18 décembre 2011
Alma considérait sa valise d'un œil vitreux, se demandant pour la énième fois comment elle avait pu en arriver là.
Cette question, bien sûr : c'était entièrement la faute de Petit Bleu. Dès qu'il avait su qu'elle prévoyait de rester au château pour les vacances – parce qu'elle refusait de s'infliger le foyer d'accueil plus longtemps que le strict nécessaire – il avait aussitôt décrété qu'elle devait absolument venir passer le réveillon chez lui, balayant toutes ses objections avec l'insouciance des gosses de riche qui n'entendent jamais assez non pour que ça devienne un concept à leurs yeux.
Même cette vieille rombière de Yewbeam avait accepté de la laisser replonger en milieu non-maje pour deux semaines (le choc !), ce à quoi Petit Bleu avait joyeusement déclaré que sa nounou savait très bien convaincre – annonce qui avait rempli Alma à parts égales de stupéfaction, admiration et épouvante, parce que le genre de femme que ça devait être, cette nounou…
Elle savait d'avance que ces vacances finiraient en catastrophe. Elle avait beau être totalement coupée de la société ordinaire depuis qu'elle avait huit ans, elle n'en connaissait pas moins le nom Stark, le contraire eût été impensable. Tony Stark était pratiquement Dieu le père dans les milieux d'affaires : il apparaissait où ça lui chantait, il pouvait faire n'importe quoi, et il savait absolument tout.
Rien qu'un coup d'œil à la gosse que son fils lui ramenait et il saurait. Pas d'échappatoire possible.
« Al-MA ! » vociféra joyeusement un timbre strident au bas de l'escalier. « Tu t'es pomponnée bien comme il faut ? »
Elle ferma les yeux, s'autorisant une brève grimace avant d'ouvrir la bouche pour brailler sa réponse :
« Ouais ! »
« Géant, parce que d'après Ollie, sa marraine est juste dans le grand hall, et elle n'attends plus que nous ! Tu verras, Los Angeles côté coulisses, c'est de la folie. »
Bon, ben, en avant toute, alors.
« Une seconde » lâcha Steve d'un ton assez plat pour prétendre être une limande, « ton fils sort de l'école aujourd'hui, tu ne l'as pas vu depuis quatre mois, et tu ne cours pas le ramener à la maison ? »
« Il veut passer l'après-midi avec deux copines » révéla Tony sans lever le nez de son écran où s'affichaient des lignes de code informatique. « Avec les antécédents que j'ai, tu me trouverais crédible si je lui interdisais de s'offrir une virée en ville avec une fille à chaque bras ? »
Le super-soldat fronça les sourcils, considérant visiblement l'exemple fallacieux.
« Si cela vous rassure, Capitaine » intervint le timbre neutre de Jarvis, « les enfants se trouvent sous la surveillance de Mme Angel. Ils ont actuellement acheté des tickets de cinéma pour visionner le dernier opus du père de Miss Olivia... »
« Quoi ? » sursauta Tony, se raidissant brutalement. « Le film d'horreur ? »
« Aucun des films tournés par M. Vertigo ne rentre dans la catégorie de l'horreur » rectifia l'intelligence artificielle. « Tout au plus a-t-il versé dans le thriller psychologique avec la sortie l'année dernière de Hématomes, que beaucoup ont accusé de rendre trop sympathique un kidnappeur éphébophile... »
« C'est bien ce que je disais, un film d'horreur » s'entêta l'ingénieur. « Annule-moi illico cette réservation, compris ? »
« Votre fils et ses amies sont déjà dans la salle, monsieur, et vous n'êtes pas à jour dans l'actualité cinématographique. Pour les vacances de Noël, M. Vertigo a voulu donner dans la comédie romantique, d'où La panique est une réponse naturelle à l'amour... »
« C'est un titre, ça ? » s'étonna Steve.
« Autant que Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages, si je ne m'abuse » commenta Jarvis non sans une pointe d'espièglerie. « Et j'ai fini les recherches exigées, monsieur. »
Tony renifla, l'air dégoûté.
« Et ça t'a pris une minute et demie ? Programme has-been ! Tu es sensé être parfait ! »
« Je ne suis que la simple représentation de mon créateur » riposta l'intelligence artificielle.
Décidément, songea Steve, pour endurer Tony Stark au quotidien, il fallait aimer la conversation façon tennis, vu que que ça n'arrêtait pas de ricocher dans tous les sens.
Leah était occupée à consulter le dernier rapport fourni par Black – l'homme avait beau ne lui inspirer que froideur, force était de lui reconnaître une instruction plutôt approfondie quoique datée concernant les acteurs de la scène politique anglaise du côté sorcier – quand Anthony vint s'asseoir à côté d'elle sur le canapé, un whisky à la main. Ouille, ça sentait son humeur mélancolique.
« Harlan Wade » attaqua-t-il bille en tête. « J'ai jamais eu trop affaire à lui, même avant l'Afghanistan. C'était le genre résultat, résultat, résultat, et on s'en fout des méthodes, tu vois ? Genre ce bon vieux Ross mais sans les trois kilos de médailles. »
Leah posa précautionneusement sa liasse de feuillets papier sur la table basse en verre.
« Tu dirais donc qu'il poursuivrait une avenue de recherche au détriment des dégâts laissés dans son sillage, fussent-ils humains » se borna-t-elle à traduire.
L'ingénieur but une longue gorgée d'alcool.
« Je sais que certains boulots, ou certains milieux, ça te bouffe la cervelle. Merde, j'ai une raison de pas vouloir emmener Jon aux soirées de la haute, en dehors du déguisement de pingouin qu'il serait obligé de porter et de la cuisine immonde. Tu veux bousiller un môme ? Évite de penser en dehors du cadre et laisse filer. N'y pense pas comme à un gosse, faut le regarder et ne voir qu'une future carte qui te servira peut-être contre les autres cons de ton espèce. »
Patiemment, elle attendit pour qu'il continue de dévider le fil de sa réflexion.
« Jarvis m'a tout repêché. Le diagnostic du docteur, quand la petite a commencé à se faire bizarre – trois ans, tu te rends compte ? Les compte-rendus d'expériences, les évaluations physiques et psychiques, ils lui ont tout fait et je dis bien tout pendant cinq ans. Wade avait tout signé. Et puis, le certificat de décès est sorti, deux jours avant qu'elle fête ses huit ans. »
Ah. Leah fit de son mieux pour garder des intonations neutres alors qu'elle répondait :
« Tout arriéré et raciste qu'il soit, les intentions du MACUSA sont majoritairement pures. Protéger la jeune génération magique est un de leurs objectifs noyaux, surtout depuis le fiasco Bellebosse de 1927. Si vraiment tout indique qu'un enfant sorcier court un sérieux danger à rester dans son foyer d'origine, ils n'hésiteront pas à retirer l'enfant du milieu toxique et à prendre n'importe quelles mesures pour empêcher le danger de suivre. »
Et faire croire à une mort conserve toujours son efficacité, se refusa-t-elle à ajouter.
Anthony fixait le contenu ambré de son verre. Elle lui toucha gentiment l'épaule du bout des doigts.
« Hé. C'est de la vieille histoire. C'est fini, c'est écrit, tu ne peux plus y toucher. Alma n'est plus la responsabilité de son père, et même s'il la retrouve, tu crois que personne ne bougera pour empêcher qu'il lui fasse encore du mal ? »
« C'est juste… Harlan. Je ne comprends pas » souffla Tony, et sa voix avait la texture fracassée de qui a éprouvé un tel choc que les larmes ne parviennent plus à venir.
Les longs doigts blancs de la sorcière se resserrèrent sur l'épaule de l'ingénieur. À elle aussi, l'humanité échappait, surtout dans ce genre de cas.
En toute objectivité, le film n'avait rien innové, se bornant à reprendre à la sauce gay une recette pour le moins éculée : le fils aux abois décide de prétendre sortir avec son voisin qui soupire après lui depuis des lustres afin de faire illusion devant sa famille, seulement pour tomber dans son propre piège, et les situations cocasses ou gênantes de défiler…
Tout de même, c'était sa première sortie cinéma depuis des lustres, le pop-corn et Pepsi avaient coulé à flots, et Olivia n'avait pas été avare de détails concernant les déboires de la production.
Hélas, comme toutes les bonnes choses ont une fin, elle se trouvait à présent dans le salon d'un manoir à Malibu, attendant que le couperet s'abatte tandis que Petit Bleu se pendait au cou d'une rouquine dont l'esprit dégageait habitude, affection et curiosité.
« Tatie P, puis-je te présenter mon nounours personnel, Alma Wade. Alma, viens faire la bise à Pepper, vaut mieux pas la mettre en rogne ou tu devras finir tes jours en exil dans l'Antarctique, parce que c'est elle la vraie dirigeante de Stark Industries et elle n'a pas honte d'être une femme puissante, prends exemple sur elle. »
« Alors, jeune fille, pas trop débordée par l'enthousiasme Stark ? » demanda gentiment la femme, une lueur de connivence dans l'œil.
« Je… gère » hasarda Alma, pas très sûre de la véracité de ces mots.
« Bienvenue au club, alors. Si tu sens que tu patauges, viens me voir ou parle à Rhodey, nous avons de l'expérience pour ce qui est d'endurer le caractère Stark. »
« Tu lui reproches quoi, à mon caractère ? » pesta une voix boudeuse en provenance du couloir.
« D'être trop exubérant pour nous autres pauvres mortels » lâcha Pepper tandis que le propriétaire de la voix apparaissait dans le salon.
Tony Stark était indiscutablement le père de Jon : même petit gabarit couronné de boucles brunes, même posture trompeusement nonchalante, même… froid incontournable là où auraient dû résider les pensées…
Comment ils font ça ?!
« Alma ? Alma, ça va ? »
Elle revint à la réalité en battant des paupières : l'attention générale était fixée sur elle maintenant, bravo championne.
« C'est rien » assura-t-elle platement.
« Si tu le dis » fit M. Stark qui ne semblait pas en croire un mot.
Il avait des yeux remarquables, quasi tricolores : un doré intense entourant l'iris, fonçant jusqu'au marron chocolat en progressant vers l'extérieur, encerclé d'un fin liséré vert lumineux. Pas du tout comme le céleste bleu estival des yeux de son fils et pourtant exactement pareils dans leur chaleur et intensité.
Alma permit aux commissures de ses lèvres de se retrousser très légèrement.
