D'accord, Tony savait que ce n'était pas vraiment chrétien de bicher devant la détresse de quelqu'un – Mary insistait pour être technique et appelait ça du schadenfreude, c'était fou les termes que les gens inventaient rien que pour cataloguer – mais c'était Captain Bannière Étoilée qui s'en prenait plein la poire et Tony était Juif de toute façon, alors exemption, pas de discussion là-dessus.
Hélas, son petit moment de paradis avait pris fin quand la nounou était revenue, traînant dans son sillage deux canetons présentant le même air godiche d'être tombés sur une cravate et de se demander comment ça se mettait – question d'actualité même au sein de l'humanité, Tony en personne n'avait toujours pas décrypté le processus malgré son génie – et pétard, c'était impossible de douter des liens du sang devant pareille expression.
L'ingénieur éprouva une brève mais furieuse envie d'aller pulvériser du Taliban à cette réalisation. Non seulement ça contribuerait à nettoyer le monde, il évacuerait aussi du stress – parce qu'il doutait pouvoir taper sur du boy-scout pur Américain sans que SHIELD lui tombe sur le dos, et il en avait déjà assez d'eux. VDM.
Enfin, point positif, Jon ne semblait pas en extase. Juste paumé et incertain. Toujours ça de pris.
« Si vous voulez bien vous asseoir, messieurs » intervint la voix de Mary, toujours aussi posée qu'à son ordinaire. « Steve, auriez-vous des réserves envers la cuisine indienne ? Parce que dans ce cas, on peut toujours commander autre chose... »
« Oh non » protesta le super-soldat, « ne vous dérangez pas pour moi, madame. »
« J'essaie seulement d'être une bonne hôtesse. »
Ce disant, elle dardait son regard vert radioactif sur Tony qui répondit en haussant les épaules – quoi, vouloir le culpabiliser ? Pourquoi donc se montrerait-il gracieux alors qu'elle le faisait déjà si bien, hein ?
Oh, et voilà que Capsicle lui décochait le sourire cent mille mégawatts – dans le genre timide mais honnête, donc encore plus perfide.
« Anthony a bien choisi quand il vous a épousé. »
L'ingénieur s'étrangla. Jon émit un bruit curieux, le genre qu'aurait produit un chien qui comprend un ordre de travers, complet avec tête penchée sur le côté. Leah cligna des yeux, une fois, deux fois.
« … Je vous demande pardon ? » finit-elle par lâcher, sa perplexité on ne peut plus audible.
Cependant, la Bannière Étoilée commençait à se rendre compte de la boulette qu'il venait de pondre.
« Heum… Vous n'êtes pas Madame Stark ? La femme d'Anthony ? »
« Et puis quoi encore ? » lança le milliardaire qui avait récupéré de son bref étouffement. « On est chez les Stark, ici, pas les Targaryen. »
« Quoi ? » fut la réponse de Capsicle qui ouvrait des yeux ronds – zut, un coma de soixante-dix ans vous empêchait de rester à jour question pop culture. Comment Tony allait-il pouvoir l'asticoter ? Une injustice criante, voilà ce que c'était !
« Stark et Targaryen comme dans Game of Thrones » précisa Jon en zyeutant son ancêtre d'un drôle d'air – forcément, une révélation d'inculture à ce degré, ça vous fichait un coup. « C'est genre Le Seigneur des Anneaux, juste encore plus déprimant. Les Stark, c'est la famille qui s'en prend plein la figure rien que parce que c'est des gens biens, et les Targaryen, c'est l'ancienne famille royale qui élève des dragons et qui brûle tout le monde. »
« Et qui pratique l'inceste » rajouta Tony en frissonnant – sérieusement, lui et Leah ? Juste non. Il aurait moins de réticences à partager une nuit folle avec Rhodey, lequel n'avait aucun penchant pour la jaquette, ce qui en disait long sur la probabilité de l'événement.
Le super-soldat avait tourné à une jolie teinte cramoisie, se donnant des airs de tomate fraîchement mûre.
« Oh… Je suis vraiment désolé, c'est juste qu'après vous avoir vue avec Jon au café, j'ai pensé que vous étiez sa belle-mère... »
Leah agita faiblement sa main pâle aux ongles laqués d'or.
« Vous me faites honneur, mais je ne suis que la gouvernante. Ou fille au pair, comme vous voudrez. Je suis là pour m'occuper des enfants, c'est-à-dire Johnny qui est un ange et Anthony qui est un vrai monstre. »
« Mary ! » s'écria le génie d'un ton pleurnichard. « Comment oses-tu ? Moi qui suis un exemple de philanthropie ! »
« Dois-je te rappeler la mousse carbonique expérimentale ? Si ceci n'était pas une flagrante démonstration d'immaturité, j'aimerais connaître ta définition du terme. »
Tony décocha à son employée une moue de chien battue – lèvre tremblante, yeux humides écarquillés, la totale.
« Tu n'as aucun sens de l'humour. »
« Parce que tu as monopolisé assez pour deux » rétorqua la brune platement. « Ne t'en prends qu'à toi-même. »
L'inventeur jeta les mains en l'air.
« Personne ne m'aime ! J'ai plus qu'à me consoler dans la malbouffe ! Dis voir, t'as pas confondu sauce moghol et decan, cette fois ? »
« Les sauces ont été apportées à part. »
« Ma fée du logis ! » s'extasia Tony. « Je t'ai dit que tu es géniale ? »
Leah roula des yeux, un léger sourire aux lèvres.
« Pas assez. Et pour la énième fois, une sorcière et une fée, ce n'est pas pareil. »
« Quand elles sont belles, si » affirma le génie. « Bon, on y va ? Prems sur le bœuf massala. »
Steve n'était pas très au courant des us et coutumes du gratin, mais il était pratiquement sûr que celui-ci s'abstenait de commander des plats à emporter ou de permettre à la nourrice de s'asseoir à la table de ses employeurs.
D'un autre côté, Howard ne lui avait jamais paru typique du gratin – un peu gâté et naïf, mais sinon, il aurait pu aller se promener à Brooklyn sans attirer l'attention. Alors pourquoi s'étonner que son fils l'émule sur ce point ?
Anthony Stark. Il était… différent d'Howard. Le super-soldat ne se rappelait pas avoir jamais vu son ami aussi ouvertement hostile. C'était comme de regarder une photographie brouillée – vous saviez qui était supposé figurer dans le portrait, mais vous n'arriviez pas à le reconnaître. D'une certaine manière, c'était presque pire que d'apprendre la mort d'Howard.
Non, il ne pouvait pas se concentrer là-dessus, il finirait par avoir un accès de dépression et ça ruinerait la journée. Voyons, que dire ?
« … Vous avez peut-être un peu exagéré en passant la commande, non ? »
Depuis qu'il était devenu un super-soldat, l'appétit de Steve avait pris des proportions scandaleuses, mais il doutait sérieusement pouvoir finir à lui seul la quantité de nourriture déployée sur la table. Il y avait opulence et il y avait indécence.
« Du tout » affirma la gouvernante – comment s'appelait-elle ? Anthony la nommait Mary mais Jon employait Tilly qui ressemblait plus à un diminutif pour Mathilda, « Johnny a atteint cette période de la vie où il engloutit tout ce qu'il voit... »
« Je suis en pleine croissance » se défendit le garçon, du haut de son mètre cinquante-quatre.
« Et Anthony se transforme en chancre dès qu'il sort de son laboratoire parce qu'il oublie de manger quand il s'y trouve... »
« C'est pas que j'oublie ! » protesta l'inventeur. « J'ai juste plus important à faire ! »
La brune lui adressa un regard pas du tout impressionné, le genre qu'on réserve au chien qui s'oublie sur le parquet tout juste ciré.
« Tu reconnais qu'il y a plus important que ta personne ? » glissa-t-elle perfidement.
« Rareté des raretés, alors n'en fais pas une habitude » renifla le génie, le nez en l'air.
Misère, ils sont pire que Bucky et Kitty, songea Steve non sans une pointe de nostalgie. De toute sa vie, son meilleur ami n'avait probablement craint que le démon à roulettes lui tenant lieu de petite sœur. Qu'est-ce qu'elle est devenue après la guerre ? Quand les soldats sont rentrés et que son frère n'était pas avec eux ?
« Dites, le poulet, vous le préférez paprika ou citron vert ? » interrogea presque timidement une petite voix du côté de son coude.
Jon le considérait avec l'air méfiant d'un soldat se demandant si la grenade qu'il tient vient de perdre sa goupille et s'apprête à lui arracher le bras. Le blond prit son expression la plus rassurante.
« Ah – je sais pas, j'ai jamais goûté ce genre de cuisine... »
Bizarrement, cela ne parut pas consoler le petit. En fait, Steve avait l'impression tenace qu'il venait de dégringoler encore plus dans son estime
Comme pratiquement tous les garçons américains d'un certain âge, Jon vouait un certain respect à Captain America – l'homme était après tout une figure majeure de la Seconde Guerre Mondiale, le tout premier super-héros de l'histoire moderne.
En revanche, son respect pour Steve Rogers l'individu avait pris un sacré coup dans l'aile. Comment pouvait-il être apparenté à quelqu'un qui ne connaissait même pas Le Monde de Narnia ? Non, il fallait pallier cette inculture au plus pressé.
En rétrospective, essayer d'introduire son grand-père à la culture moderne en élaborant sur Game of Thrones n'était probablement pas le meilleur choix – c'était tout de même du lourd, cette histoire. Mais quoi, qui nierait que c'était captivant ?
« … Une minute, qui est sensé être le héros ? Les Lannister, les Tyrell ou les Targaryens ? »
« Héééé… Les fans penchent plus vers les Stark, ça doit être parce qu'ils en bavent. Surtout Jon, même si c'est un émo endurci. »
Les sourcils blonds de Steve se haussèrent.
« Jon… ? »
« Me regardez pas ! » s'écria Tony alors que le garçon sentait ses joues s'embraser. « J'étais pas là pour l'acte de naissance, alors prenez-vous-en à sa geek de mère – oh. »
L'atmosphère venait subitement de prendre une épaisseur très gélatineuse, typique de l'embarras mondain. Jon avala sa salive. Tilly paraissait coincée et Tony fixait son verre. Steve semblait juste… incertain. Coincé entre deux émotions.
« … Désolé. »
Là, c'était déroutant. Tony ne s'excusait qu'en de très rares occasions, à des individus soigneusement choisis, et Jon aurait juré que le super-soldat n'appartenait guère à ce club restreint. Celui-ci eut un petit sourire très faux.
« Ne vous en faites pas. »
Jon était mitigé. D'accord, il savait que techniquement, c'était affreux de perdre quelqu'un de sa famille. Mais Steve n'avait jamais rencontré Sarah Jean, alors pourquoi pleurait-il la mort d'une inconnue ?
D'un autre côté, le super-soldat n'avait sans doute pas de substitut acceptable à sa fille. Pas comme Jon avait Tilly et tante Pepper.
