6 août 2002
« D'accord, là, ça passe les bornes » fulmina Tony. « Une télé qui saute, ça passe. Deux télés qui sautent, ça passe aussi. Mais trois qui explosent d'affilée ? Là, je veux une explication ! »
Leah considéra le bambin de trois ans installé sur ses genoux, occupé à triturer les oreilles de son nounours – une peluche en uniforme bleu à boutons rouges, un masque noir sur les yeux.
« Et bien, il semblerait que Johnny ne considère pas les Télétubbies comme une émission digne qu'on la regarde » déclara-t-elle sur un ton d'excuse.
Les sourcils de Tony remontèrent sur son front.
« Hum, bon goût, ce môme. Enfin, c'est mon fils, fallait s'y attendre. Mais il pouvait pas juste brouiller le signal ? Ou changer la chaîne ? »
« Toute tentative d'intégrer des éléments technologiques à la magie a débouché sur des résultats littéralement explosifs » grimaça la nounou. « C'est malheureux, mais le monde sorcier n'a pas pu évoluer plus loin que le Moyen Âge, et hélas, il a gardé la mentalité qui va avec. »
L'inventeur se fit pensif.
« Quoi… la magie est allergique à l'électronique ? »
« Rien que le fait de lancer un sort suffit généralement à faire sauter les plombs dans une maison ordinaire. Maintenant, vous comprenez pourquoi je m'abstiens de faire étalage de mes talents. »
Tony agita la main.
« Merci de l'info, Mary Poppins. Je me demande… est-ce que c'est une question de fréquence ? Il doit bien y avoir un moyen de protéger les circuits contre les émissions néfastes… Un bouclier magnétique ? »
Voyant son employeur plonger à corps perdu dans les joies de la spéculation, Leah poussa un long soupir et reporta son attention sur Johnny.
« J'espère que tu trouveras Pingu plus acceptable, petit monstre. Ton père a beau être riche, il ne faut pas abuser. »
Le gamin lui renvoya un sourire innocent plein de dents de lait.
10 février 2003
« Anthony ? » glissa la nounou, les yeux fermés.
« Moui ? »
« J'ignorais que vous étiez de confession juive. »
Le milliardaire en peignoir renifla tandis qu'il séchait – ou du moins s'efforçait – les cheveux de son fils, encore trempés de l'eau du bain, à l'aide d'une serviette ignoblement agréable au toucher.
« Pépé et Mémé Stark étaient des émigrés de deuxième génération. Le genre qui tient à ses racines et va à la synagogue le samedi. Howard… il a jamais été très vendu question religion. Si Mamà n'avait pas insisté, j'aurais jamais célébré ma Bar Mitzvah. »
« Votre mère était très pratiquante ? »
« Même pas. Elle pensait juste que je devais savoir d'où je venais, et Howard a jamais su lui dire non. Enfin, il a jamais voulu lui dire non, plutôt. »
Un petit sourire retroussait les lèvres de l'inventeur alors qu'il disait cela, visiblement nostalgique. Leah émit un fredonnement dans le fond de sa gorge.
« Alors, concrètement, ça signifie quoi pour Johnny ? »
« Ben, c'est lui que ça regarde, non ? Moi, ça m'intéresse pas, ce genre d'histoire. Si Johnny veut manger casher ou se promener avec une kippa sur la tête, il me le dira, mais je vais pas le forcer. »
« Vous êtes quelqu'un de très ouvert, Anthony. Pour un peu, vous mériteriez une médaille. Je vous le jure » insista Leah, une pointe d'espièglerie dans la voix.
Tony étrécit les yeux.
« Dites donc, Mary, je peux baisser votre salaire, si ça vous chante. »
« Faites, faites. Je vous laisserais profiter de la compagnie de Johnny pendant deux mois entiers, y compris dans votre atelier. »
L'inventeur pâlit, autant que son teint méditerranéen le lui permettait.
« Vous êtes un monstre, Mary Poppins. Un monstre sans cœur. »
« Je sais » rétorqua la jeune femme d'une voix chantante.
5 septembre 2005
Johnny ne savait pas s'il aimait aller à l'école. D'accord, il y avait un atelier dessin et la cantine proposait du lait chocolaté, mais c'était plein de bruit, et Mme Dodds l'appelait « mon chou ». Alors qu'il n'aimait pas les choux !
La récré était venue, et maintenant, il était assis sur une des balançoires de la cour, à gribouiller dans son cahier – un cadeau de Tatie Pepper, avec des crayons de cire tout neufs ! Tatie Pepper était géniale, comme Papa le répétait tout le temps.
Il était en train de dessiner Mme Dodds avec des ailes de chauve-souris et des griffes et un méchant sourire lorsqu'il avait entendu le cri. Lorsqu'il avait levé la tête, il avait vu la grande Nancy en train de tirer sur les cheveux de Clovis, et Clovis pleurait et pleurait.
Johnny s'était levé pour dire à Nancy d'arrêter, et Nancy avait fait la grimace, jeté Clovis par terre et essayé de taper Johnny.
Quand les surveillants étaient arrivés, Johnny avait une vilaine bosse et l'épaule toute griffée, mais Nancy pleurait et pleurait parce qu'elle avait mal au nez et à l'œil. Après ça, Mme Dodds avait voulu que Johnny aille au coin et soit privé de goûter, mais Johnny ne s'était pas laissé faire.
Et alors si Nancy était une fille ? Elle avait fait pleurer Clovis. Elle avait été méchante. Johnny n'aimait pas les gens méchants, même si c'étaient des filles.
Quand il avait dit ça à Tilly, elle s'était mis à rire et l'avait appelé son petit héro.
25 décembre 2005
« …D'accord, tu l'auras voulu ! C'était pas une purge » parvint à énoncer Tony, arborant l'expression de qui va se faire arracher les ongles lentement.
Pepper lui adressa son regard le moins impressionné.
« Franchement, Tony, tu pourrais te montrer un tout petit peu moins hostile envers Mme Carter. Le message de Noël, ce n'est pas supposé être la paix et la bonne volonté ? »
« C'est juste la campagne publicitaire pour refourguer toute la bouffe aux idiots » protesta l'inventeur.
Le regard de Pepper se fit encore moins aimable. Heureusement pour son employeur, Leah pénétra dans la pièce à cet instant précis.
« Johnny vient de dire au revoir à Mamie. Attention, Anthony, prépare-toi à une crise de larmes. »
Le milliardaire eut à peine le temps de grimacer avant qu'un missile taille réduite en pull rouge et vert ne déboule en courant pour lui sauter dessus, larmoyant qu'il fallait absolument que Mamie Peggy vienne plus souvent à la maison, et que chaque dimanche, ce serait bien pour commencer.
La rousse et la brune ne se gênèrent pas pour sourire d'une manière très lupine.
16 avril 2006
« Vingt mille dollars par semaine » parvint à babiller Tony, serrant désespérément son fils contre lui. « Et plus de facture quand tu veux acheter quelque chose – je te donne ma propre carte de crédit. »
Leah eut un sourire radieux, plutôt ruiné par la longue entaille sanglante décorant sa pommette gauche.
« Quelle largesse, Anthony. Crois bien que je n'hésiterais aucunement à te ruiner, puisque c'est si gentiment proposé. »
Pour une fois, l'inventeur ne rétorqua guère. Après une tentative d'enlèvement contre Johnny, il n'en avait aucune envie.
Pour un riche héritier, les kidnappings constituaient une menace très réelle. L'un des élèves ayant fréquenté le même pensionnat que Tony avait disparu pendant deux semaines, au terme desquelles il aurait été tué sans l'intervention de la police, et ce bien que ses parents aient versé une rançon copieuse. Tony lui-même recensait trois tentatives à son encontre, dont l'une avait été si près de réussir qu'il en avait fait des cauchemars pendant presque un an. Mine de rien, il avait été très reconnaissant envers Howard de lui avoir collé un garde du corps pendant le restant de ses études.
Pendant la sortie au cinéma organisée par l'école pour aller regarder un film de dinosaures ou quelque chose du même type – L'Âge de Glace, c'était ça – Johnny avait voulu aller aux toilettes et un salopard avait voulu en profiter pour emporter le gamin en douce.
Heureusement que Leah avait entendu le petit se lever et quitter la salle et décidé de le suivre. Autrement, personne n'aurait pu intervenir lorsque cet enfoiré avait posé les mains sur Johnny.
C'était dommage qu'elle lui ait déjà pulvérisé toutes les dents et remis à la garde de la police, parce que Tony aurait bien voulu lui dire deux mots en personne. Quoique, si un ou deux billets changeaient de main… ? Et puis, c'était son fils, les flics pourraient se montrer indulgents et compréhensifs.
Mais pour l'instant, Johnny s'accrochait de toutes ses forces à son cou, encore horrifié d'avoir frôlé la catastrophe, et Tony ne pouvait pas le laisser tout seul, pas alors qu'il se sentait lui-même au bord de l'attaque de panique.
« …Leah ? Je peux vraiment pas te remercier comme tu le mérites. »
La jeune femme se leva et enlaça Tony qui n'avait toujours pas lâché Johnny.
« C'est pas grave. On est là. On va bien. C'est tout. »
Tony ferma les yeux et se détendit dans son étreinte fraîche.
