Ce que Leah avait oublié dans sa hâte de venir, c'était que le Grand Prix de Monaco était un événement très publique. Filmé et retransmis dans plusieurs pays du monde. Et elle avait utilisé le vol d'ombres – d'accord, ce n'était pas un transplanage mais ça y ressemblait beaucoup – avant de botter le derrière du Père Fouettard de manière très peu standard. Pour ce qui était de respecter le Statut du Secret, on avait vu nettement mieux.

Béni soit JARVIS pour avoir immédiatement trafiqué la vidéo lors de sa diffusion. Oh, pas beaucoup, seulement pour laisser croire qu'elle venait d'un endroit hors-champ plutôt que d'apparaître sur l'écran sans la moindre explication. Le bouclier d'énergie ? Technologie Stark inédite, non vous ne pouvez pas examiner, c'est encore au stade expérimental. La présence de Leah elle-même à Monaco ? Elle se faisait du souci pour Anthony, si bien qu'elle l'avait suivi en Europe pour garder l'œil sur son employeur, et dès que son petit écran avait montré le carnage, elle s'était précipitée à son secours.

Ça, c'était l'histoire officielle, et Leah était prête à jurer mordicus qu'il s'agissait de la vérité devant tous les fouille-merde de la planète. Elle au moins reconnaissait les avantages d'une couverture soutenue par SHIELD, contrairement à d'autres.

En parlant d'Anthony, celui-ci l'avait traînée aussitôt dans sa suite à l'hôtel dès que les journalistes et curieux leur avaient laissé assez de champ pour respirer – une vie entière d'exposition aux médias lui ayant appris à saisir toute occasion d'intimité quand l'une se présentait. Plutôt agréable comme endroit – sans compter que Leah avait pu se changer. Elle n'allait tout de même pas rester pieds nus et en robe de chambre pendant tout son séjour aux Alpes Maritimes, tout de même.

« Alors, tu veux toujours m'écorcher ? » interrogea le milliardaire une fois qu'elle eut émergé de la douche, revêtue d'un jean noir et d'un chemisier jaune paille, les cheveux relevés en chignon.

« J'hésite encore à t'épargner » asséna crûment la nounou tandis qu'elle prenait ses aises sur le sofa. « Sincèrement, je commence à me dire que le moyen le plus sûr pour que tu ne meures pas assassiné par un maniaque quelconque, ce serait de te tuer de mes propres mains. Au moins, je ferais ça vite et bien, comparé à ces clowns. »

« Comme tout ce que tu fais » déclara nonchalamment Tony, sans comprendre – ou peut-être préférait-il ne pas envisager la possibilité – qu'elle ne plaisantait qu'à moitié.

« En passant, quelle est la véritable identité du Père Fouettard ? Que Pepper sache qui traîner devant les tribunaux pour le ruiner jusqu'à la treizième génération. »

Le génie technique se laissa aller à faire une grimace en coin.

« Heu… Un Russe ou Tchèque ou Hongrois, quelque part du côté des Balkans, tu vois un peu ? Bon, ça explique un peu la misère du produit – l'idée est bonne, mais la qualité des matériaux est juste merdique, ça mérite même pas la décharge... »

« Anthony » gronda Leah, provoquant un clignement d'yeux chez son interlocuteur.

« Quoi ? Mets cet engin sous le nez de n'importe quel ingénieur qualifié, il te fonds en larmes presto ! »

« Là n'est pas la question » martela la jeune femme. « A ta place, je ne me concentrerais pas sur la qualité de l'appareillage avec lequel un désaxé vient d'essayer de te tuer, je me focaliserais plutôt sur le fait qu'un désaxé vient d'essayer de te tuer ! »

Nouveau battement de paupières. Tony arborait la mine ahurie du simple berger qui vient de recevoir des révélations divines imparties par la bouche d'un ange. Leah sentait monter le désespoir : pourquoi donc fallait-il que les génies soient branchés sur un autre plan de réflexion que la majorité des gens ?

« Oh. Ça. »

« Oui, ça. Tu aurais pu mourir, Anthony. En fait, tu serais mort sans intervention. En règle générale, les gens ont tendance à paniquer après une expérience de mort imminente. »

« Comme si c'était autre chose qu'un sursis, tiens » marmonna l'inventeur d'un ton maussade.

Il ne pensait probablement pas être entendu, ou sans doute songeait-il que ces paroles ne seraient pas prises très au sérieux. Hélas pour lui, Leah avait une très bonne audition, et une intuition pas mal non plus, surtout après le fiasco Stane.

« Je peux savoir ce que tu viens de dire ? »

Il s'efforça de sourire nonchalamment tandis qu'elle se levait du sofa pour marcher droit sur lui – plus facile à dire qu'à faire, elle arborait une mine proprement terrifiante et comme elle faisait bien une bonne tête de plus que lui, elle l'écrasait sans effort de sa hauteur.

« Rien, rien. »

Mais Leah ne l'écoutait plus, se concentrant sur le chuchotis qui émanait de sa poitrine – de la lueur bleutée visible sous le t-shirt. Elle saisit le col de celui-ci et tira sans grandes précautions. Exposant à l'air libre l'entrelacs grisâtre malsain qui cernait le réacteur ARC logé dans le torse de son vis-à-vis qui s'était tendu comme une corde d'arc.

« Explique » parvint-elle à éructer d'un ton pareil à un blizzard arctique.

Quand l'inventeur eut terminé de bredouiller un compte-rendu, la simple tempête avait tourné à l'ouragan, mode Katrina en plus verglacé.

« Laisse-moi résumer… Tu souffres d'empoisonnement au palladium. Tu le sais depuis déjà plusieurs mois. Tu n'as pas été voir de médecin. Tu n'as pas cherché de sources énergétiques alternatives pour ton réacteur ARC. Et tu va mourir dans moins de trois semaines en raison de cela. »

La grimace d'Anthony lui prenait quasiment le visage entier.

« Et tu crois que ça aurait aidé ? Il y a rien à faire – crois-moi, j'ai creusé la question. Le palladium, c'est pas franchement un truc qui court les rues, on n'a pas assez étudié les effets sur le corps humain. »

Une raison valide, mais ça ne réussissait pas à écarter l'écran blanc éblouissant de fureur qui occultait le champ de vision de Leah.

« Tu va mourir » répéta-elle d'un ton si glacial qu'on voyait presque les glaçons tomber de sa bouche. « Et tu comptais cacher ça encore combien de temps à Rhodey ? A Pepper ? A Jon ? »

L'ingénieur cilla.

« ...Je le préfère en colère que triste. »

Elle lâcha le col de son t-shirt et s'écarta, les lèvres déformées par l'écœurement.

« Si ça t'aide à dormir la nuit, Howard. »

« C'est pas pareil ! » s'écria immédiatement Anthony, sa voix laissant entendre des accents blessés et horrifiés.

« Regarde-toi dans un miroir et viens me répéter ça, si tu veux que je te crois. Si tu veux bien m'excuser, j'ai des obligations. »

Elle se coula dans les ombres avant qu'il ne puisse proférer un mot de plus.


Quand Jon s'était réveillé seul dans la maison, il avait tout d'abord cru que Leah s'offrait une grasse matinée pour avoir veillé horriblement tard – ça se produisait à l'occasion, il se rappelait une fois mémorable où elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit parce qu'elle était trop occupée à se faire un marathon Seigneur des Anneaux.

Il s'était donc levé pour aller engloutir deux bols de chocolat et une demi-baguette tartinée de confiture de pêche, se brosser les dents et essayer de peigner son désastre capillaire – tâche perdue d'avance – avant de se mettre au piano pour répéter la Lettre à Élise.

« Du piano en pyjama ? Quelle décadence, Johnny » souffla le timbre bien connu de sa nounou par-dessus son épaule, et la Lettre s'acheva sur une note discordante.

« Tilly ! Ne me prends pas au dépourvu » râla le garçon en se retournant pour faire face à la femme. « Heum… quelque chose ne va pas ? »

Leah arborait l'air éreinté du soldat qui vient à peine de finir la guerre de Corée pour se retrouver expédié au Viêt Nam juste avant que les hostilités pètent de nouveau.

« Viens t'asseoir, mon cœur, je refuse d'avoir cette conversation debout » soupira Leah en lui prenant la main pour le guider vers le canapé.

De plus en plus nerveux, Jon dut se retenir à grand-peine pour ne pas monter sur les genoux de la jeune femme – il allait sur ses dix ans, il ne pouvait pas continuer à se conduire en bébé – se blottissant tout contre elle à la place.

« Dis-moi » mi-ordonna, mi-demanda-t-il.

Elle ferma les yeux avant de lâcher la bombe.

« Le pace-maker high-tech de ton père est en train de l'empoisonner. Il n'y a pas de traitement possible. Il devrait mourir dans moins d'un mois. »

Les mots n'eurent tout d'abord aucun sens. Et puis ils en eurent trop. Le plafonnier explosa et l'écran télévisé du salon émit un grésillement sinistre.

« Non. NON ! »

Jon avait les joues mouillées, mais le remarquait à peine, trop saisi d'horreur et de colère parce que l'histoire allait se répéter, mais cette fois, l'ennemi ne serait pas une cellule terroriste, ce serait trop simple à battre, non, il fallait le niveau au-dessus, n'est-ce pas ?

Leah l'avait pris dans ses bras, le berçait dans une vaine tentative de l'apaiser.

« Il a pas le droit ! » parvint à balbutier le garçon. « Il peut pas encore – pas encore – je veux pas... »

« Je sais » souffla Leah tout contre son oreille. « Je sais. »

Il s'agrippa à son chemisier jaune, hoquetant trop pour proférer plus qu'un mot très simple, répété encore et encore.

« Papa. Papa. »