu être révélée par les palpations expertes d'Athéna, lors de leur entrée dans la clinique désaffectée. Apparemment très fier de son méfait, le meurtrier apostropha alors la dépouille inerte de sa victime, sur un ton particulièrement hargneux:
-–- T'aurais mieux fait de rester gentiment mort dans ton coin, Delcroix, la dernière fois que je t'avais défoncé le crâne par derrière, dans le Secteur 13! J'arrive toujours pas à comprendre comment tu as fait pour finir par te réveiller encore en vie dans ce dispensaire de merde, là-bas; mais au moins, c'est une chance pour moi que tu te sois retrouvé frappé d'amnésie... Enfin bon, t'aurais quand même bien fini par te souvenir de quelque chose, et ça, je ne pouvais pas prendre le risque, tu t'en doutes bien... Alors cette fois au moins, on peut dire que je t'ai pas raté: adieu pour de bon, connard! Et pas de témoins: désolé pour toi, vieux Wu. Dans mon rapport, et pour tout le monde, vous aurez été les deux dernières malheureuses victimes d'une dangereuse 'gueule d'humain' fugitive. On versera peut-être une larme pour vous; ou peut-être pas...
Vojran s'autorisa un ricanement satisfait en contemplant le corps sans vie de Delcroix toujours allongé sur le ventre, semelles tournées vers lui. En veine de confidences malsaines que nul ne répéterait jamais, le renégat poursuivit alors son monologue triomphateur:
-–- Oh, je pourrais bien te dire que ça avait rien de personnel, Delcroix. Mais je mentirais: c'était vraiment, ça a toujours été vraiment très personnel! J'ai jamais pu supporter ta façon d'avoir toujours une longueur d'avance sur moi, et de me faucher mes primes sous le nez! J'ai jamais pu supporter toutes tes foutues manières supérieures d'intello de mes deux! Et surtout, j'ai jamais pu supporter ta façon de toujours donner l'impression de me prendre pour de la merde, espèce de sale enfoiré! Ah, ça, t'aurais vraiment mieux fait de t'en abstenir, la dernière fois qu'on s'est retrouvés seuls dans ce coin paumé et que tu me tournais le dos, foutu bâtard de fils de...!
L'invective de Vojran se bloqua brutalement dans sa gorge, lorsqu'il vit le corps de Delcroix commencer à reprendre vie! Le Blade Runner touché à mort se redressa d'abord péniblement sur ses bras, puis sur ses genoux, avant de finir par se remettre debout avec une lenteur glaçante, tout en présentant toujours à son assassin son dos et les deux blessures sanglantes qui l'ornaient. Grelottant d'une terreur muette, Lek Vojran n'eut d'abord que le réflexe impuissant de braquer sur le revenant le pistolet miniature dont il avait pourtant déjà brûlé toutes les munitions. Le cliquetis répété du percuteur sur les chambres vides ne fit que confirmer le degré de panique et de désarroi du misérable.
Totalement frappé de stupeur, Vojran mit encore un certain temps avant de parvenir enfin à bredouiller:
-–- C'est...! C'est impo...! C'est impossible...!
-–- Oh tiens, ça c'est intéressant, l'interrompit Delcroix sur un ton moqueur, tandis qu'il se retournait lentement vers lui. C'est exactement ce que notre chère Athéna avait dit, tout à l'heure. Juste avant de quitter la scène, elle aussi...
Le sourire énigmatique du Blade Runner ressuscité n'apportait aucune information sur le sort qu'il comptait réserver à son meurtrier toujours cloué au sol. Tandis qu'il s'essayait à faire quelques pas encore prudents, c'est sur le ton de la plaisanterie la plus badine que Delcroix s'adressa à l'homme qui venait de tenter de l'éliminer:
-–- Tu te rappelles, dans le Spinner, quand tu avais dit que si on devait nous faire passer un Test de Voight-Kampff à tous les deux, ce serait sans doute moi qui y échouerais le premier? Eh bien tu avais peut-être raison, en fin de compte...
L'esprit déjà limité de Vojran était pour l'heure trop désorienté pour seulement tenter de saisir ce que Delcroix avait exactement voulu dire par là. Par contre, il comprit intuitivement ce que son ex-collègue avait en tête, lorsqu'il le vit se rapprocher à pas lents de la lourde plaque de plomb appuyée contre un mur, celle que la Réplicante Athéna avait utilisée comme bouclier improvisé juste un peu plus tôt.
-–- Delcroix, qu'est-ce que tu fais? commença-t-il à babiller à toute vitesse. Delcroix, déconne pas, t'arriveras jamais à...!
Vojran se tut brusquement, lorsqu'il vit son ex-partenaire redresser puis commencer à traîner sur le sol le grand panneau de radiographie, à l'aide de ses seules deux mains qui en empoignaient fermement les bords! Puis pas à pas, dans un grincement de fin du monde, il continua à rapprocher son chargement de l'homme toujours étendu au sol.
Les idées de ce dernier s'emballaient dans sa tête à la vue de ce spectacle surnaturel: un homme qu'il venait tout juste d'abattre de deux balles dans le dos, et qui parvenait pourtant maintenant à déplacer plus d'un quintal de plomb avec l'aisance d'un engin de manutention! Éperdu de terreur, ne sachant plus que faire pour conjurer l'inéluctable, le misérable tenta désespérément de marchander pour sa vie, en alternant vainement supplications et menaces creuses:
-–- Delcroix, non, fais pas ça! Écoute-moi, bordel! Delcroix, merde, t'es...! T'es mort, enfoiré!
Martin Delcroix cessa de traîner au sol le poids considérable de son fardeau, lorsqu'il fut parvenu à seulement deux pas de Vojran. Le regard froid qu'il laissait tomber sur celui-ci était exactement le même que s'il ne contemplait déjà plus qu'une dépouille embaumée. Seul un murmure déterminé parvint à s'échapper d'entre ses mâchoires contractées:
-–- Delcroix est toujours vivant, malgré toi. Et c'est toi qui est mort.
Comme sa victime Athéna un peu plus tôt, le blessé grimaça sous l'effort au moment de soulever de terre la lourde dalle de plomb. Les yeux de l'estropié cloué au sol roulèrent de démence dans leurs orbites lorsqu'ils se retrouvèrent dans l'ombre, après que cet écran montant leur ait masqué la lumière de la lampe qui les éclairait jusqu'alors. L'effroi et le désespoir perçaient nettement dans la voix de Vojran, lorsqu'il glapit sur un ton déchirant:
-–- Delcroix, fumier! Noooon!
Dans un ahanement d'athlète de foire, la victime ressuscitée acheva de hisser à deux mains la lourde plaque au-dessus de sa tête, avant de la laisser s'abattre brutalement sur son assassin. Un dernier hurlement impuissant s'éleva du sol juste avant l'impact fatal:
-–- DELCROIIIIIX !
Le bruit d'un coup de tonnerre se répercuta longuement dans les couloirs vides de la vieille clinique déserte. Puis le silence retomba, à peine troublé par les halètements convulsifs de Delcroix qui reprenait son souffle après cet effort surhumain. Les chevilles de Vojran s'agitèrent encore de quelques spasmes ultimes sous sa dalle funéraire en plomb, avant de se figer pour l'éternité.
Martin Delcroix tâta les blessures au bas de son dos, puis pour mieux les examiner, se rapprocha d'un miroir à bras articulé proche de l'endroit où s'était tenue la table d'opération. Il laissa échapper un sifflement admiratif, en obtenant ainsi la confirmation visuelle que ces blessures lui auraient immanquablement été fatales, s'il n'avait été qu'un simple humain – c'est-à-dire, si ses muscles et ses os n'avaient pas été conçus pour bénéficier d'une densité et d'une résistance infiniment supérieures. Le miraculé ne fut pas surpris non plus de constater que les deux plaies par balles avaient déjà cessé de saigner, en dépit même des violents efforts musculaires qu'il venait de fournir. Après tout, il avait justement été conçu pour bien encaisser les coups, pour cicatriser vite, et aussi pour être très endurant à la souffrance. De fait, s'il ressentait bien la douleur de ses blessures, celle-ci restait étonnamment supportable. C'était cependant moins étonnant, lorsque l'on savait que ses sensations physiques les plus extrêmes étaient systématiquement filtrées par ses terminaisons nerveuses génétiquement altérées.
L'homme aux cheveux blancs balaya d'un lent regard circulaire ce champ de bataille fracassé où reposaient maintenant les corps d'Athéna, de Vojran, et du vieux Wu. Avant que ses collègues du LAPD ne viennent envahir cette scène de crime avec tout leur attirail de prises de vues, de mesures et de prélèvements, il allait devoir mettre au point une version des faits moins embarrassante, une version où deux agents du Rep-Detect ne se seraient pas entretués, et où l'un d'entre eux n'aurait pas fait preuve de capacités surhumaines qui lui auraient permis de l'emporter à mains nues sur un modèle Nexus-6 de combat! Et il allait aussi devoir faire coller l'agencement de cette scène de crime à sa description des événements...
Charité bien ordonnée commence par soi-même: Delcroix commença donc par prendre soin de ses propres blessures par balles. Parmi les surplus de vieux matériel médical abandonnés dans ce bloc opératoire, il repéra rapidement un puissant électro-aimant à poignée, qu'il brancha et activa avant de le faire circuler au-dessus de ses blessures. Le surhomme grimaça à peine, lorsque les deux projectiles ferreux de calibre .357 s'éjectèrent violemment de ses plaies, pour venir claquer sèchement contre la plaque de l'aimant. Il s'attacha ensuite à désinfecter et comprimer ses blessures, puis à bander sa taille à l'aide du matériel médical présent sur place, en serrant autant que sa force pouvait le lui permettre. Pour finir, Delcroix se débarrassa de ce qui restait de sa combinaison chirurgicale vert pâle, pour se revêtir, faute d'effets civils plus adéquats, d'une ample blouse blanche de médecin trouvée dans un vestiaire voisin. Le blessé s'assura à l'aide du miroir qu'aucune trace de sang suspecte n'avait souillé la blancheur virginale de son nouveau déguisement au niveau de son bandage. Delcroix remarqua aussi sur une étagère quelques tubes d'analgésiques encore non-périmés, que le "Docteur" Wu avait sans doute amenés et utilisés lors de ses opérations chirurgicales clandestines; mais il s'abstint d'y toucher. Son organisme avait été conçu pour filtrer à peu près toutes les drogues et toxines connues, ces médications ne lui auraient donc été d'aucune utilité.
Delcroix avait eu le temps d'élaborer son scénario, tandis qu'il pansait ses plaies. Après leur entrée dans cette salle d'opération, le vieux Wu, soumis à une pression excessive, aurait fini par céder à la panique, et aurait tenté de s'emparer d'une des deux armes qu'Athéna avait déposées sur le bord de la table d'opération. Mais la Réplicante aurait été la plus rapide: elle se serait saisie de l'autre arme, et aurait abattu froidement le chirurgien clandestin d'une salve de .357 Subcompact en pleine tête. Delcroix serait cependant parvenu à la désarmer d'un coup du plateau de métal où s'étaient trouvés les instruments de Wu; pendant ce temps, Vojran aurait réussi à récupérer son fusil à pompe. Ensuite, presque tout comme cela s'était cette fois réellement déroulé, Athéna s'était d'abord débarrassé de Delcroix et de son plateau, avait désolidarisé la plaque de plomb de l'appareil de radiographie pour parer les tirs de fusil à pompe de Vojran, et avait envoyé ce dernier au sol avec plusieurs fractures; mais dans la version remaniée de Delcroix, elle en aurait ensuite fini avec lui en l'écrasant directement sous la grande dalle qui le recouvrait encore. Cela aurait donné à Delcroix le temps de récupérer le pistolet lourd Pfläger-Katsumata de la Réplicante, puis d'esquiver une première frappe de sa part qui aurait renversé la table d'opération, avant de finalement parvenir à coller une seule et unique balle en plein milieu du front de la fugitive, presque à bout portant. Oui, voilà la jolie petite histoire que Martin Delcroix comptait bien raconter aux enquêteurs du LAPD...
Le détective portait une paire de gants chirurgicaux en latex depuis le début de son imposture en tant qu'assistant médical, tout comme son ex-collègue Vojran d'ailleurs: il n'avait donc déjà pas de souci à se faire quant aux empreintes que l'un ou l'autre aurait pu laisser ça ou là. Delcroix alla tout d'abord retirer le pistolet de poche .357 Subcompact des mains encore tièdes et flasques de Lek Vojran. Aucune empreinte à effacer, et les résidus de tir qui seraient prélevés sur ses gants devraient être attribués à l'emploi intensif de son fusil à pompe au magasin vidé. Delcroix se dirigea ensuite vers le corps d'Athéna. Au terme d'une fouille rapide, il préleva dans l'une des poches de la Réplicante deux des munitions spéciales pour le pistolet de poche qu'elle y gardait en réserve. Il ôta les douilles vides de deux des chambres de ce dernier, nettoya celles-ci, et les rechargea avec les cartouches récupérées. Il s'assura ensuite d'apposer soigneusement les empreintes digitales d'Athéna sur la détente de l'arme, puis la jeta loin de la Réplicante, comme si celle-ci avait été désarmée en combattant.
Un rapide coup d'œil suffit en revanche à Delcroix pour qu'il jugeât inutile de déplacer le corps du vieux Wu, tombé assez près de la table d'opération pour que la version des faits qu'il avait mise au point demeurât crédible. À ce stade, il ne lui restait plus à ajouter à la mise en scène que sa touche la plus spectaculaire, mais aussi la moins ragoûtante à mettre en œuvre.
Delcroix alla d'abord récupérer les deux pistolets lourds – le sien et celui d'Athéna – projetés en différents endroits du bloc durant la bagarre, pour les glisser dans sa ceinture. Aucune des deux armes n'avait encore eu l'occasion de tirer le moindre coup de feu. L'homme en blouse blanche se rapprocha ensuite du cadavre de la Réplicante gisant toujours au sol, de manière à extraire délicatement de son crâne la longue tige d'acier qui le traversait encore, et qui trahissait la force surhumaine de l'homme capable de porter un tel coup. Il irait plus tard dissimuler cette pièce compromettante dans quelque endroit isolé de la clinique désaffectée, en même temps que sa combinaison chirurgicale. Puis d'une seule main vigoureuse, il releva par le col le corps sans vie, et le maintint à bout de bras debout devant lui dans la direction voulue, tandis qu'il tirait de sa ceinture le pistolet qu'avait autrefois brandi la redoutable tueuse.
Le visage déterminé du Blade Runner ne tiqua pas, lorsqu'il fit feu à moins d'un mètre du front de la jeune femme. L'arme émit cette détonation sourde et roulante typique qui identifiait à coup sûr le PK-D 5223, le pistolet de légende propre aux seuls agents du Rep-Detect. Comme Delcroix s'y était attendu, la munition de calibre .44 spécialement développée pour la chasse aux Réplicants causa de tels dommages à la boite crânienne de sa victime, que toute trace du passage de la tige d'acier en avait été vaporisée! Le Blade Runner rejeta finalement loin de lui avec froideur la dépouille mutilée de la femme qu'il venait de tuer ainsi une seconde fois, et qui chut au sol aussi mollement que si elle avait été naturellement projetée vers l'arrière après ce tir fatal reçu en pleine face.
-–- Celle qui vit par le flingue, périra par le flingue, murmura gravement Delcroix. À présent, tout est en ordre...
Avant de ressortir appeler les secours, l'homme prit encore le temps de réexaminer point par point sa scène de crime retravaillée dans l'urgence. Il était bien conscient que sa mise en scène ne pourrait jamais être parfaite, et qu'elle souffrait sans doute de lacunes auxquelles il n'avait pas songé, en dépit de son intelligence améliorée. En général, la parole d'un Blade Runner n'est jamais remise en question, lorsqu'il présente son rapport de mise hors service d'un Réplicant; mais cette fois-ci, il y avait eu en outre deux victimes humaines, dont un officier du Rep-Detect, et un civil qui n'aurait jamais dû se trouver sur ces lieux. L'enquête aurait donc toutes les chances d'être méticuleusement menée. Heureusement, Delcroix savait pouvoir compter sur le secours d'un très puissant allié occulte, qui n'aurait aucun mal au besoin à maquiller quelques lignes de rapports d'enquêtes, à escamoter et remplacer quelques pièces à conviction compromettantes, voire même le cas échéant à influer sur les conclusions du service des Affaires Internes.
L'homme en blouse blanche songea qu'il lui resterait d'ailleurs encore une toute dernière formalité à accomplir, lorsque tout serait fini ici; et celle-ci ne regardait en rien le LAPD.
Aleko Vojran était déjà parti à la rencontre de son Créateur. Il restait encore à Martin Delcroix à rencontrer le sien.
.
[ À suivre... ]
