16 janvier 2011

Ses poings se heurtaient sans mal au punching-ball. Boum. Boum.

Vous avez dormi longtemps, Capitaine. Presque soixante-dix ans.

Droite, gauche. Droite, gauche. Chaque coup un peu plus hargneux que le précédent. Boum. Boum.

On m'attendait.

Le punching-ball se cassa. Encore. Mais la frustration de Steve était loin de s'être calmée. Presque soixante-dix ans. Une vie entière perdue.

J'étais prêt à donner ma vie pour mon pays, mais pas comme ça. Seigneur, pas comme ça.

« Du mal à dormir ? » interrogea le timbre encore peu familier du Directeur Fury, lequel venait d'entrer dans le gymnase.

« J'ai dormi pendant soixante-dix ans, monsieur » rétorqua le soldat. « Je crois que ça me suffit. »

Des bruits de pas sur le parquet indiquèrent que le Directeur se rapprochait, faisant fi du dos tourné et du désintérêt évident de Steve pour ce qui était de poursuivre la conversation.

« Alors vous devriez sortir – célébrer, voir le monde. »

Célébrer quoi, au juste ? Tout ce que j'ai perdu ? Le fait que le monde ait changé au point de ne plus ressembler à ce qu'il était ?

« Quand je me suis écrasé » rétorqua Steve, « le monde était en guerre. Je me suis réveillé, on m'a dit qu'on avait gagné – on ne m'a pas dit ce qu'on avait perdu. »

« On a fait quelques erreurs en chemin » reconnut Fury, retournant une épaisse enveloppe de papier kraft dans ses mains, « mais il n'y a pas que du mauvais à notre époque. »

« Vous êtes venu me confier une mission, monsieur ? » coupa presque sèchement le soldat qui en avait assez de faire des politesses.

Au naturel, le Directeur était un homme sérieux. Par un miracle incompréhensible, son expression se fit encore plus grave.

« Non. Cela concerne une fuite dans le programme Super Soldat. Plus particulièrement, un échantillon biologique prélevé sur vous, Capitaine. »

Là, Steve fronça les sourcils. Il se rappelait les médecins rattachés au SSR insistant pour lui faire des prises de sang – suite à la mort d'Erskine, toute chance de recréer le sérum passait forcément par l'unique sujet test de son expérience.

« Quelqu'un voulait utiliser mon sang en dehors du SSR ? » fit-il – question stupide, bien trop de gouvernements auraient bondi sur l'occasion, la tentation d'un surhomme n'était pas négligeable.

Le Directeur fit la grimace, comme s'il venait de gober un citron tout rond.

« Il s'agissait d'une branche subversive du SSR. Et ce n'était pas après votre sang qu'ils en avaient, mais votre sperme. »

Les pommettes de Steve s'embrasèrent violemment, imitées par sa nuque deux secondes plus tard. Tout d'un coup, son col de chemise l'étranglait.

« Q-quoi ? » parvint-il à bredouiller.

« Apparemment, ils n'étaient pas sûrs que le sérum tiendrait ses promesses » confessa le Directeur. « Mais vous avez été tout ce qu'Erskine avait prédit, et peut-être un peu plus. Un enfant avec vos gènes et le sérum, ils voyaient ça comme le modèle abouti, j'imagine. »

Un nœud de marin se formait lentement dans l'estomac du soldat alors qu'il comprenait où voulait en venir son interlocuteur.

« Le – l'échantillon a été utilisé ? »

« Sur Margaret Carter » précisa Fury, et Steve crut qu'il allait tomber en syncope, « puisqu'elle s'était avérée une mère appropriée après une carrière distinguée parmi nous. Ils l'ont enlevée en soixante-dix-neuf pour effectuer la procédure adéquate, et elle a accouché en janvier quatre-vingts. Une fille. Sarah Jean Rogers, Carter a insisté sur le certificat de naissance. »

Une fille. Seigneur, Steve avait bien songé à se poser un peu après la guerre, fonder une famille – si jamais il trouvait la bonne partenaire. Après avoir rencontré Peggy, il s'était laissé aller à penser que ce pouvait être elle – la femme qu'il épouserait, qui deviendrait la mère de ses enfants. Mais pas comme ça. Pas pour une expérience eugénique digne des Boches, pas pour créer une nouvelle arme humaine, surtout pas comme ça…

Sarah Jean. Une fille. La fille de Peggy. Par moi. Sarah Jean Rogers.

Steve ne savait pas s'il voulait hurler ou se mettre à pleurer. Peut-être qu'il ferait les deux, tiens.

« On a perdu la trace de Sarah Jean quand les subversifs ont réussi à la kidnapper le lendemain de sa naissance » confessa le Directeur, que cet échec semblait sincèrement troubler. « Le démantèlement du groupe ne nous a pas donné de piste sur ce qu'elle était devenue, mais on suppose qu'elle a vécu en Angleterre. Au moins pendant le tournant du Nouveau Millénaire, puisque c'est le moment où elle a rencontré Stark. »

« Howard ? » parvint à croasser Steve.

« Son fils » rectifia Fury. « Il faisait une tournée en Europe pour je ne sais plus quelle raison et en a profité pour se payer un peu de bon temps. Lui et Sarah Jean se sont croisés, il est reparti en Amérique et elle est restée en Angleterre où leur fils est né. »

Steve savait qu'Howard était mort depuis presque vingt ans maintenant. Il savait aussi qu'il avait laissé un fils derrière – Anthony, c'était le nom du fils d'Howard, Anthony. Mais ça, il n'aurait jamais imaginé – le fils d'Howard et la fille de Peggy – un enfant d'eux ? Un petit-fils commun pour lui, Peggy et Howard ? Il ne manquait plus que Bucky dans tout ce chambard.

« Ils y sont toujours ? »

Les tickets d'avion, ça coûtait cher – et pourquoi Sarah Jean voudrait-elle le recevoir, qu'est-ce qu'il lui dirait face-à-face, elle devait être plus vieille que lui physiquement et lui ne se sentait pas du tout père, encore moins grand-père, ça vaudrait sans doute mieux de rester à l'écart, mais elle restait sa fille…

Quelque chose passa dans l'œil visible du Directeur. Des regrets ?

« Capitaine… Sarah Jean est morte en 2001, lors d'une effraction de domicile qui a mal tourné. Son fils Jon a survécu, mais il vit chez son père. »

Morte. La fille de Peggy était morte. Elle était née, elle avait vécu, elle était morte. Tout ça pendant que Steve somnolait d ans les glaces de l'Arctique.

Tout à coup, le soldat avait froid, et ce n'était pas la faute de l'air conditionné. C'était comme s'il était de nouveau emprisonné dans une gangue de neige solidifiée, sentant confusément que quelque chose n'allait pas, mais incapable de se réveiller totalement, de fuir le cauchemar.

Le Directeur lui glissait dans les mains l'enveloppe de papier kraft qu'il avait apporté.

« Si ça vous intéresse » fut sa seule explication avant qu'il ne quitte la pièce.

Il y avait des papiers dans l'enveloppe, facile à deviner au toucher. Une petite carte sur laquelle figurait une suite de chiffres – un numéro de téléphone – et une photo. Un homme et un garçon. Installés sur un canapé dans le sens de la longueur, le garçon adossé à la poitrine de son père, quelque chose ressemblant à une boîte à musique sur les genoux. Tous deux levant les yeux vers l'objectif et souriant.

Au premier coup d'œil, Steve pensa qu'Howard s'était laissé pousser la barbe et avait bronzé. Mais le teint olivâtre était naturel, les yeux étaient noisette cerclés de vert plutôt que brun doré, le nez et la bouche rappelaient un peu trop les marbres romains qu'il avait étudiés en histoire de l'art – Howard avait-il épousé une italienne, en fin de compte ? Quant à ce sourire, c'était le genre à éclairer toute la Côte Ouest la nuit – Steve ne se souvenait pas avoir jamais vu Howard sourire de la sorte.

Le garçon lui ressemblait trop pour ne pas être son fils, c'était le même sourire dans un visage aussi pâle que celui de Peggy, avec la bouche de Peggy – même si les boucles de Peggy étaient nettement plus disciplinées que la masse désordonnée de frisettes brunes sur la tête de l'enfant. La ligne du menton était vaguement familière au soldat, lui rappelant sa propre mère, mais sur un garçon de sept ou huit ans, c'était difficile de voir les petits détails. Et ces yeux.

Des yeux de cette forme et cette nuance précise de bleu, Steve n'en avait jamais vu que dans son miroir. Le garçon avait hérité de ses yeux.

Jon. C'était bien ça, le nom qu'avait donné Fury ? Jon Stark. Le petit-fils de Peggy. Le petit-fils de Steve.

L'encre du numéro de téléphone sur la carte luisait légèrement, comme si les chiffres avait été rédigés depuis peu et n'avaient pas encore séché.

Si ça vous intéresse.