Il était difficile pour Thor de porter un jugement sur l'ami Stark. D'un côté, selon les rapports des agents midgardiens et ses propres observations, l'homme s'avérait un guerrier valeureux, un artisan de mérite pour avoir forgé son armure lui-même, un riche prince dont l'influence se faisait ressentir aux quatre coins de sa planète natale.
De l'autre côté, toujours selon les rapports des agents midgardiens et ses propres observations, Stark était d'une insolence qui vous laissait pantois et désireux de lui casser la tête, était incapable de se concentrer sur les sujets cruciaux et apparemment persuadé que les Neuf Mondes tournaient autour de sa personne. Aussi, son petit gabarit et sa poitrine ravagée le rendaient plutôt chétif, ce qui n'était jamais désirable.
Maintenant que le Tempétueux savait que l'artisan midgardien était né de son frère sous un déguisement femelle, ces déficiences n'étaient guère surprenantes. Elles seraient plutôt attendues, malheureusement.
C'était un fait que la pratique intense, prolongée du seidr avait des retombées sur le mental et le physique. Une majorité d'enchanteurs finissaient par se livrer à des perversions, remodelant leurs corps selon leur caprice et couchant avec tout ce qui bougeait. Pareilles horreurs débouchaient sur des enfants qui naissaient avec trop de jambes, des enfants qui naissaient couverts d'écailles et sans membres, des enfants qui naissaient velus et la bouche pleine de crocs – sans compter tous les avortements spontanés et les mort-nés.
Ceux qui parvenaient à grandir au lieu de succomber à leurs propres défauts ne manquaient jamais de manifester démence et troubles de caractère. À ce prix-là, c'était presque de la miséricorde de les tuer au berceau.
Stark avait eu la chance infinie de ne pas avoir été conçu trop infirme, mais Thor ne se méfiait pas moins. Il aurait préféré que Loki garde ses distances au lieu d'aller visiter sa progéniture mâle et l'enfant de celui-ci – car Stark était parvenu à se reproduire, fait des plus surprenants. Le prince blond d'Asgard ne croyait pas que ce soit possible, du moins n'avait-il jamais entendu parler d'un autre cas en dehors de celui-ci.
Loki. Cela faisait mal, de réaliser à quel point il avait méjugé son frère. D'accord, les terribles évènements de son intronisation manquée lui avaient coûté toute son assurance regardant sa capacité à lire son cadet, mais cela n'excusait en rien son hostilité envers le sorcier brun lorsqu'ils s'étaient revus sur Midgard, surtout après les circonstances dans lesquelles ils s'étaient vus pour la dernière fois.
Une fois qu'ils seraient revenus au Royaume d'Or, Thor consacrerait au moins un siècle à faire amende honorable. Plus encore, si Loki exigeait cela pour prix de son pardon.
Le bruit d'une charnière de porte lui fit relever la tête, juste à temps pour surprendre l'arrivée d'une femme dans la pièce. Petite, assez âgée pour mériter le qualificatif de matrone, dotée d'un port de tête aussi altier que celui de Mère.
« Mon frère arrivera-t-il bientôt ? » voulut savoir le Tempétueux.
La femme arqua un sourcil dont le brun sombre contrastait avec sa chevelure teinte de gris et de blond par le temps.
« Vraiment, Thor ? Tu ne me reconnais même plus ? Je me sens tellement appréciée. »
Cette intonation, cette façon de le regarder comme un chien particulièrement inapte au dressage – Thor sentit sa mâchoire se décrocher.
« Loki ?! Comment t'es-tu donc accoutré ? »
« Comme le Roi d'Asgard l'a voulu, lorsqu'il a décrété mon exil sur Midgard. Pour une fois, nos goûts coïncident à merveille. Ce corps m'a manqué comme tu n'imagines pas. »
Le sourire de Loki sur ce vénérable visage, c'était perturbant. Thor avala sa salive.
« Pourrais-tu cesser d'imiter Mère, je te prie ? » implora-t-il.
« Oh, à partir d'un certain âge, toutes les vieilles dames se ressemblent, je suppose. A fortiori quand elles épousent des hommes riches et se retrouvent à diriger des entités non négligeables au niveau global – après tout, royaume ou entreprise, quelle différence ? »
Le Tempétueux se pinça l'arête du nez.
« Tu ne peux pas te présenter à la court dans cet état » trancha-t-il.
« Oh, ne t'inquiète donc pas de cela, puisque je ne rentrerais pas avec toi » laissa nonchalamment tomber le sorcier.
… Quoi ?
Thor attendit une minute, puis deux, mais Loki conservait une expression sereine, sans rien indiquant qu'il bluffait ou plaisantait, même pas l'ombre d'un sourire en coin.
« Et pourquoi donc ? » finit-il par articuler.
« Et pourquoi pas ? » riposta son interlocuteur. « Quelle raison Odin pourrait-il avoir de s'infliger à nouveau ma présence ? »
Là, il était certain que Loki se moquait.
« Il est notre père. Bien sûr qu'il veut te voir retourner... »
« Oh, je t'en prie » renifla le sorcier, le ton si chargé de mépris que le vitriol de ses mots aurait dissous du mithril. « En dépit de son titre faramineux, Odin n'est père de rien du tout. Un roi, je te l'accorde. C'est même un très bon roi. Mais pour ce qui est de mériter le titre de père, il n'a rien fait qui aille dans ce sens. »
Thor nia d'instinct.
« Et nous deux, alors ? »
« Quand tu parles de nous deux, tu parles bien de l'avorton jotunn qu'il a enlevé et élevé à haïr sa propre race, vu qu'il était trop indifférent à la haine des guerriers envers Jotunheim pour l'apaiser ? Et du principicule pourri-gâté qui déclenche des guerres sur un caprice ? Parce que si nous jugeons selon les résultats, je ne nous qualifierais pas de réussite, mais de désastre. »
Les mots étaient cruels, acérés comme des pointes de flèches, et tout comme des pointes de flèches décochées par un archer aguerri, trouvaient sans mal leur cible. Thor ne pouvait pas repousser l'accusation s'il voulait encore se regarder dans un miroir à l'avenir.
« Mais nous nous sommes améliorés » essaya-t-il néanmoins de se défendre.
« Oui, après intervention totalement extérieure » ricana Loki. « Au moins Odin est-il assez raisonnable pour réaliser que c'était nécessaire. Mais ça ne change rien, je ne viendrais pas devant son trône. Et je pense qu'il en sera très heureux – après la brouille avec Jotunheim, Asgard cherchera à me punir, et je suis tout à fait disposée à demeurer en exil sur Midgard. Ça me permettra de rattraper le temps perdu avec mes enfants et de cajoler mon petit-fils comme il le mérite. »
Non, non, ça ne pouvait pas se passer comme ça, ça ne devait pas se passer comme ça, Thor était supposé ravoir son petit frère, le ramener à la maison, il était sensé pouvoir mettre le cauchemar derrière lui – pourquoi cherches-tu à me laisser, Loki ?
« Je ne te laisserais pas faire ça » s'échappa de ses lèvres avant qu'il ne puisse réfléchir.
Le regard brun noisette de Loki adopta un éclat glacial et opaque.
« Oh ? Et comment comptes-tu faire ? En tuant mes enfants, peut-être ? Ou bien moi, pour te débarrasser du problème une bonne fois pour toutes ? »
Il avait dit ça d'une voix posée, mais il aurait pu planter Gungnir dans la poitrine de Thor pour la pique de douleur provoquée par ces mots.
« Tu oses suggérer cela ?! » s'emporta le Tempétueux, des étincelles bourdonnant sous sa peau. « Tu crois que je m'abaisserais à devenir parricide ?! »
« Je chasserais tous les jotunn pour les tuer » singea Loki, imitant la voix de son aîné avec une sinistre perfection. « Tes mots, Thor, pas les miens. Et aux dernières nouvelles, je suis un jotunn. Quelle raison ai-je de croire que tu m'épargnerais ? Quelle raison avais-je de le croire, la dernière fois que nous nous sommes vus ? »
Il n'y avait plus d'étincelles, mais un étau vicieux qui menaçait de faire éclater le cœur du prince blond à force de serrer sans merci.
« Tu es mon frère » fit-il d'une faible voix – l'argument était assez, n'est-ce pas ?
Apparemment, non.
« Le petit frère que tu aimais à rabaisser pour sa pratique du seidr et ses tendances efféminées, que tu n'as pas défendu quand Odin a arraché son enfant de ses bras, dont tu critiquais toujours les interventions dans tes aventures ? C'est le frère que tu veux récupérer, Thor ? Parce que dans ce cas, permets-moi de t'annoncer qu'il est mort. Il est mort après avoir avoir sauté du Bifrost, il est mort torturé par les Chitauri, il est mort la gorge tranchée dans la Tour Stark. Il est mort, et il ne reviendra pas, et bon débarras. Va donc rapporter ça à Asgard, ce ne sera même pas un mensonge. »
Le sorcier se détournait, il ouvrait la porte à nouveau, et Thor était trop paralysé par le choc et l'horreur pour réagir, pour l'empêcher de filer entre ses doigts de nouveau.
« Loki » parvint-il à appeler, désespéré.
Le sorcier ne se retourna pas.
« Je m'appelle Maria Stark, votre Altesse. Si vous voulez bien m'excuser, ma famille m'attend. »
Et sur ces mots, la porte se referma.
