3 février 2011

Il n'était qu'un lâche.

« Vous avez fini votre café, monsieur ? »

Steve parvint à adresser un sourire poli à la serveuse qui fixait sa tasse avec insistance.

« Ah – si vous pouviez me resservir, s'il vous plaît ? »

Elle s'en alla avec la tasse vide et le soldat désœuvré repartit dans sa contemplation du paysage urbain new-yorkais. Il avait du mal à reconnaître celui-ci, ponctué qu'il était de gratte-ciels de verre et de métal étincelants. Parmi ces interminables immeubles se dressait fièrement le chantier quasi achevé de la Tour Stark.

Espèce de lâche.

Il était Captain America, le Héros des États-Unis. Il avait foncé tête baissé dans la Seconde Guerre Mondiale, combattant Nazis et agents d'HYDRA sans ciller. Il s'était porté volontaire pour tester un sérum expérimental aux lourdes conséquences pour son métabolisme. Et il était incapable de sonner à la porte du fils d'un ami défunt pour demander à visiter son petit-fils.

Mais qu'était-il supposé dire ? Bonjour, je suis Steven Rogers. Non, je ne suis pas mort et maintenant que je suis décongelé, je peux vous tomber sur le dos. Ça vous dit, un match de baseball ? Soit Anthony Stark lui rirait au nez, soit il le mettrait aussitôt à la porte, comme le ferait toute personne dotée d'un grain de bon sens.

Et Jon – Steve ne voulait même commencer à spéculer sur sa réaction. Le garçon avait grandi sans un seul grand-père (et ça faisait un peu mal, de réaliser que Howard n'avait jamais eu l'opportunité dont disposait à présent Steve) et s'en voir imposer un brusquement ? Sans parler du manque total d'expertise du super-soldat sur la question, déjà qu'il ne savait pas comment être un parent, il lui fallait passer illico à l'étape supérieure ?

Pour un peu, il regrettait HYDRA et le Crâne Rouge. Au moins ces problèmes-ci étaient-ils résolus facilement, un bon coup de bouclier en pleine poire et on n'en parlait plus.

Sauf que la Seconde Guerre Mondiale était finie depuis des lustres, et que Steve préférait se voiler la face en se cachant dans un café recommandé par l'Agent Coulson – ce type le mettait mal à l'aise. D'accord, il avait eu des admirateurs, mais pas à ce degré – plutôt que d'affronter la tempête, comme l'aurait fait un soldat digne de ce nom.

Sauf que tu n'es plus un soldat, tu n'es même plus Captain America souffla une voix dans sa psyché. Il n'existe plus de place en ce monde pour un héro, juste pour Steven Rogers. Steve le rien du tout, Steve le perdu dans la foule.

Steve baissa les yeux sur le carnet de croquis posé sur sa table : y avait été tracé au crayon l'horizon de New York, tout hérissé de flèches et de tours, n'attendant que les détails.

La clochette de la porte d'entrée tinta allègrement l'intrusion d'un nouveau client.

« Je te préviens, Jon, il est hors de question que tu commandes autant que la dernière fois. Que dirait Pepper si tu ruinais Stark Industries à force de manger, je te le demande ? »

Une voix de femme, étonnamment grave, dont l'accent était aussi raffiné que l'avait été celui de Peggy. Steve s'était figé à la mention de Stark Industries, et sentit son cœur s'arrêter quand un timbre aigu répondit à la femme.

« Mais je suis en pleine croissance. Tu veux quand même pas que je meure de faim ? »

Le super-soldat tourna la tête en direction de la porte d'entrée.

La femme était grande, assez pour le regarder dans les yeux sans avoir à lever la tête, ou alors pas beaucoup. Elle portait un ensemble chemisier-pantalon d'un vert plutôt saisissant, agrémenté de bottines en cuir et d'une veste noires, un éclat doré scintillant à sa gorge. L'interminable tresse noire retombant jusqu'à ses reins parachevait le tableau.

À côté d'elle, le garçon paraissait proprement minuscule, à peine âgé de sept ou huit ans alors que Steve savait qu'il en aurait bientôt onze. La pâleur de son teint contrastait avec les boucles sombres lui couvrant la tête, qui auraient fait le désespoir d'un coiffeur émérite. Ses lèvres de chérubin se plissaient en une moue boudeuse, dont l'effet adorable était encore accru par son regard de chien battu.

Steve n'osait plus respirer, envahi d'une terreur proprement sacrée. Même alors qu'il se trouvait dans l'avion, en train de plonger vers une mort imminente, même alors qu'il lui fallait esquiver obus et missiles, il n'avait jamais éprouvé pareil effroi.

Bien sûr, la femme tourna la tête, détectant probablement l'intensité de son attention. Ses sourcils parfaitement dessinés se froncèrent d'abord d'incompréhension avant de remonter brièvement sur son front sous l'effet de la réalisation, tandis que son regard se durcissait, adoptant la froideur et l'opacité du verre.

Ce changement d'attitude, tout infime qu'il fut, ne passa pas inaperçu pour sa charge, qui tourna à son tour la tête dans la direction de la table de Steve. Cependant, son visage ne trahit aucune reconnaissance, rien que de la curiosité. Il ne sait donc pas ?

« Jon » finit par lâcher la femme d'un ton parfaitement poli, mais évoquant irrésistiblement un océan glacial où dérivaient des icebergs, « pardonne-moi mais il faut que j'aille arracher les yeux à Phillip. Ou peut-être me contenterais-je de l'étriper. »

« Pourquoi ? » interrogea le garçon un chouïa perplexe.

« Parce qu'il a oublié qu'une relation profitable repose sur le partage d'informations » déclara la femme alors que ses lèvres se retroussaient – et à la vue de ce sourire, le super-soldat se sentit à deux doigts de plonger sous son siège. « Excuse-moi, ça ne prendra que quelques minutes. »

Sur ces mots, elle ressortit du café, plongeant la main dans la poche de sa veste pour en extirper un téléphone portable. Demeuré seul, l'enfant demeura figé une ou deux secondes avant de se diriger droit vers Steve, s'installant sans gêne sur la banquette juste à côté du super-soldat.

« Alors, vous êtes un Men in Black ? » commenta le garçon – Jon – d'un ton vaguement désintéressé, comme s'il évoquait la pluie et le beau temps. « J'imagine qu'en congé, vous portez pas le costume. Une minute, est-ce que SHIELD a un code vestimentaire ? »

Il connaissait l'existence de SHIELD – pas étonnant, Peggy et Howard avaient pratiquement fondés l'organisation à eux deux – sans compter qu'il avait dû être surveillé toute sa vie pour ses liens à Steve et son statut d'héritier du nom Stark – à force, il avait dû se familiariser…

« Ah » parvint à laissa échapper Steve, « SHIELD et moi, c'est… compliqué. »

« Han han » fit Jon, visiblement pas plus concerné que ça, trop occupé à extirper de son sac un carnet à dessin et un crayon, ouvrant le carnet sur une page vierge et y traçant des arabesques.

Le dessin, il aime dessiner, pensa Steve, incapable de détourner les yeux de la petite main occupée à griffonner un profil de femme sur le papier. Et assez réaliste, aussi. Pour un enfant de cet âge, c'était remarquable.

« Tu prends des cours de dessin ? » demanda-il, la voix étonnamment posée en dépit de sa panique intérieure.

« Piano » corrigea le petit distraitement. « Tatie Pepper a essayé de me mettre en cours d'art plastique, mais les profs étaient nuls. Au fait, c'est elle, le dessin. »

« Elle est très jolie » remarqua Steve, plus pour dire quelque chose que pour exprimer son appréciation des charmes du portrait – même si la dame était bel et bien charmante.

« Mmm. Si vous comptez lui faire du plat, Anthony vous a coiffé au poteau » informa le garçon. « Et ça m'a l'air sérieux, alors aucune chance pour que vous puissiez passer derrière. »

Le super-soldat sentit une pointe de perplexité naître en lui.

« Tu appelles ton père par son prénom ? » s'étonna-t-il.

Le crayon s'immobilisa, la pointe se brisant sur le papier.

« Zut. Et j'ai pas emporté mon taille-crayon, en plus. Z'en avez un ? Entre artistes, faut se serrer les coudes. »

Steve loucha du côté de son propre carnet délaissé sur la table.

« Ah, désolé. »

Jon haussa les épaules, permettant à son blouson en jean de glisser de son épaule pour exposer un t-shirt orange délavé. Peut-être aurait-il appuyé ce geste d'une vocalisation si la femme en vert n'était pas revenue à ce moment-là, le visage granitique, s'avançant vers eux avec tout le calme implacable d'un raz-de-marée.

« Avant toute chose, pardonnez ma conduite de tout à l'heure » dit-elle courtoisement. « Je me débrouille un peu mal avec les imprévus, surtout quand ceux-ci auraient pu être évités. »

« T'as pas trop crié sur l'Agent C, tout de même ? » voulut savoir Jon qui retournait son crayon entre ses doigts.

« Il devrait s'en remettre vite » rétorqua superbement la femme. « Et puis, ce n'est pas comme s'il ne le méritait pas. Arranger une rencontre de la sorte ? Il aurait pu contacter Pepper plutôt que de penser d'abord à la manipulation. Déformation professionnelle, je suppose. »

Oh. Bien sûr, c'était Coulson qui avait suggéré ce café en particulier à Steve. L'Agent savait-il que les Stark étaient des clients réguliers ? Auquel cas, une rencontre était inévitable. L'idée d'avoir été mené en bateau laissa un goût amer dans la bouche du super-soldat.

« Enfin, inutile de pleurer sur le lait renversé. Puisque le contact a déjà été établi, que diriez-vous d'un déjeuner en commun ? Histoire de nous présenter correctement. »

D'abord, il crut avoir mal entendu. Sauf que non, ses oreilles marchaient parfaitement, c'était juste son cerveau qui n'enregistrait pas. Un déjeuner en commun. Non. Impossible.

Espèce de lâche. Et puis, si ce n'est pas maintenant, alors quand ?

« … D'accord » finit-il par s'étrangler à moitié. « Disons dans deux semaines ? »

Le temps qu'il se prépare mentalement à l'épreuve – il ne trouvait pas de mot plus approprié.

« Merveilleux » répondit la femme, en lui décochant un sourire trop rempli de dents à la blancheur oppressante.

Tout d'un coup, le ciel semblait à la fois plus sombre et plus dégagé. Steve se refusa à y lire trop de choses.