Nick avait eu un avant-goût de la vraie dinguerie de l'univers dans les années quatre-vingt-dix, et décidé qu'il préparerait sa planète à affronter cette dinguerie bien plantée sur ses deux pieds, sans vaciller. Ce n'était jamais agréable de voir tous ses efforts s'écrouler ou s'avérer insuffisants, ceci dit.

L'actuel fléau de son existence était assise en face de lui, sous la forme d'une petite vieille dame italienne au regard noisette amusé, qui se trouvait être un alien assez puissant pour prétendre être une divinité Viking, laquelle divinité avait dirigé une attaque contre la Terre sous l'effet d'un lavage de cerveau, et qui en outre détenait une identité humaine ayant péri plus de vingt ans auparavant mais toujours pourvue d'un fils en mesure de coller de sérieux bâtons dans les roues de SHIELD si jamais il jugeait que sa mère courait un risque.

Un résumé pareil justifiait tout à fait le regard noir que l'Afro-Américain dardait sur sa vis-à-vis (qui n'avait même pas la décence de rougir). Bon sang, il aurait bien fait une entorse à ses principes d'abstinence pour boire jusqu'à ne plus savoir quel jour de la semaine c'était.

Pour sa part, Loki Odinson – ou fallait-il l'appeler Maria Stark, vu que c'était le nom attaché à ce visage spécifique – souriait sereinement, à la manière des dames bien élevées de la bonne société et des grand-mères partout dans le monde. Ce qui n'aidait en rien l'humeur de Fury.

« Alors » finit-il par gronder, posant les mains sur la table, « donnez-moi une raison de ne pas vous balancer en prison pour les trois siècles à venir. »

« En dehors du fait que vous n'avez pas les moyens de le faire ? » pointa nonchalamment la vieille dame, aussi posée que si elle parlait de la météo.

« Je parierais qu'Asgard les a, ces moyens » riposta l'espion par carrière.

« Oui, en effet » concéda l'alien. « Ils ont aussi la peine de mort, vous savez. Pour les offenses les plus graves, disons la haute trahison, il est toujours coutumier d'exécuter la famille entière. Y compris les enfants de plus de dix ans – à partir de cet âge, ils commencent à former des opinions tranchées, après tout, et pourquoi laisser vivre un serpent avec des raisons de mordre ? »

Elle avait dit ça d'un ton badinant, mais ses yeux dégageaient autant de chaleur qu'un iceberg, et Fury sentit une goutte de sueur menacer de perler le long de sa colonne vertébrale.

Peut-être qu'elle mentait – la mythologie présentait Loki comme orfèvre du mensonge, après tout – mais il ne voulait pas risquer cette possibilité. Pas alors que ça risquait de lui coûter Stark – égo démesuré et conduite ingérable à part, l'homme était sincèrement brillant, et venait de prouver qu'il était fiable en cas de crise. Sans parler de Stark Industries, qui n'apprécierait pas de voir leur patron se faire couper la tête – une multinationale avec une rancune, ça pouvait faire du dégât, surtout quand leur domaine de prédilection est la science et que leur répudiation de l'armement remonte à peu.

Perdre le fils de Stark était également hors de question. Valeur stratégique à part – un sorcier, potentiel super-soldat, lié à la multinationale susmentionnée – il s'agissait d'un gamin, un petit à qui on donnerait sept ans plutôt que douze, et Nick Fury avait beau être aussi furieusement loin d'être un ange qu'il était possible de l'être sans passer du côté du Diable, il ne pouvait pas laisser mourir un gosse pour les péchés d'une famille à laquelle il n'avait pas le choix d'appartenir.

La vieille femme scruta attentivement son visage avant de se remettre à sourire sans crier gare.

« Je suppose que c'est une grâce que Loki Laufeyson soit déjà mort » déclara-t-elle.

Là, Nick était obligé de hausser les sourcils.

« C'est marrant, parce que je vous vois très bien respirer. »

« Façon de parler. C'est… pardonnez-moi, mais vous n'êtes pas un expert en pratiques arcanes, alors je ne suis pas sûre de comment vous expliquer la chose. »

« Faites simple » grinça le directeur de SHIELD.

« A la base, nous avons la personnalité – l'entité – Loki Laufeyson, pleine et entière. Il y a un peu moins de quatre-vingt-dix ans, Loki est malencontreusement entré en conflit avec le Roi d'Asgard, Odin, pour… des raisons… compliquées. »

La femme se montrait hésitante, répugnant visiblement à en dire plus, et Fury la prit en pitié.

« Locke nous a évoqué les faits. Donc, Odin a exilé Loki sur Terre, mais contrairement à Thor qui avait conservé ses souvenirs, Loki se croyait entièrement humain, c'est ça ? »

« Tout à fait » confirma son interlocutrice. « Il s'agissait de la même essence, mais pas de la même personne. Les Hindous disent réincarnation ou avatar, la psychologie moderne parle de seconde personnalité, et c'est tout à fait cela : Loki Laufeyson et Maria Di Angelo sont un et pourtant différents. Deux personnes pour une même vie. »

Magnifique. Fury n'avait pas juste affaire à un alien Viking, il avait affaire à un alien Viking mentalement instable. Tout juste ce dont il rêvait quand il réfléchissait à ses projets de vie.

Cependant, Maria Stark poursuivait son exposé.

« Là où le bât blesse, c'est que ce n'était jamais supposé être plus que temporaire. Une fois la vie de Maria Di Angelo parvenue à son terme, Loki Laufeyson aurait réintégré ses souvenirs et expériences, un peu à la manière d'un agent sous couverture reprenant sa vie d'origine. Mais c'était à condition d'une mort naturelle... »

« Et Maria Stark n'est pas morte naturellement » réalisa Fury.

Lui-même n'était pas très informé sur les circonstances de l'accident – de l'assassinat – à l'époque, Pierce tenait encore les rênes. Néanmoins, il était conscient que ça avait été tout sauf paisible. Et se réveiller après un coup pareil…

La vieille femme avait la bouche pincée, les lèvres blêmes contre sa peau mate.

« Je… Je ne me souviens pas. Seulement… la confusion. La peur. Howard… Howard est mort avant moi, n'est-ce pas ? »

Le regard noisette brillait de nouveau, mais cette fois en raison d'une fine pellicule liquide recouvrant les iris, prête à couler sur les joues de la femme.

Fury soutint ce regard. Là-dessus, il ne pouvait dire qu'une seule chose.

« Mes condoléances. »

Maria Stark ne pleura pas. Elle leva les mains pour les presser contre ses yeux, sans dire un mot. Fury attendit qu'elle reprenne la parole.

Une minute et demie s'écoula avant qu'elle ne retrouve son courage.

« Toutes ces émotions… et puis, d'un coup, retrouver un corps différent… une vie différente… Je ne pouvais pas. Je ne voulais pas. Je voulais rejoindre mon mari. Je voulais retrouver mon fils. Je voulais trouver le responsable et le torturer jusqu'à le faire mourir. Je voulais… et je ne pouvais pas. Ce qu'Odin décrète, doit être obéi, n'est-ce pas ? Et il avait décrété que Loki Laufeyson ne pouvait plus s'intéresser à ce que Maria Di Angelo avait laissé derrière. »

« Il vous a forcé à oublier » dit Fury.

« Il a scellé les souvenirs de Maria, oui. Ce faisant, il les a empêchés de se mélanger à ceux de Loki – il a empêché les deux personnalités de fusionner comme elles auraient dû. Ce verrou était supposé durer, tel est le pouvoir du Père de Tout, mais il ne s'attendait pas aux Chitauri, il faut croire. Directeur, vous avez récupéré le sceptre de commandement ? »

L'espion plissa les yeux.

« Sous les verrous et en lieu sûr. Si vous attendez que je vous dise la localisation, vous pouvez toujours courir. »

La vieille dame ne s'offusqua pas de cette déclaration nettement agressive – en fait, son sourire parut plus rassuré qu'autre chose.

« Comme vous l'avez constaté, le sceptre peut remodeler la psyché. Les efforts de l'Autre pour… persuader… Loki de servir leur armée a eu pour effet de renverser la barrière et de libérer ce deuxième set de souvenirs. Quand Loki a finalement craqué, Maria était libre et décidée à le rester. »

Vous parlez d'une défense… Qui irait accepter d'innocenter l'accusé parce que l'une de ses personnalités multiples était sous contrôle extérieur et l'autre non impliquée ? Il faudrait que l'avocat soit aveugle.

« Et c'est pour ça que vous l'avez tué, alors ? » demanda Fury. « Dans la Tour Stark, c'était vous qui teniez le couteau. C'est vous qui avez tranché la gorge de Loki. »

« Un effort combiné » rectifia Maria Stark. « Il fallait que je protège mon petit-fils, et après tout ce qu'il avait traversé, Loki n'était plus très motivé par la perspective de survivre. Oh, les souvenirs sont là, le pouvoir est là, mais la personnalité ? Il n'y a que moi. »

L'espion se passa une main sur la figure. Vous parlez d'un beau foutoir.

« Et vous vous attendez à ce que j'accepte cette explication ? »

« Je n'attends rien du tout » fit tranquillement la vieille dame. « Ce que j'aimerais, en revanche, c'est partir réveiller ma fille, arracher mon fils à son atelier, et pouvoir dîner en paix avec eux et mon petit-fils. Nous avons des choses à nous dire, et personne ne nous empêchera d'avoir ce moment. »

Maria Stark devait mesurer un mètre soixante, ne devait jamais avoir soulevé plus lourd qu'une trousse de maquillage au cours de sa vie humaine et avait une silhouette gracile encore fragilisé par l'âge, mais Fury la croyait tout à fait.

Les vieilles dames avaient une façon de faire à laquelle c'était presque impossible de s'opposer, un peu comme un raz-de-marée à bigoudis. Et pour les grand-mères, c'était encore pire.