15 novembre 2001
Pour travailler avec Tony Stark – c'est-à-dire, s'exposer à sa présence de manière régulière chaque jour – il fallait détenir des nerfs d'acier, ce qui était le cas de Pepper Potts. Ceci étant, il n'y en avait pas moins des jours où elle nourrissait l'idée de raccrocher son tablier, lorsque Tony lui infligeait l'obligation de régler l'un de ses caprices les plus outrageants.
Comme par exemple, l'informer qu'il était père d'un enfant de quinze mois, qu'il le ramenait en Amérique, et qu'il voulait tout le nécessaire pour s'occuper d'un bambin acheté et aménagé pour hier.
Elle avait bien entendu réussi à tout mettre en place juste avant que l'avion de Tony ne se pose à Malibu, mais elle n'en rêvait pas moins de l'étrangler jusqu'à le faire virer au bleu.
Et puis, Tony lui avait présenté Jon, et elle s'était sentie fondre comme du chocolat dans le four. Le petit était tout bonnement irrésistible avec ses frisettes brunes, son sourire plein de fossettes et ses immenses yeux bleus. Tony montrait tous les signes du coup de foudre, et une fois n'était pas coutume, elle approuvait sans réserve.
De fait, lorsque M. Coulson l'avait contactée au prétexte qu'il voulait parler à M. Stark concernant son fils, elle avait immédiatement été sur ses gardes. Surtout car Tony avait été d'une discrétion inhabituelle et avait pris toutes les précautions pour que la presse n'entende pas parler du tout nouvel héritier Stark.
Si une organisation quelconque en avait après le petit Jon, la multitude d'avocats employée par la compagnie serait le cadet de leurs soucis. Si organisation il restait une fois que Pepper leur aurait dit deux mots.
Tony n'aimait pas SHIELD, premièrement parce que son propre père avait été l'un des fondateurs de l'organisation, deuxièmement parce que les Mens In Black trafiquaient toujours des coups fourrés, troisièmement parce qu'ils ne voulaient pas se laisser hacker et persistaient à lui flanquer des pare-feux dans les pattes.
C'était rationnel, comme raisons de ne pas pouvoir blairer quelque chose. Mais là, Tony sentait monter une détestation bien plus primitive, nettement instinctive, le genre qui porte des peaux de bête, se cache tout au fond d'une caverne et vous flanque des coups de massue si vous lui marchez sur les pieds.
SHIELD s'intéressait à son fils.
Dès que l'Agent lui avait annoncé le motif de sa venue, l'inventeur avait aussitôt eu l'envie irrépressible de le flanquer à la porte et de balancer une ou deux têtes nucléaires sur la base secrète la plus proche. Avec peut-être un soupçon de napalm.
A la place, il retroussa les commissures de ses lèvres pour former son sourire le plus horripilant.
« Vous devez engager des paparazzis, parce qu'autrement, c'est pas possible que vous en sachiez si long sur mon fils ! Je devrais vous traîner devant les tribunaux pour atteinte à la vie privée, et ne pas vous lâcher avant de vous avoir ruiné. »
L'Agent ne cilla même pas, se contentant d'arborer un sourire paisible de son cru – le salaud.
« Le but de SHIELD est de protéger le monde. Comment pourrions-nous faire ça si nous ignorons quelles ressources nous avons à notre disposition ? »
Tony renifla et alla chercher une bouteille de tequila dans son bar – et non, il n'en proposerait pas à cet intrus. Ça lui apprendrait à taper l'incruste.
« Ouais… Le truc, c'est que un, mon fils n'est pas une ressource. Deux, que voulez-vous qu'il fasse contre un terroriste ? Qu'il lui vomisse dessus ou qu'il lui jette sa couche sale à la figure ? »
« M. Stark, que savez-vous de la mère de votre enfant ? »
L'inventeur plissa les yeux.
« Elle bouquinait Game of Thrones, elle se laissait pas marcher sur les pieds, et elle avait des yeux à se noyer dedans. Pourquoi ? Vous la connaissiez ? Oh bon sang, me dites pas que j'ai couché avec une de vos employées, parce que c'est décontamination directe, là ! »
Le sourire exaspérant de l'Agent s'obstina à rester en place.
« Non, Sarah Jean Rogers n'était pas l'une des nôtres. Du moins, pas directement. »
Tony se tendit, la main crispée sur son verre d'alcool.
« Elle s'appelait Sarah Evans » fit-il d'un ton plat. « Et soit elle était de votre petit club, soit elle ne l'était pas. »
« Sarah Evans était son nom d'adoption. Et croyez-nous, SHIELD n'aurait pas demandé mieux que d'employer la fille de Peggy Carter et de Captain America, mais le sort en a décidé autrement. »
Un bruit de verre brisé.
« Oh ho. M. Stark, vous vous êtes coupé ? Mieux vaut éviter de prendre des risques… »
« Quoi. » La voix de Tony venait de tomber dans le registre arctique sévère, le genre à coller un rhume carabiné à un ours blanc.
L'Agent ferma les yeux et poussa un long soupir.
« Et bien, commençons par le début, la création de Captain America en tant que tel » se lança-t-il. « Lorsque le processus destiné à faire de Steve Rogers un surhomme a démarré, des… échantillons ont été collectés. Pour examiner les effets du sérum, voyez-vous. »
« Genre, prise de sang ? » interrogea la voix d'Anthony Stark, toujours à la température d'une bise groenlandaise.
« Ceci, et du sperme. Ce qui n'a été découvert que bien après, suite à l'enlèvement de l'Agent Carter en soixante-dix-neuf par une branche secondaire du SSR ayant refusé la reconversion en SHIELD. Apparemment, ils cherchaient à créer un autre surhomme, et le dossier de l'Agent Carter les a convaincus qu'elle était la mère porteuse idéale. Ça et son passé avec Captain America. »
Tony ne pipa mot, se contentant de croiser les bras, son regard brun dépourvu de toute chaleur.
« Margaret Carter a mis au monde l'enfant de Steve Rogers le vingt-cinq janvier mille neuf cents quatre-vingts » articula précautionneusement l'Agent. « Une fille baptisée Sarah Jean, en l'honneur de sa grand-mère paternelle et du meilleur ami de son père, et dont le parrain était Howard Stark. Votre père ne vous a jamais parlé de sa filleule ? »
« Non » répondit l'inventeur sans fioritures.
L'Agent grimaça.
« Pas si étonnant, à bien y réfléchir. Sarah Jean a été kidnappée le lendemain même de sa naissance, par la même cellule qui avait enlevé sa mère. Nous avons eu beau démanteler la cellule, nous n'avons jamais retrouvé l'enfant. Nous n'avons jamais pu trouver la moindre piste qui nous mènerait à elle… jusqu'à l'arrivée de votre fils en territoire américain. »
« Les dossiers médicaux sont sensés être confidentiels » jeta le milliardaire, toujours aussi froid.
« L'espionnage a ses petits avantages, M. Stark. Et l'ADN mitochondrial ne ment pas. Votre fils est apparenté à l'Agent Carter par sa mère, et la seule fille qu'a eue l'Agent Carter est Sarah Jean. »
Tony s'avança lentement, pénétrant la bulle d'intimité de l'Agent, se rapprochant si près qu'il aurait pu coller son nez contre celui de son interlocuteur avec un millimètre supplémentaire.
« Vous voulez mon fils à cause de Captain America » énonça-t-il. « Pour en faire un soldat. Un de vos petits pions. »
L'Agent sourit poliment.
« L'Agent Carter se demande ce qui est arrivé à sa fille depuis vingt et un ans. Vous voulez la laisser sans savoir ? L'empêcher de rencontrer son petit-fils ? »
« Foutez-moi le camp » fut toute la réponse de Tony.
L'Agent n'insista pas.
Voilà qui aurait pu mieux se dérouler, se lamenta intérieurement Philip tout en composant un numéro sur son téléphone portable. Enfin, Stark ne m'a pas jeté une grenade en pleine figure, j'imagine que c'est une bonne chose.
Son interlocuteur décrocha tandis qu'il plaquait le mobile contre son oreille.
« Quoi ? » aboya une voix familière.
« Je sors de mon entretien avec Stark » annonça Coulson. « C'était… tendu. »
Un soupir à l'autre bout de la ligne.
« Il fallait s'y attendre. J'imagine qu'il a mal pris l'identité de son beau-père ? »
« Exactement » confirma Philip, qui ne put chasser le désarroi de sa voix – qui pouvait détester Captain America ? D'autant plus qu'Howard Stark avait connu l'icône de la Seconde Guerre ! L'Agent aurait été aux anges si son propre père avait seulement croisé le Capitaine au détour d'un couloir.
Fury garda le silence pendant un temps qui parut interminable à son subordonné.
« Laissons-le se calmer un peu. On ne peut pas se permettre de s'aliéner Stark, encore moins maintenant qu'il a la garde du petit-fils de Rogers. Avec la fortune Stark et les gènes de Captain America, ce gamin est capable de régner sur le monde, ou de le faire sauter. Alors on évite de lui donner des raisons de nous en vouloir. »
« Très clair, monsieur » répondit Coulson. « Mais juste pour savoir, vous allez contacter la grand-mère ? »
« …Je m'occupe de ça dès que j'en ai fini avec vous. Espérons qu'elle aura plus de chance que moi. »
« Espérons, monsieur. »
Tony avait beau se vanter, il savait qu'il était loin d'être parfait. Il ne pensait qu'à son nombril, il buvait comme un poisson, couchait avec tout ce qui portait jupe – ou un pantalon de temps à autre – tapait sur les nerfs de ses employés, mais surtout, il détestait partager.
Ça, je crois que c'est ma faute, tesoro, résonnèrent dans son esprit les inflexions mélodieuses de Maria Stark, née Di Angelo, les italiens sont du genre jaloux. Pourquoi crois-tu que nous sommes le pays des tragédies amoureuses ?
Cette jalousie, Tony l'avait depuis tout petit, ayant été le gamin qui préfère flanquer un coup de poing que prêter son joujou à un autre. Bon, en grandissant, il avait perdu l'instinct de cogner d'abord, mais le défaut était resté.
Pour cette raison, il n'avait jamais été fan de Captain America. Parce qu'Howard Stark avait adoré le super-soldat, alors qu'Howard était supposé être le père de Tony. Tony n'aurait pas dû avoir à entrer en compétition avec une expérience scientifique crevée depuis belle lurette pour l'amour de son propre père !
Et maintenant, sa rancune envers l'icône américaine venait d'enfler à des proportions monstrueuses. Parce que non content de lui voler Howard, Captain America essayait aussi de lui voler Jon.
Jon était sensé être à Tony ! Son petit garçon, rien qu'à lui, qu'il gâterait sans restrictions, qui l'aimerait sans restrictions. Un garçon appartenait d'abord à son père, pas à son grand-père, et cette saleté de SHIELD voulait interférer avec ça.
Qu'ils viennent donc. Ils regretteront le jour où ils ont pensé pouvoir me priver de mon fils.
