3 mai 2009
A bientôt neuf ans, Jon Anthony Stark aimait se considérer comme un garçon responsable. Au moins aussi responsable que son père, et ça, c'était franchement pas difficile.
Un garçon responsable ne pleurait pas. Un garçon responsable conservait la tête froide. Un garçon responsable ne perdait pas tous ses moyens lorsqu'arrivait une crise.
Là, il ne pleurait pas, mais c'était à peu près tout. Réfugié dans les bras de Tilly, il n'arrivait plus à penser, et laissait sa nounou le serrer fort fort fort contre elle tandis que de l'autre côté du salon, les gens de l'armée discutaient avec Oncle Obi et Tante Pepper, leur annonçant que les soldats en Afghanistan cherchaient des signes comme quoi Papa n'avait pas été enlevé par les révolutionnaires locaux.
Que ce serait bien mieux s'ils avaient trouvé un corps.
Quand la phrase s'était glissé dans son oreille, il avait senti un frisson se diffuser juste sous sa peau, jusqu'aux bouts des oreilles et des orteils. Tilly avait dû le sentir, parce qu'elle l'avait quasi porté jusqu'au sofa pour l'installer sur ses genoux, et pour une fois, il n'avait pas râlé que c'était pour les bébés.
« …Comment tu te sens, champion ? »
Happy se penchait au-dessus de lui, l'air inquiet. Enfin, probablement. La vision de Jon venait de se brouiller, et il sentit des larmes bizarrement chaudes couler de ses yeux pour tomber sur le chemisier de Tilly et son propre t-shirt Batman.
« Je veux Papa. »
Tilly se contracta, et il l'entendit laisser échapper un petit hoquet. Il savait qu'il n'aurait pas dû dire ça, mais il ne pouvait penser à rien d'autre.
« Je sais. Je sais, champion. On fait tout ce qu'on peut pour le retrouver, tu sais ? »
« Non » jaillit hors de la bouche du jeune garçon. « Vous voulez qu'il meure. Parce que s'il est vivant, ça vous embête… »
« Jon. »
Mais il ne pouvait plus s'arrêter, pas plus que l'océan ne pouvait tenir dans un bocal à poisson rouge.
« Parce qu'il pourrait leur construire des armes, et parce qu'il pourrait se faire torturer, alors c'est mieux s'il est mort et je suis pas venu le voir quand il est parti. »
« Jon » soupira la voix de Tilly, et il sentit sa main toute fine commencer à lui frotter le dos en cercles, mais il ne voyait plus rien du tout au travers du film liquide lui recouvrant les yeux.
« Il peut pas être mort » gémit-il. « Je me suis pas excusé. Il peux pas mourir. Pas si on est fâchés ensemble. »
« …On va le retrouver, champion. »
Mais Jon s'était caché le visage dans le chemisier de Tilly, trop occupé à essayer de respirer malgré l'énorme nœud logé dans sa gorge pour écouter. S'il avait entendu, de toute façon, il aurait probablement détecté le mensonge.
?
« Je refuse. »
Tony n'avait jamais réellement pensé à la façon dont il mourrait – en dehors du lit d'une poule quelconque, avant la cinquantaine. Ou dans un accident de voiture, peut-être. Il avait souvent pensé à ça après ce 16 décembre.
En tout cas, c'était certainement pas dans le trou du cul de l'Afghanistan, noyé dans un seau de pisse – le goût et l'odeur, en tout cas.
Son nez brûlait. Sa gorge brûlait. Ses yeux brûlaient.
« Mais tu m'avais promis ! »
Le regard étincelant, les narines dilatées, Jon réussissait l'exploit de paraître absolument adorable malgré la démonstration de furie abjecte souvent réservée aux déséquilibrés chroniques et aux enfants désespérément gâtés.
Tony ne put s'empêcher de grimacer.
« Parce que tu crois que je préfère aller bosser, peut-être ? »
« Tu passes tout ton temps à l'atelier » rétorqua le garçon. « Papa, ça te dit d'aller sur la plage ? Non, je travaille. Papa, qu'est-ce que tu dirais d'une soirée film ? Non, je travaille. Papa, pourquoi tu viens pas à la kermesse ? Parce que je préfère lécher le cul à l'armée ! »
« Jon ! C'est quoi cette façon de parler ? » s'écria l'inventeur, adoptant instinctivement les intonations de son propre géniteur. « Dans ta chambre tout de suite ! »
« Je te déteste ! » lui jeta l'enfant avant de courir hors du salon.
Les derniers mots qu'il avait dit à son fils… La dernière fois qu'il l'avait vu… Pourquoi il n'avait pas trouvé mieux ?
Il allait obliger Johnny à vivre avec ça comme dernière interaction avec lui. Est-ce qu'il valait mieux qu'Howard, finalement ?
« Anthony, il… il y a eu un accident. Sur le chemin de l'aéroport. »
Un Tony Stark de vingt et un ans à peine regarda Obie, sentant une brûlure glacée se former tout au fond de son estomac et commencer à se diffuser dans le restant de son corps.
« Ils sont à quel hôpital ? Dans quel service ? »
Obie se mordit la lèvre.
« Ils ne sont pas à l'hôpital. »
« Avec la police, alors ? Ils finissent leur déposition quand ? »
Il avait commencé à comprendre, bien sûr. Il voulait seulement que ce ne soit pas vrai. Qu'Obie lui dise que tout irait bien. Qu'il ne parle pas de la morgue.
Ce n'était pas ce qui était arrivé, bien sûr.
Il ne reverrait plus jamais Jon…
23 juin 2009
« Encore là-dessus ? Tu finiras par t'esquinter les yeux. »
Leah refusa de lever le nez de la carte étalée sur la table à café.
« Tu sous-estimes mes capacités de récupération » dit-elle d'une voix inexpressive. « Et il est là, mais si seulement je savais où… »
Obadiah ferma les yeux et poussa un long soupir.
« Ça fera bientôt deux mois. Tu sais qu'après quarante-huit heures sans nouvelles, c'est généralement mauvais signe ? »
« Si Tony était mort, je l'aurais senti » décréta Leah d'un ton ne souffrant aucune objection. « Il est vivant, et il faut qu'il revienne. Pour Jon. »
Tout d'un coup, son visage se crispa de manière hideuse, comme si elle retenait un raz-de-marée de larmes. Obadiah s'avança pour lui poser une main sur l'épaule.
« Il va toujours pas mieux ? »
« Qu'est-ce que tu crois ? » aboya-t-elle avant de se reprendre. « Pardon. Je suis à bout. »
« C'est pas grave » lui assura-t-il. « Si toi ou Jon avez besoin de quoi que ce soit… vous savez que je suis là. »
Leah eut un petit spasme.
« Oui. Oui, je sais. »
?
« Vous avez une famille ? » voulut savoir Tony.
Yinsen eut un petit sourire – le genre qui figure sur les statues de Bouddha.
« Oui, et j'irais la retrouver une fois sorti. Et vous ? »
L'inventeur hésita, calculant dans sa tête la durée approximative de son emprisonnement.
« …Jon va me tuer pour avoir manqué son anniversaire » lâcha-t-il, consterné, ce qui lui valut un regard curieux pour lequel il clarifia. « Mon fils. Ça lui fait neuf ans cette année. »
« Ah. Vous êtes vraiment l'homme qui a tout, alors. »
Tout ? Il pensa aux yeux bleu brillant de son fils, encore plus étincelants lorsque le garçon souriait. Bleu comme le ciel l'été, presque impossible à regarder à cause de l'intensité de la couleur. Un espace infini, contenant un univers entier.
Il laissa un faible rire lui échapper.
« C'est drôle… J'avais toujours pensé que je voudrais jamais de gamins, mais quand il a été là… »
« Le monde entier a basculé ? » dit gentiment Yinsen. « Tous les parents vivent ça. Que vous vous y attendiez ou pas, un enfant ne manque jamais de vous changer. »
Tony se gratta machinalement la poitrine, évitant la zone de son nouveau pacemaker maison.
« Il va changer le monde. Je sais que ça sonne cliché… Tout le monde pense que son gosse va devenir le nouvel Einstein ou Nelson Mandela, mais Jon, je sens qu'il est spécial. Il va faire des étincelles – et je veux voir ça. Du début jusqu'à la fin. »
« J'espère aussi que vous le verrez, Stark. »
3 septembre 2009
Papa n'était toujours pas rentré. C'était la rentrée scolaire, et pour la première fois, Tilly avait accompagné Jon toute seule à Notre Dame de Malibu.
Il avait pensé à faire semblant d'être malade pour ne pas avoir à supporter le spectacle des autres enfants avec leurs parents – pourquoipourquoic'estpasjuste – mais s'était ravisé en voyant Tilly s'obliger à sourire et à vérifier que son sac à dos contenait bien toutes ses affaires. Il pouvait pas lui rajouter un autre problème.
Il s'était quand même caché dans les toilettes au moment de la récréation. Il voulait pas voir les autres, il voulait pas les entendre. Il avait mal au ventre, de toute façon.
Quand Happy était venu le chercher, il s'était pratiquement engouffré dans la voiture, soulagé de s'éloigner enfin.
« Mauvaise journée, champion ? » lui avait demandé le chauffeur-garde du corps.
Jon n'avait pas répondu. Ces derniers temps, il parlait pas trop. Happy n'avait pas insisté, juste soupiré et démarré la voiture.
?
S'il y avait bien une chose qu'Anthony Stark n'était pas, c'était facilement intimidé. Un trouduc terroriste exigeant qu'il lui fabrique des armes ? Va te rhabiller, ducon. Mary Poppins – oh Leah comment elle tenait le coup elle était toujours si solide mais peut-être que cette fois c'était la goutte de trop – était mille fois plus terrifiante le matin avant son bol de chicorée – beurk de chez beurk, elle pouvait pas boire du café ou du chocolat comme un être humain normal ?
A la place, il sentait monter la rogne, façon Grand Ouragan Blanc prêt à s'abattre sur les Etats-Unis depuis le New Jersey au Connecticut. La vague glaciale sous son épiderme ne fit que s'intensifier lorsque Yinsen se retrouva la tête sur l'enclume, menacé d'une dégustation de charbon incandescent.
« Qu'est-ce que vous voulez, une date de livraison ? » voulut savoir Tony, un recoin de son esprit s'émerveillant qu'il ne crache pas de glaçons en même temps que ses mots. « Et j'ai besoin de lui. Bon assistant. »
Trouduc en chef lâcha bien les pinces tenant le charbon, mais tendit impérieusement une main qu'un troufion quelconque vient lui remplir de papiers. Puis il se leva pour s'approcher de l'inventeur, le considérant l'espace d'une minute interminable avant de lui plaquer les papiers sur la poitrine, provoquant une pique de douleur au niveau du réacteur arc.
Prenant les feuillets au connard, Tony daigna condescendre à y jeter un coup d'œil. Et puis la furie cristallisée dans ses tripes explosa en un blizzard mugissant.
La photo avait été prise à distance, mais il aurait reconnu le sourire de Jon au beau milieu d'une foule. La tête tournée sur le côté, il assaillait visiblement de paroles enthousiastes Leah qui lui renvoyait un sourire indulgent, un sac de shopping au bras. La seconde photo montrait le garçon dans la salle d'arts plastiques de son école, penché sur une grande feuille de papier barbouillé de fusain, les sourcils froncés d'une manière que Tony avait observée à maintes reprises dans son propre miroir. La troisième photo le représentait de dos, sur le point de monter dans la voiture dont Happy tenait ouverte la portière arrière.
Ils vont tous mourir.
La pensée avait toute la force et la transparence d'une certitude. Ce ramassis de raclures sous-humaines ne survivrait pas à son évasion, non, il leur ferait regretter d'avoir ne serait-ce que penser toucher à un seul cheveu de son fils.
Il les tuerait tous.
« Vous avez jusqu'à demain pour assembler mon missile » ordonna le grand trouduc, et Tony sentit le blizzard gronder de satisfaction.
Demain, il passerait aux actes.
