Au sein de la maisonnée Stark, les réunions de famille n'étaient pas exactement le type traditionnel pour la bonne et simple raison que si cela avait été le cas, seuls Jon et Tony auraient pu y participer. Mais quand le terme famille englobait des gens comme Tilly, Pepper, Happy ou Rhodey, la situation se faisait nettement moins étriquée, et ça convenait tout à fait à Jon.

Mais à présent, une réunion de famille dans le sens traditionnel du mot était en cours, et l'adolescent (il avait douze ans, il ne méritait plus d'être considéré un gamin en dépit du refus obstiné de son corps de prendre une dizaine de centimètres) se sentait furieusement intimidé, tout à coup. Il était donc on ne peut plus justifié qu'il aille se blottir tout contre une Tilly bien réveillée sur le canapé.

(et peut-être, juste peut-être, qu'il cherche à effacer le souvenir de cette femme qui est officiellement sa nounou mais qu'il aime comme sa mère la gorge ouverte, pleurant des larmes rouges sur sa peau blême)

Tilly présente, passe encore. Elle venait déjà de toute façon, et ce n'était pas si dur de la ranger dans la catégorie tatie à titre biologique. Pour Nonna… et bien, ça restait quand même bizarre.

Papa aussi était émotionnellement à la dérive, c'était visible comme le nez au milieu de la figure même s'il essayait d'arborer son expression pro comme s'il allait faire face à une horde de journalistes ou d'hommes d'affaires.

« Alors » se décida-il à lâcher, « on commence par quoi ? »

« Par le début, ce serait logique » commenta Nonna d'un ton léger. « Hela, bellissima, comment se fait-il que tu sois ici ? Aux dernières nouvelles, Nilfheim ne permettait pas à ses résidents permanents de s'en aller. »

Avant de répondre, Tilly passa un bras autour des épaules de Jon, et il put sentir ses longs ongles lui piquer l'épaule à travers son t-shirt, sa poigne serrant comme si elle venait de faire un cauchemar et cherchait à se réconforter.

« Disons que j'ai réussi à trouver un arrangement » fit-elle d'un ton qui feignait très bien la désinvolture. « Je n'ai pas pris congé de Nilfheim, pas totalement. Du moment que je reviens à l'occasion, pour une certaine période, je peux passer le reste de mon temps comme il me plaît, où il me plaît. »

« Et ce qui te plaît, c'est de vivre chez ton frère ? »

Papa remua sur son fauteuil. À peine, mais Jon le vit quand même.

« Ce n'est pas comme si je pouvais vivre chez toi » riposta Tilly qui eut tout à coup l'air d'avoir mordu dans un citron – la mine horrifiée de quelqu'un qui regrette ce qu'il vient de faire.

En face, Nonna semblait vouloir se mettre à pleurer.

« Je suis tellement désolée, ma poupée. Je regrette tellement de ne pas avoir été là pour te regarder grandir. »

« Père, s'il te plaît » s'étrangla un peu la nounou. « Ce n'est pas à toi que j'en veux pour ça. Je sais très bien qui est le responsable de tout ce désastre, et il ne s'agit de personne dans cette pièce. »

« Qui c'est, alors ? » voulut savoir Papa, car si Tony Stark avait une particularité certaine, c'était d'être trop curieux en dépit du bon sens.

Les deux femmes grimacèrent en parfaite synchronisation – si Jon avait douté du lien de parenté, il aurait été guéri de ses hésitations devant la manière identique dont les bouches se pinçaient et les sourcils se fronçaient de désarroi et irritation fermement contenus.

« Le Roi d'Asgard, qui d'autre ? » soupira Nonna en posant une main fripée sur le bras de son fils. « Plus tu as de pouvoir, plus tes erreurs tendent à être conséquentes. Ton père a lutté avec ce problème, tu luttes toi-même avec ce problème, et Odin en personne lutte avec ce problème en dépit de plusieurs millénaires d'avance sur vous deux. »

Odin. À titre personnel, Jon connaissait beaucoup mieux la mythologie égyptienne et gréco-romaine que Viking, mais dans son dictionnaire de Runes, tout un chapitre était consacré au Futhark avec ses dérivés et forcément, comme les Runes nécessitaient une bonne part de symbolisme, il y avait plein d'annotations sur la mythologie. Assez pour aller creuser un peu dans les recueils de contes et légendes.

Odin avait laissé au jeune garçon la même impression qu'un politicien, le genre qui accomplissait de grandes choses mais sans vraiment se soucier de la casse engendrée du moment qu'il parvenait à ses fins. D'ailleurs, il admettait franco que personne ne devrait lui faire confiance – un de ses titres poétiques était parjure, et les Vikings avaient été rudement à cheval sur le respect de la parole donnée.

En d'autres termes, méfiance. Et avec la méfiance, venait la suspicion.

« Tilly ? »

« Oui, Johnny ? »

« C'est parce que tu avais peur d'Odin que tu es venue sur Terre ? »

Les yeux verts s'adoucirent.

« Oh, pas tellement. Mais je voulais faire connaissance avec mon petit frère. Seulement, Anthony était trop occupé à faire la bringue et à inventer des bêtises abracadabrantes... »

« Hé ! » broncha l'ingénieur qui avait sa fierté, poussant Nonna à sourire dans son coin.

« Alors je suis partie explorer un peu le monde. Et puis il y a eu toi, et tu es trop adorable pour que je ne m'occupe pas de toi. »

« Je suis pas adorable » râla le jeune adolescent.

« Tu es mon petit neveu, tu ne cesseras jamais d'être adorable » décréta Tilly en lui tapotant le bout du nez.

Il lui fit la moue, mais des papillons lui voltigeaient dans l'estomac. Elle l'avait appelé son neveu si naturellement, comme si elle avait fait ça depuis le début… si ça se trouvait, c'était le cas. Jon ne pouvait pas lire les pensées de Tilly, comment aurait-il su qu'elle songeait à leur lien de parenté ?

De son côté, Papa avait plissé le front, comme lorsqu'il butait sur un souci technique persistant – exemple Dummy arrosant tout et n'importe quoi de mousse carbonique.

« Mary, vu que Point Break ira probablement cafarder les derniers rebondissements locaux, quelles sont les chances que le Grand Barbu vienne nous chercher des noises ? Je crois pas que Fury serait super content de le voir débarquer, et à tous les coups il viendra m'engueuler. Remarque, il pourrait engueuler Thor, mais j'ai pas l'impression que ça servira à grand-chose, ou il écoutera pas, ou il fera des étincelles. Littéralement. »

Nonna renifla délicatement.

« Le Père de Tout ne se déplace pas en personne pour des vétilles, alors je doute que nous ayons à nous en faire sur le sujet. »

Les sourcils de l'ingénieur menacèrent d'aller se perdre dans la lisière de ses cheveux.

« Une armée intergalactique vient d'envahir New York et tu appelles ça une vétille ?! »

« Comparé à une dimension parasite menaçant d'engloutir la galaxie, un Dieu Aîné se réveillant de son sommeil ou un prédateur intersidéral consommant des systèmes solaires entiers ? Oui. »

Papa ouvrit la bouche, la garda ouverte une bonne minute puis la referma.

« … Et maintenant, je me sens tout mûr pour une crise existentielle » ronchonna-t-il. « Merci de m'obliger à prendre conscience que la planète Terre n'est qu'une grosse bille bleue suspendue dans l'espace, qui risque de se faire fracasser à tout moment, et dont tout le monde se fiche sauf les gens qui vivent dessus. »

« Pas juste une grosse bille bleue » commenta Nonna. « N'est-ce pas ta grosse bille bleue ? »

« Ben, je vis dessus, alors... »

« Alors tu t'en occupes. Aurais-tu déjà oublié qu'il faut prendre soin de ses affaires et de son lieu de vie ? Honte à toi, Anthony Edward Stark. »

C'était drôle de voir Papa se faire réprimander comme il réprimandait Jon – dans le sens inhabituel autant que marrant, parce que râler après Tony Stark ne marchait pratiquement pas du tout. Sauf pour sa mère, il fallait croire. Est-ce qu'il s'agissait d'une loi universelle ? Peu importe ton importance ou ton égo, ta mère sera toujours la grande autorité ?

Peut-être qu'en fin de compte, Jon pouvait s'habituer à avoir une grand-mère. Surtout qu'après Steve, le choc d'un aïeul revenu à la vie perdait un peu de mordant.