30 mai 2010
Tony était douloureusement conscient d'avoir tout foutu en l'air. Maintenant, non seulement il allait mourir, il venait de se battre avec son meilleur ami, sa réputation venait de faire le saut de l'ange et il doutait qu'elle s'en remette ce coup-ci, il avait la cuite et hier son fils avait appelé par téléphone pour lui crier dessus et lui interdire de le laisser tomber, encore.
Du coup, il n'était pas vraiment d'humeur à se faire coincer par M. Pirate-Agent Secret flanqué de sa nouvelle secrétaire – nan, pas secrétaire du tout en fait, fichue traîtresse – pour se prendre une engueulade carabinée concernant sa conduite irresponsable et être agressé à coups de seringue dans le cou.
« Ça devrait soulager vos symptômes » déclara l'empaffé sans aucun remords tandis que l'ingénieur frottait son cou meurtri. « Enfin, vu votre métabolisme, c'est pas sûr. Il a fallu rudement spéculer là-dessus. »
« Comment ça, mon métabolisme ? » grinça Tony de mauvaise humeur – putain, c'était la première fois qu'il expérimentait pareil inconfort après s'être beurré comme une biscotte et il n'aimait pas. Du tout.
« Vous avez regardé votre dossier médical, Stark ? Franchement, c'est un miracle que vous n'ayez pas déjà la cirrhose, vous buvez l'équivalent de la production annuelle d'une distillerie en trois semaines. »
« Avantage de ma génialitude innée » marmonna l'inventeur – personnellement, il avait toujours été un peu étonné de pouvoir vider un mini-bar à lui tout seul sans récolter plus qu'une vague tiédeur nichée dans le plexus solaire, mais n'allait pas cracher sur le cadeau.
Super Pirate haussa un sourcil pas impressionné pour un poil.
« Et vos réactions aux antibiotiques ? Vous pouvez expliquer pourquoi il faut vous coller quadruple dose pour que ça vous fasse effet pour la moitié du temps prévu seulement ? »
Irrité, Tony fit claquer sa langue. Est-ce qu'il savait, tiens ? Les gens croyaient peut-être qu'un môme de huit ans apprécie de se promener avec une jambe entaillée après avoir trébuché sur la caisse à outils de son père ? Putain, s'il avait pu éviter de souffrir le martyr pendant un mois et demi, il l'aurait fait. Sauf que l'hôpital avait beau lui donner du paracétamol, zéro effet, niente. À la fin, Howard avait interdit qu'on lui file des cachets, flippant à l'idée qu'il devienne drogué.
Ah. Tony avait essayé un ou deux pétards à l'Université, il aurait tout aussi bien pu fumer de la paille pour l'effet que ça lui avait fait. Quel intérêt de se droguer si la défonce promise ne venait pas ?
« Et alors ? Je suis né comme ça, faut croire. C'est un crime ? »
L'œil qui restait à Fury s'étrécit. Tony sentit ses muscles se contracter par réflexe. Tu sais quelque chose sur moi, quelque chose que je ne sais pas, ce qui est intolérable et sera rectifié dès que j'aurais mis la main sur un ordinateur et exploré tes bases de données méga secrètes en long, en large et en travers.
« Vous savez que vous avez failli mourir à la naissance, Stark ? »
D'accord. Il ne savait pas à quoi il s'attendait, mais certainement pas à ça.
« Vous voulez dire que le monde aurait pu se voir privé de ma radieuse existence ? » fit-il mine de suffoquer, une main plaquée sur le cœur. « Oh non ! Quel cataclysme ! »
Vu la tronche de Super Pirate, il considérait plutôt ça comme un point positif – l'ordure. Quelle raison pouvait-il avoir de mépriser Tony ? C'était d'être un trouduc éhonté qui faisait précisément son charme !
« A en croire les élucubrations des blouses blanches, le problème venait de votre mère. Elle avait ses vertus, mais c'était loin d'être une femme robuste. »
Tony aurait bien sauté à la gorge de Super Pirate et arraché son œil restant pour lui apprendre à critiquer une honnête dame, sauf que l'immonde avait tapé en plein dans le mille. Maria Stark n'avait jamais eu la santé très solide. La plupart du temps, ça allait encore – même s'il fallait entretenir une infirmière à domicile – mais elle avait quand même visité l'hôpital une fois par an, et ce depuis que Tony était en âge de se souvenir.
Il avait toujours détesté les visites à l'hôpital. Il étouffait toujours entre ces murs trop blancs si récurés que l'odeur du désinfectant s'était incrusté à l'intérieur, il avait toujours l'impression d'être petit, faible et piégé dans ces pièces dédiées à la maladie. Toujours l'impression qu'une fois entré, personne ne le laisserait ressortir.
« C'était pas votre anniversaire hier ? Quand votre mère a accouché, elle venait tout juste d'entamer le sixième mois de grossesse. A ce stade, ça passe ou ça casse, et même si ça passe, le morpion finit très, très handicapé, le genre qui passe sa vie en institution. Le truc, c'est qu'en plus, votre moelle osseuse était si déficiente que non seulement vous n'aviez pas de système immunitaire, vos globules rouges auraient fini par vous lâcher. L'obstétricien en charge de votre naissance ne vous donnait même pas un an. Sept mois grand maximum. »
Tony se sentait l'envie de gerber, et c'était pas à cause de la gueule de bois, ça on pouvait en être sûr. Comment vous étiez supposé réagir à une nouvelle pareille, hein ? Entendre que vous auriez dû être un nom calligraphié en arabesques mignonnes sur une plaque de marbre, dans un cimetière quelconque ? Ou une petite urne rangée parmi des dizaines d'autres sur les étagères d'un salon funéraire ? Un simple élément dans les statistiques malencontreuses ?
Bon sang de crotte, Tony n'aimait pas méditer sur la fragilité de l'existence humaine, ça finissait toujours par lui coller des insomnies vu que les cauchemars le tenaient réveillé jusqu'à l'aube.
« Mais je ne suis pas mort » rappela-t-il d'un ton suprêmement hautain – pas question de laisser l'autre salaud voir à quel point il était parvenu à l'ébranler.
Super Pirate semblait vaguement déçu que cette réalité ne soit pas celle dans laquelle il vivait présentement – et ben tant pis pour lui, Tony Stark vivait pour emmerder le monde. Plus précisément, pour emmerder les connards qui pompaient l'air au reste du monde. Les connards endurcis, le genre à tuer, pas le genre à juste taper sur les nerfs comme sa magnifique personne.
« Un cœur saignant a décidé de commettre une bonne action et s'est proposé comme donneur pour une greffe de moelle. L'opération a pris, mais vous êtes quand même resté à l'hôpital quasiment jusqu'à vos trois ans. Et vos tests sanguins ont toujours été… bizarres. Mais votre père a refusé qu'on creuse en profondeur. La trouille de vous voir repartir chez les docteurs après le cauchemar que c'était de vous arracher à eux. »
En toute honnêteté, Tony aurait eu moins de mal à imaginer le père Hitler porter la kippa et manger casher que Howard se conduisant de manière aussi protectrice envers lui. D'accord, il exagérait sans doute un peu. Mais Howard, quand même.
« Et le donneur, alors ? Vous pouviez pas le cuisiner, lui, le patient zéro ? »
Oh, la jolie grimace. Super Pirate n'était pas content – est-ce qu'il pouvait l'être, d'ailleurs ? Probablement pas.
« Disparu dans la nature. Apparemment, quelqu'un » et là, Tony reçut un regard plus noir qu'un seau d'encre de Chine additionné de goudron auquel il répondit par sa mimique la plus candide, « a fait disparaître toutes les traces administratives concernant la greffe. C'est un miracle qu'on ait réussi à retenir son nom, L. Laufeyjarson. »
« Connais pas » laissa tomber l'inventeur en toute sincérité.
« Ouais, je pensais bien. C'était un homme de génie, votre père, mais il avait une sale tendance à cacher des trucs. »
Ça, c'était quand même rudement hypocrite de la part de l'Agent Secret par excellence, trouvait Tony, mais maintenant il se retrouvait avec un tas de vieilles vidéos laissées derrière par Howard, et si l'intuition de Super Pirate ne le trompait pas, alors il se cachait quelque chose de très intéressant là-dedans.
En rétrospective, c'était pas si surprenant. Malgré tous ses défauts, Howard avait incontestablement été brillant.
