« Captain America » répéta Leah d'une voix aussi plate qu'une limande. « Johnny est le petit-fils du plus grand héros de l'histoire américaine. »

« C'est mon fils d'abord » rappela Tony boudeur, contemplant le fond de son verre de whisky.

Pour sa part, Carter conservait son maintien impassible – ces anglais, toujours un balai dans le derrière peu importe les circonstances.

« Je conçois que cela peut être difficile à croire, mais il s'agit de la vérité. »

Leah agita une main pâle, presque vampirique à force de blancheur.

« En matière de choses invraisemblables, croyez-moi, je m'y connais. »

« Ah ouais ? » ricana Tony, sourcil haussé dédaigneusement.

Les yeux vert brillant se tournèrent vers lui. Lentement, délibérément, Leah leva la main gauche et fit un geste de l'annulaire. Aussitôt, la bouteille de whisky se souleva de la table pour aller s'incliner au-dessus du verre presque vide de l'inventeur.

Tony regarda son verre. Puis la bouteille. Puis Leah. Puis il porta le verre à ses lèvres et le vida d'un seul trait, manquant s'étranglant mais reprenant vite le contrôle de sa respiration. Carter avait blêmi sous toutes ses rides, mais refusait toujours de battre le moindre cil.

« Est-ce que vous croyez à la magie, Anthony ? » demanda la jeune femme d'un ton velouté. « Dans le cas contraire, vous feriez bien de commencer, et le plus tôt possible. »

Je t'ai déjà dit que je n'étais pas une fée, susurra un vieux souvenir dans un recoin de l'esprit de Tony, je n'ai pas d'ailes et je ne tiens pas toute entière dans ta main, caro mio.

Proteste tant que tu veux, fit écho le baryton d'Howard Stark, quand une sorcière est belle, et bien ça s'appelle une fée.

Mais ça n'était qu'un souvenir… Une de ces rares fois où Howard se conduisait de manière décente – et peut-être bien que Maria Stark avait vraiment été une fée, sinon comment aurait-elle pu changer l'homme d'affaires distant et glacial en mari attentionné rien qu'en entrant dans la même pièce ?

« Très intéressant » intervint Carter, coupant net le fil de ses pensées. « SHIELD soupçonne depuis longtemps l'existence de pratiquants de la magie, mais vous êtes bien la première sorcière à qui l'un des nôtres réussit à parler. »

Un petit sourire tordit le coin des lèvres de la brune.

« Les sociétés magiques dans le monde préfèrent la discrétion, en règle générale. Les gens ordinaires réagissent souvent de manière excessive à notre égard, et ça donne l'Inquisition espagnole ou les procès de Salem. »

« Si vous cherchez à rester discrets, peut-être que vous devriez éviter les robes de couleur vive et les chapeaux pointus dans la rue » glissa Carter.

« Hélas, quand on peut effacer tous ses problèmes en agitant une baguette, on a tendance à devenir plutôt négligent, je le crains. »

« …Johnny a de la magie » lâcha Tony, vaguement abruti – il était un homme de science ! Un ingénieur ! Comment son gamin pouvait-il donner dans le mystique et toutes ces conneries New Age ?

« Exactement » confirma Leah. « Comme sa mère. En passant, Madame Carter, avez-vous jamais entendu parler d'évènements étranges dans votre famille ? Ou dans celle du Capitaine ? »

Carter plissa les yeux.

« Pas que je sache… La magie est-elle héréditaire ? »

« Autant que les yeux bleus. Parfois, ça ressort dans une famille qui ne s'y attend pas, mais quand elle est là, elle a tendance à rester. Sarah était une sorcière, donc son fils est un sorcier également. Il est seulement de deuxième génération, tandis que sa mère était une première génération, vous et le Capitaine étant Non-Majes. »

« Pardon ? »

« Non-Majes. C'est le terme pour les gens ordinaires en Amérique, et très franchement, c'est de loin préférable au Moldu anglais. Vous aimeriez vous voir attribuer l'étiquette Moldu ? »

« Je pense pas, non » grimaça Tony – ça sonnait comme une insulte, ce terme-là. « Alors. Mon fils est un sorcier. Concrètement, ça veut dire quoi pour lui ? »

« Ça signifie qu'à onze ans, il recevra une invitation à rentrer dans le monde magique via sa scolarité. S'il était resté en Grande-Bretagne, il serait allé à Poudlard, mais comme Johnny réside maintenant en Amérique du Nord, il tombe sous la juridiction d'Ilvermony. Bien sûr, il y a toujours la possibilité de l'envoyer à Salem ou à Valnuit, mais c'est nettement moins prestigieux… »

« Onze ans seulement ? » protesta Carter, et Leah pinça les lèvres.

« Je concède que ça paraît tardif, surtout quand on sait que la magie apparaît vers cinq à sept ans, parfois encore plus tôt. Il y a bien un lobby qui insiste pour que les familles des enfants première-génération soient informés quand ils commencent à utiliser leur talent, mais de l'autre, vous avez les bureaucrates qui s'en tiennent à la tradition et déclarent qu'un gamin de cet âge n'est pas assez mature pour garder un secret. Ceci dit, au moins on laisse les parents garder les petits plutôt que de les leur retirer et d'arranger un accident. »

Tony se raidit tout d'un coup, à la manière d'un loup apercevant un danger près de la tanière cachant ses petits.

« Quoi. »

Les yeux de la jeune femme ressemblaient à du verre terni.

« Jusque dans les années soixante, la politique sorcière américaine interdisait toutes relations avec le monde non-magique, et ça incluait les relations familiales. Si vous aviez eu votre fille tout de suite après la guerre, Madame Carter, dès qu'elle aurait été éligible pour entrer dans une académie magique, vous auriez reçu une petite visite, et puis vous vous seriez réveillée le lendemain avec la certitude que Sarah avait été renversée par une voiture, ou avait succombé à un accès brusque de méningite. Vous auriez même eu la tombe pour vous recueillir. »

Cette fois, Carter avait tourné au gris. Pour sa part, Tony sentit une coulée de glace se diffuser lentement dans ses veines, une avalanche prête à engloutir tout ce qu'elle trouverait sur son passage. Comme avertie par un sixième sens, Leah se tourna vers lui.

« Anthony. Cette politique a été abrogée dans les années soixante » rappela-t-elle doucement. « Personne ne cherchera à enlever Johnny. Je vous le promets. »

Tony ferma les paupières et expira longuement par le nez. Son cœur cognait follement dans ses tempes. Avec une lenteur digne d'un escargot, la glace se retira de ses artères.

« …Encore une question, si ça ne vous dérange pas, Miss Locke » fit Carter d'une voix parfaitement contrôlée. « J'aimerais savoir où a été enterrée ma fille. »

« …Je ne peux pas vous le dire, Madame Carter. »

Tony rouvrit les yeux. Les deux femmes se dévisageaient en chiens de faïence.

« Et pourquoi pas ? »

« Parce que cette information pourrait mettre en danger votre petit-fils. »

D'un seul coup, la glace revint.

« Expliquez » parvint à articuler l'inventeur, le mot giclant de sa bouche telle une bise arctique.

Leah se mordilla la lèvre inférieure.

« Pour le contexte, la société magique anglaise sort d'une longue période de terrorisme, qui a duré près de vingt ans. Cette période s'est terminé abruptement grâce à la mort du leader responsable du mouvement, et ce des mains de votre fille, Madame Carter. Pour être exacte, ce leader avait l'intention de tuer Sarah ainsi que Johnny, mais Sarah est parvenue à l'abattre. Bien sûr, ce n'est pas du tout ce que racontent les Anglais. »

« Ah tiens ? » lâcha Carter, et était-ce une pointe d'irritation dans sa voix ? Première manifestation d'émotion, elle en avait donc.

« Ils mettent la mort du terroriste sur le dos de Johnny » renifla Leah, la voix si dégoulinante de mépris qu'on en voyait presque les gouttes tomber sur le parquet. « Comme si un bébé de quinze mois était capable de plus que salir sa couche et vomir sur votre chemise. Mais non, une vulgaire première-génération ne peut pas être suffisamment talentueuse pour régler son compte à un psychopathe, même si la vie de son unique enfant est en jeu ! Mettons sur un piédestal le bambin à la place, faisons-en le nouveau Merlin, c'est tellement plus rationnel ! Et tant que nous y sommes, essayons de l'abandonner sur un paillasson en pleine nuit de Novembre, comme dans les contes de fées, sans se soucier qu'il attrape du mal et en meure ! »

« …Un paillasson » répéta Tony d'une voix morne. « Johnny a été abandonné sur un paillasson. »

« Vous voyez jusqu'où va leur stupidité congénitale ? » ragea Leah. « Même pas de couffin ! A peine l'ombre d'une explication pour son placement ! S'il faut que Johnny grandisse loin de toutes ces foutaises, au moins que ce soit dans un environnement approprié ! Cette… femme n'était même pas capable de s'occuper correctement de sa progéniture ! »

Son visage rougissait, ses yeux jetaient des éclairs verts.

« Hors de question qu'il retourne là-bas. Ce ramassis d'ânes complote déjà pour en faire leur petit pion ou pour le tuer. Madame Carter, je vous en conjure, n'essayez pas d'en apprendre davantage sur ce qui est arrivé à votre fille, vous attireriez l'attention sur vous et votre lien avec Johnny. Ces Anglais sont tellement persuadés de leur supériorité, ils refuseront de laisser Johnny en paix, parce qu'ils croient qu'il leur appartient. Je vous en supplie, Madame Carter. »

« Alors il n'y retourne pas » décida Tony, la glace brûlant ses artères. « Et si ces gus font de l'obstruction, j'ai un ou deux missiles qui leur diront bonjour de grand cœur. »

« Anthony » lâcha Carter, mais c'était difficile de déterminer si elle était scandalisée ou impressionnée.

« Je plaisante pas » insista l'inventeur. « Dites-moi juste où balancer la sauce et je le fais. »

Un sourire de loup étira les lèvres de Leah.

« Je savais pouvoir compter sur vous, Tony. »