Norman était sur les nerfs. Oh, il avait fait des trucs pas très catholiques au service de M. Stane, et il n'en dormait pas plus mal la nuit. Seulement, kidnapper un môme de neuf ans dont le père était assez riche pour lui lancer Interpol et le Bureau Fédéral aux trousses le mettait sur les nerfs. La règle générale, c'était qu'on ne touchait pas aux mômes, même quand on était la dernière des crevures, si on tenait à sa peau.
Et si on avait la bêtise de torturer ou de tuer le môme, alors là…
Heureusement, torture et meurtre ne semblaient pas au goût de la soirée, et le môme n'était pas en état de faire le difficile – le sédatif dans sa bouteille de Nestea avait marché à la perfection, si bien qu'il roupillait tranquillement sur son siège.
« Toujours pas de nouvelles de M. Stane ? » demanda-t-il, s'efforçant de ne pas laisser transparaître sa nervosité dans sa voix et y réussissant à peu près.
De son côté, Drew fronçait les sourcils.
« Ça commence à puer, ce silence » déclara-t-il.
« On part sans lui, alors ? C'est bien la consigne, non ? »
Drew garda le silence le temps d'une interminable minute.
« …Faut vraiment s'encombrer du morveux ? Déjà que ça va être coton de pas se faire remarquer, on va pas en plus se compliquer la vie avec ça… »
« On a des ordres » maintint fermement Norman. « Et il nous reste des cachets somnifères. Il posera pas de problèmes. »
Drew renifla, la mine hautaine.
« Je fais chauffer le moteur, tu t'occupes du moutard. S'il se réveille et commence à me les casser, je le fous hors de l'avion, pas de discussion. »
« Bougre de salaud. »
Drew s'éloigna en traînant les pieds. Norman ouvrit la portière arrière de la voiture, détacha la ceinture de sécurité du môme et le souleva dans ses bras. Hum, pas bien lourd. Plus facile à transporter comme ça. Il récupéra le sac à dos aussi – il pourrait toujours le fouiller plus tard, vérifier s'il y avait un portable, mais en théorie, ça ne contenait que du matériel de dessin, un truc pour occuper le môme et l'empêcher de faire l'idiot.
En théorie, pas nécessaire, vu que l'avion comportait un sofa et des couvertures. Un môme de cet âge en pleine sieste, ça se réveillait pas facilement.
Leah ne se rendait pas souvent chez l'esthéticienne, mais après s'être retrouvée avec un après-midi libre imprévu, elle avait décidé de se faire la totale : manucure et pédicure, épilation des jambes, soin du visage, coiffeur. Sa peau était maintenant d'une douceur criminelle, ses ongles d'un vert poison menaçant et ses cheveux soigneusement lissés embaumaient la verveine. Tout ça aux frais d'Anthony, puisqu'elle travaillait chez lui.
Une de ces petites attentions qui permettaient à ses subordonnés de renoncer à leurs fantasmes de meurtre violent, au moins un petit moment. Inutile de préciser que ces privilèges étaient usés sans restriction – ce n'était pas comme si Stark Industries menaçait de plonger.
Elle était en train d'essayer une paire de bottines aux talons renforcés lorsque son téléphone portable avait sonné. En voyant le nom de James Rhode s'afficher sur l'écran, elle avait présumé que celui-ci voulait se plaindre de la dernière frasque d'Anthony.
Oh, comme elle s'était trompée. Comme elle avait été trompée. Anthony avait intérêt à réduire Stane en fines lamelles, et s'il ne faisait pas consciencieusement le travail, elle se ferait une joie immense de l'achever à sa place.
La seule raison pour laquelle elle ne courait pas le rejoindre pour l'aider avait actuellement neuf ans et ne se trouvait pas auprès d'elle. Leah voulait se gifler d'avoir détourné les yeux une seule seconde.
Mais Obadiah était supposé être fiable, comment aurais-tu imaginé ?
Elle n'avait pas pris la peine de remettre ses chaussures après avoir raccroché, se dirigeant pieds nus vers la baie vitrée tout en saisissant le premier objet qui lui tomba sous la main – un parapluie jaune transparent – et fouillant dans sa poche pour en extirper le mini carré de papier contenant une boucle de cheveux bruns sombre.
« Mademoiselle » lança-t-elle à l'employée toute proche alors qu'elle nouait le carré à la poignée du parapluie à l'aide d'un des cheveux, « toutes mes excuses pour le dérangement causé. »
La pauvre fille qui ne comprenait rien n'eut que le temps de froncer les sourcils tandis que Leah ordonnait au parapluie :
« Mène-moi à Jon. »
La seconde d'après, la baie vitrée se fracassa en une pluie d'éclats coupants tandis que le parapluie s'envolait vers les cieux, Leah agrippant fermement le manche.
Le môme se retourna sur le flanc, faisant glisser sa couverture sur le sol de l'avion. Norman se pencha pour la replacer et vérifier que le gosse respirait toujours. Avec toutes ces histoires d'allergies et de crises d'asthmes, il valait mieux se montrer trop prudent que pas assez.
« T'as fini de jouer les mamans poules ? » lui lança Drew depuis le cockpit.
Norman ne daigna pas s'abaisser à lui répondre. De toute manière, il avait la gorge trop sèche pour ça. Heureusement que l'avion venait équipé d'un minibar. Bon, c'était sensé être réservé à l'usage exclusif de M. Stane, mais rien qu'une petite fois, personne n'en saurait rien. Tout salaud qu'il était, Drew n'était pas le genre mouchard. Un mouchard ne faisait pas souvent long feu.
Il venait d'ouvrir la porte du compartiment réfrigéré lorsqu'il entendit le bruit. Un coup lourd, qui résonna contre le corps métallique de l'avion, si bien qu'il crut qu'un oiseau s'était heurté à la carlingue. Du moment que la sale bestiole ne s'était pas jetée dans l'un des moteurs, il ne voulait vraiment pas se retrouver dans la colonne victime de la rubrique « accident aériens ».
Et puis la porte de l'appareil fut arrachée de ses gonds.
Norman n'eut que le temps de se cramponner de toutes ses forces à la poignée avant que le courant d'air ne s'empare de lui, le soulevant et tentant de l'éjecter par le passage ouvert brutalement dans le cylindre auparavant hermétiquement clos.
« Bordel ! » rugit Drew, maintenu sur le fauteuil pilote grâce à la ceinture de sécurité.
Alors que les bouteilles tombaient de leur compartiment pour se fracasser sur le plancher et les murs, Norman jeta un coup d'œil en direction du môme… lequel n'était plus sur le sofa. Le cœur lui remonta aussitôt au bord des lèvres et il regarda d'instinct vers la porte.
Dans l'embrasure, se tenant fermement au chambranle à l'aide d'une main blanche déjà encombrée d'un ridicule parapluie en plastique, serrant de l'autre le môme enroulé dans son drap contre elle, se dressait une femme au visage aussi blanc qu'inexpressif, les pans de sa robe verte et ses longs cheveux noirs claquant dans l'air.
Le sang de Norman se glaça lorsque les lèvres maquillées de la femme s'écartèrent pour laisser entendre une voix aussi accueillante que le sépulcre.
« Vous feriez mieux de prier. Si cet avion n'explose pas en plein vol, il s'écrasera quelque part en plein Los Angeles, et je ne peux pas permettre ça, vous comprenez. »
Il avait à peine enregistré ces paroles que le parapluie s'ouvrait et la femme décolla telle une fusée, emportant le môme avec elle et abandonnant la carlingue condamnée avec ses deux passagers.
Norman ferma les paupières.
Je savais que ça finirait mal.
Mine de rien, faire exploser un avion en plein vol s'avérait plus compliqué qu'il n'y paraissait. Surtout quand il fallait le vaporiser si parfaitement qu'aucun débris ne serait suffisamment imposant pour causer de gros dégâts à l'atterrissage. Et comparé à un feu d'artifice digne de ce nom, le spectacle était nettement ennuyeux.
Suspendue dans les airs par son parapluie, un bras alourdi par une trentaine de kilos de garçon somnolent, Leah observa impassiblement son œuvre. Parfaitement exécutée.
Tout contre elle, Jon remua et frissonna – on avait beau être en Californie, l'altitude restait fraîche et transperçait la couverture aisément. Un œil bleu embrumé par le sommeil s'ouvrit péniblement.
« Tilly ? »
Elle lui sourit et rajusta sa prise sur la taille de l'enfant.
« On rentre à la maison, mon cœur. Ça te va ? »
Le garçon referma l'œil et bâilla sans aucun raffinement, exposant une paire d'amygdales en parfaite santé.
« Mmm-kay » marmonna-t-il avant de se pelotonner de son mieux contre Leah qui se sentit prête à s'émietter sur le champ – se débarrasserait-elle jamais de cette faiblesse honteuse, elle avait de sérieux doutes sur le sujet.
Enfin, ce n'était pas le tout, il leur fallait rentrer. Leah embrassa l'horizon du regard pour prendre ses repères, avant de s'orienter dans la direction approximative de la résidence d'Anthony et d'intimer mentalement au parapluie de l'emmener par là.
Une pensée surgit brusquement dans son esprit tandis qu'elle et sa charge volaient paisiblement au-dessus de Los Angeles.
Anthony n'en finira plus jamais de m'appeler Mary Poppins, maintenant.
