Ça y était. Après un peu moins de cinq ans de préparation, ça y était enfin. Elle y était.

Hermione Granger se trouvait entre les murs de Poudlard, prête à vivre sa grande aventure, prête à aider son idole. Elle en marchait presque trois mètres au-dessus du sol – était-ce possible, d'ailleurs ? Cela ne l'aurait pas étonnée, une simple affaire d'inversion de la gravité et le tour était joué.

Non, elle devait se concentrer. Elle devait enregistrer le plus possible, imbiber toutes les informations à proximité. C'était sa mission, et hors de question qu'elle échoue.

Elle prévoyait déjà de mentionner le mépris franc dont elle avait été l'objet lorsqu'elle avait aidé le pauvre Neville à chercher son crapaud. Oh, Madame Locke avait bien évoqué l'attitude pour le moins élitiste des familles sorcières établies, mais ça n'en restait pas moins scandaleux et enrageant.

Puis, même si le château avait été somptueux, digne d'une illustration pour les contes de Perrault ou des frères Grimm, elle n'en avait pas moins éprouvé une vague déception en posant les yeux sur Dumbledore, le grand directeur de Poudlard et détenteur d'une profusion de titres assez longue pour contenir toutes les lettres de l'alphabet. Oh, il semblait gentil, l'allure d'un vieux grand-père doucement gâteux qui vous passe tous vos caprices.

Mais il n'avait pas l'air d'un sorcier réellement puissant, comme Madame Locke était puissante. C'était évident dès qu'on la rencontrait, elle n'avait nul besoin d'en faire étalage alors que c'était inscrit dans sa posture, dans ses yeux, dans le recoin de ses lèvres. Un fauteuil en chintz devenait un trône lorsqu'elle daignait s'y asseoir.

Alors que Dumbledore réussissait l'exploit de transformer son imposant siège directoral en fauteuil de chintz. D'une certaine manière, c'était impressionnant, mais à l'opinion d'Hermione, c'était surtout très décevant.

Elle s'obligea à revenir sur Terre alors que la répartition battait son plein, c'était presque le moment, presque son moment…

« Granger, Hermione ! »

De son pas le plus assuré, elle alla se percher sur le tabouret et se tint bien droite tandis que le Choixpeau était abaissé sur sa tête, lui recouvrant les yeux et la plongeant dans le noir.

« Voyez-vous ça » souffla une voix dans son oreille. « Une telle ambition à ton âge, voilà qui est rare… Tu as une idée très précise de ce que signifie être une sorcière, n'est-ce pas ? »

Aussitôt, le visage de Madame Locke – majestueuse, assurée, sereine – s'imposa à l'esprit de la jeune fille de bientôt douze ans.

« Un modèle auquel tu aspires de toutes tes forces » poursuivit la voix, « une idole que tu désires satisfaire… non, impressionner. Tu veux lui prouver que tu es digne de ses efforts, digne de son attention, et pour cela il n'est rien de trop dur, de trop insurmontable... »

Un bruit de ballon qui se dégonfle – était-ce ainsi que soupirait un chapeau ?

« Si je te place à Serpentard, tu finiras morte ou tu quitteras l'école en un mois. Quel gâchis, Salazar aurait été si fier de ton talent… Voyons, où te mettre en ce cas ? »

Hermione pinça les lèvres. Apprendre. Je suis là pour apprendre.

« Oui, c'est vrai. Mais pas juste apprendre, tu veux découvrir. Comme un enfant découvre avec son kit de chimie, comme il expérience, comme il joue. Très bien, tu devrais te plaire à SERDAIGLE ! »

Un flot de lumière et de bruit assaillit Hermione alors que le Choixpeau était soulevé de sa tête. Radieuse, elle s'empressa d'aller rejoindre la table aux bannières bleu et bronze, une fille d'origine asiatique se poussant obligeamment sur le banc pour lui faire de la place.

« Bienvenue au nid, petite aiglonne » la salua un garçon à la poitrine ornée d'un badge brillant de préfet. « Si tu as des questions, n'hésite pas à les poser. »

« Merci beaucoup » répondit Hermione avec un petit sourire – toujours être courtoise, répétait Madame Locke, « mais je peux attendre la fin de la répartition. On ne sera pas interrompus. »

« Pas faux » admit son interlocuteur de bonne grâce.

Au fur et à mesure que les noms défilaient, l'atmosphère se chargeait de tension, à la manière d'une assemblée au théâtre quand le numéro vedette approche. Hermione pouvait deviner ce qui excitait autant la salle, et elle ne se trompait pas car la lourdeur de l'air se fit tangible quand le professeur McGonagall appela :

« Potter, Harry ! »

La salle retint son souffle.

Et personne ne s'avança.

« … Potter, Harry ! » appela de nouveau le professeur, cette fois avec un brin d'agacement. « Monsieur Potter pourrait-il venir ? »

Toujours rien. Des murmures commençaient à circuler entre les bancs, comme un essaim de frelons hésitant à fondre sur une proie. Au-dessus de la table des enseignants planait un nuage de stupéfaction, d'irritation et d'inquiétude menaçant de tourner très rapidement à la catastrophe.

Indiscutablement mal à l'aise, Dumbledore adressa un signe à une McGonagall troublée qui s'empressa d'appeler le nom suivant, mais le mal était fait et les cerveaux tournaient déjà à plein régime pour élaborer les spéculations les plus folles.

Et bien, voilà qui devrait intéresser Madame Locke.


Albus Dumbledore cédait rarement à la panique, pour la bonne et simple raison que ses nerfs trempés par une vie moins paisible qu'il ne l'aurait voulu ne le lâchaient qu'en cas de pur et total cataclysme. La situation présente méritait amplement l'étiquette de cataclysme, et pas seulement car Poudlard – une école qui tirait fierté de son encadrement des élèves – avait réussi à perdre un étudiant.

Et pas n'importe quel élève. Un né-moldu, passe encore. Un sang-pur, passe encore. Mais Harry Potter, manquer la répartition ? Il voyait déjà les gros titres de la Gazette – le garçon était une célébrité, le moindre de ses mouvements ne manquerait pas de causer des vagues. La crédibilité de Poudlard tomberait en flèche, et le conseil d'administration exigerait des réformes, lesquelles leur permettraient comme par hasard d'exercer une influence accrue sur l'école – Lucius Malfoy ne laisserait jamais pareille occasion lui filer entre les doigts.

Le seul remède était de pallier la catastrophe au plus vite. Un rapide interrogatoire révéla qu'aucun enfant répondant à la description de Harry Potter fournie par Arabella – petit avec des lunettes, le portrait craché de James avec les yeux de Lily – n'avait été vu à bord du Poudlard Express, donc Harry n'était jamais monté dans le train. N'avait-il pas pu accéder au quai ? Pétunia Dursley aurait dû se rappeler la procédure – ou le garçon était-il tombé malade et sa tante voulait-elle attendre qu'il guérisse avant d'aller à l'école ?

Tout de suite après le festin de début d'année, Dumbledore s'était rendu dans son bureau pour obtenir de Fumseck que le phénix l'amène à Privet Drive plongé dans les ombres. Il savait que ce n'était pas du tout courtois de déranger la famille d'un élève alors qu'il était déjà vingt et une heures du soir, mais la situation l'exigeait.

Il lui fallut sonner au moins cinq fois avant que Pétunia ne vienne lui offrir, arborant une expression renfrognée à faire rancir la crème – laquelle mua en stupeur et hostilité dès qu'elle réalisa qui se tenait sur son paillasson.

« Vous » siffla-t-elle.

Dumbledore lui sourit contritement.

« Mme Dursley, je suis navré de vous troubler à une heure si indécente, mais il s'agit de votre neveu. »

Elle le regarda bêtement.

« Quoi, mon neveu ? En quoi cela me regarde-t-il ? C'est le problème de Lily » cracha la femme, et Dumbledore sentit ses sourcils se froncer.

« Mais… Pétunia, votre sœur est morte. »

La femme recula, à croire qu'il venait de la gifler.

« Quoi… ? »

« Je vous l'avais écrit » insista le vieux sorcier. « N'avez-vous pas lu ma lettre quand vous avez pris Harry en charge… ? »

« Je le SAVAIS ! » éclata brusquement Pétunia. « Je le savais que vous la tueriez – je lui avais dit – disparaissez ! Monstre ! Meurtrier ! »

Il essaya de parler mais elle lui claqua la porte au nez dans un sanglot, le laissant planté stupidement sur le pas de la porte tandis que les fenêtres des maisons voisines s'éclairaient, sans doute alarmées par le bruit.

Il ne s'attendait pas à cette réaction. Pétunia aurait dû lire la lettre, après avoir trouvé Harry, au moins pour une explication. À moins…

A moins qu'il n'y ait eu ni enfant ni lettre à trouver sur le pas de sa porte.

Dumbledore s'efforça d'étouffer cette horrible pensée. Tous les rapports d'Arabella certifiaient que Harry Potter vivait bien chez sa tante, et ses instruments allaient dans ce sens – il aurait fallu une maîtrise de l'arcane exceptionnelle, rien moins que divine pour les tromper.

En un tournemain, il transplana dans le salon d'Arabella, déterminé à éclaircir cette confusion…

Et fut accueilli par une odeur poussiéreuse de cadavre desséché.

L'origine de l'odeur gisait couchée sur le sofa, revêtue des lambeaux d'une robe de chambre. Inutile de pratiquer la divination pour comprendre qu'il s'agissait d'Arabella – et vu l'état des restes et les cartons entassés dans la pièce, elle était morte peu de temps après avoir emménagé à Privet Drive.

Et juste comme ça, la tempête menaçant les plans soigneusement élaborés par Dumbledore se mua en ouragan.