26 octobre 2011
« Comme vous pouvez vous en douter » déclara Leah en indiquant d'un geste majestueux les deux enveloppes dodues de papier kraft déposées sur la table, « ma petite excursion en Europe s'est avérée des plus fructueuses. Avant de commencer, auriez-vous une préférence pour… ? »
Steve jeta un bref coup d'œil en biais à Tony – d'une pâleur perturbante sous son éternel hâle et assis si près de Pepper qu'il aurait facilement pu s'appuyer contre elle – et décida aussi bravement que prévisiblement de se sacrifier.
« La piste irlandaise, s'il vous plaît » fit-il de sa voix la plus ferme.
La commissure des lèvres de la brune se retroussa fugacement tandis qu'elle ouvrait l'enveloppe de gauche pour en retirer la photographie en noir et blanc d'une fille d'environ une dizaine d'années, les nattes serrées de ses cheveux pâles retombant sur le devant de sa sévère robe sombre.
« Sarah Deirdre Ross » annonça la sorcière, « le lendemain de son arrivée à l'orphelinat Sainte Brigitte des Landes, situé à Dublin, âge estimé de onze ans, début août 1895. Elle a prétendu n'avoir aucun souvenir de sa famille biologique et personne n'est venue réclamer une enfant correspondant à son signalement, si bien qu'elle est restée à Sainte Brigitte jusqu'à sa majorité sept ans plus tard. Veuillez noter la similitude du cas avec celui de feu Marius Black, recueilli par l'église Saint Jean Baptiste de Covent Garden à Londres en septembre 1929 et prétextant l'amnésie pour son incapacité à fournir des renseignements sur ses parents. »
Steve parvint à s'arracher à la contemplation du visage juvénile de sa mère pour plisser le front.
« Vous ne pensez pas qu'il s'agisse d'une coïncidence. »
Leah poussa un soupir.
« Plutôt, je sais que ça ne l'est pas. Nous sommes ici en présence d'un scénario hélas encore trop fréquent à l'époque actuelle, l'abandon d'un enfant Cracmol. »
« Un quoi ? » fit Pepper, l'air offensée de ne pas connaître la terminologie appropriée à la discussion en cours.
« Un Cracmol » répéta la sorcière, « ou un Blanc comme on dirait aux États-Unis. Comme balle à blanc ou coup à blanc, une attaque qui n'a pas les ressources nécessaires pour devenir efficace. Autrement dit l'inverse d'un sorcier ou d'une sorcière de première génération, qui est un enfant parfaitement ordinaire né de parents magiques. »
« Tu disais que c'était comme les yeux bleus » intervint Tony d'un ton morne. « Quand tes parents ont les yeux bleus tous les deux, c'est impossible que tu en ais de bruns. »
« Pas impossible » rectifia la brune, « juste très improbable. Et comme tous les événements rares, la famille tend à réagir irrationnellement et à chercher à se débarrasser de la source du malaise, en l'occurrence leur propre enfant. »
« Vous êtes en train de me dire » articula précautionneusement Steve qui sentait sa tension artérielle grimper inexorablement, « que ma mère... »
« Votre mère, Capitaine, est née la première fille et première enfant de Lewis Ross et Artemisia Smith le 12 février 1884, dans la campagne à proximité du site de Tara. Les Ross étaient un couple petit-bourgeois, mais leur mentalité était assez raciste pour l'aristocratie de l'époque. Si bien que lorsque leur fille n'a pas reçue d'inscription à Poudlard, ils se sont empressés de la jeter à la porte, n'ont plus jamais parlé d'elle et ont conçu une autre fille qui, elle, a eu le bon sens de naître sorcière. »
Le super-soldat éprouva l'envie subite de courir jusqu'en Irlande pour aller vandaliser une paire de tombes.
« … Tout ça parce qu'elle n'était pas ce qu'ils voulaient ? » se borna-t-il à cracher.
Leah lui adressa un sourire rempli de dents.
« Rassurez-vous, le Destin a trouvé moyen de leur jouer un vilain tour en représailles, en l'occurrence Isobel – c'était le nom de leur cadette – s'enfuyant pour épouser un charmant jeune homme absolument dépourvu de magie, prénommé Robert McGonagall. Le scandale au village a été assez mémorable, au point que les Ross n'ont plus jamais reparu en société et sont morts assez rapidement – moins de vingt ans après, ce qui est assez court dans l'espérance de vie magique moyenne. »
Elle fit glisser en direction de lui un feuillet où s'étalaient trois adresses en élégantes arabesques.
« Les coordonnées des enfants d'Isobel, juste au cas où. Elle-même n'est malheureusement plus parmi nous. »
Steve se borna à retourner le papier entre ses doigts, ne sachant que dire. Si les Ross avaient bien agi comme si Sarah (leur propre fille) n'avait jamais existé, ces gens savaient-ils seulement qu'ils avaient de la famille ailleurs ? Et même alors, comment prendraient-ils l'apparition d'un cousin américain à la jeunesse trompeuse sur le pas de leur porte ?
Leah avait à présent ouvert la seconde enveloppe. Tony s'était raidi imperceptiblement sur son siège.
« Maria Di Angelo » annonça-t-elle, la voix frémissant très légèrement. « Née à Florence en novembre 1926, de Nicolà Di Angelo et Bianca Cerrera. Là encore, une famille assez aisée pour vivre dans le confort, mais rien de très notable dans leur histoire. Contrairement aux Ross, ils n'avaient de magie que depuis quatre générations dans le cas des Di Angelo, et Bianca était carrément une première-génération. »
La photographie était animée, cette fois, mais les sujets se bornaient à des sourires discrets. Il s'agissait d'un portrait de couple : l'homme en habit noir avait un profil de marbre romain à l'expression un tantinet arrogante, la femme en robe vaporeuse avait des lèvres charnues, une peau foncée et quelques mèches crépues s'échappaient de sa coiffure.
Tony loucha sur la peau mate de son avant-bras.
« Hum. Maintenant je saurais pourquoi Johnny a des frisettes pareilles. »
« Tu avais les mêmes sur tes photos d'enfance, non ? » rappela Pepper.
« Trop dur à peigner, alors j'ai tout coupé dès que j'ai pu aller seul chez le coiffeur. Dès que j'oublie un peu longtemps, ça se remet à boucler comme l'enfer. »
« Quand elle a eu onze ans » poursuivit Leah, « Maria a reçu le choix d'aller soit à Beauxbâtons, l'alma mater de sa grand-mère Di Angelo, soit à La Scuola Toscana, l'académie de sa région de résidence. Elle a choisi Beauxbâtons par désir de voir du pays et y a étudié de 1938 à 1945, après quoi elle a décidé qu'elle s'intéressait à une carrière musicale et est entrée au conservatoire. Elle s'est faite vite remarquer comme une joueuse très expressive et passionnée, si bien qu'elle n'a pas tardé à effectuer des tournées en France et en Italie. En 1957, le monde magique ne lui suffisait plus, elle a voulu se lancer sur la scène non-magique avec un concert à Paris... »
« L'Opéra, pour la mi-janvier » souffla Tony, le regard vague, comme s'il fixait une scène à travers le brouillard, et Steve se demanda de quoi il s'agissait – de Howard assis dans un fauteuil de velours, lentement envoûté par les sons que la pianiste florentine tirait de son instrument ?
Leah avait le visage vaguement pétrifié de ces statues cherchant à exprimer le chagrin.
« Deux ans après, tout était fini. Bianca est tombée très malade en apprenant ce qu'avait fait sa fille, elle a fini par décéder en 1962. Suite à quoi, Nicolà s'est retiré de la vie publique, et il a vécu en ermite jusqu'à sa propre mort en 1997. Tout son patrimoine est allé à un cousin du côté français, le seul parent en mesure d'hériter puisque l'État magique italien avait déclaré la mort de Maria effective à compter de… vous savez. »
« Mais elle n'était pas morte » protesta Tony d'une petite voix.
« Anthony » intona doucement la brune, « tous les cas de perte totale de magie enregistrés dans les archives sorcières se soldaient par la mort du patient moins de six mois après. Comment voulais-tu qu'ils sachent que Maria serait différente ? »
« Juste parce qu'on n'a jamais vu que des cygnes blancs, ça n'invalide pas la possibilité qu'un cygne noir existe » insista l'ingénieur.
Pepper lui toucha l'épaule du bout des doigts.
« Tony… tu ne peux rien y faire. Ta mère était une femme adulte quand elle a effectué ce choix. Elle connaissait les conséquences. Oui, elle s'est rendue très malade. Mais est-ce qu'elle était malheureuse ? »
Tony baissa les yeux vers ses mains calleuses, reposant inertement sur ses genoux.
« … C'est quand même effrayant, de se faire autant de mal parce que tu veux vraiment quelque chose. »
« Oui, tu sais de quoi tu parles, n'est-ce pas ? » commenta la rousse d'un ton badin.
Le sourire qui apparut sur le visage de Tony était une petite chose qui disparut aussi vite qu'elle était arrivée, mais c'était néanmoins un sourire.
