En toute franchise, Thor était presque heureux d'avoir à repartir sur Asgard. Quand il repensait à son impatience de se rendre sur Midgard, ça contrastait furieusement. Il avait eu tant de bonnes raisons, à peine une semaine auparavant : l'envie d'un bon combat, le désir de revoir les amis mortels qu'il s'était fait lors de son bref exil, et le souhait désespéré de retrouver son frère perdu.
Au lieu de quoi, son frère avait refusé de revenir à la maison avec lui, les Vengeurs de la Terre du Milieu le traitaient avec raideur, SHIELD ne l'avait pas laissé aller voir Jane Foster (ils avaient cependant accepté de lui transmettre un message de sa part) et même la joie d'avoir repoussé l'invasion Chitauri avait été ternie d'apprendre qu'ils n'étaient que les pantins d'un cruel manipulateur qui reviendrait probablement à la charge.
Quand le voyage rêvé tourne au cauchemar, il vaudrait presque mieux ne pas quitter la maison.
Lorsque les rayonnantes tours dorées d'Asgard se profilèrent de nouveau dans son champ de vision, un pincement lui serra le cœur. Pendant plus de cinq mille ans, le Royaume d'Or était demeuré glorieux, inchangeable, et il promettait de le rester pendant les cinq mille ans à venir. C'était un réconfort bizarrement claustrophobique, surtout pour qui revenait de Midgard la perpétuellement insatisfaite, éphémère et en constante évolution.
Mais il ne pouvait pas encore baisser la garde : il avait un compte-rendu à fournir à son père – son Roi – et un Tesseract à placer sous haute sécurité parmi les artefacts précieux et dangereux glanés parmi les Neuf Mondes. Après seulement… après, il pourrait se permettre de laisser le poids des évènements de Midgard l'écraser.
Mais pour l'heure, il était un prince d'Asgard, pas juste Thor d'Asgard.
« Mon Roi, je suis revenu. »
La salle du trône était pratiquement vide en dehors d'Odin lui-même et de quelques gardes dont Thor savait que la loyauté était irréprochable – ce qui était tout aussi bien, vu la teneur du rapport qu'il livrait au monarque borgne. Non seulement le nouveau mécène des Chitauri – malheureusement guère identifié, les souvenirs de Loki ayant été brouillés par leur hospitalité et le traumatisme d'avoir failli mourir – s'annonçait une menace potentiellement galactique, non seulement une Pierre d'Infinité avait refait surface, non seulement un membre de la famille royale avait craché sur son titre et son rang pour mener une existence aberrante sur Midgard – car c'était aberrant, on ne changeait pas de sexe comme de chemise – une existence qui n'aurait jamais dû revoir la lumière du jour s'était enfuie et se trouvait désormais libre.
Tout comme Asgard avait sa réputation, Nilfheim avait la sienne – le Royaume des Brumes, l'Antre de la Mort. C'était un monde situé précisément à la charnière du plan matériel et de l'Autre Côté, et qui s'y attardait trop se retrouvait à gagner des particularités pour le moins perturbantes.
Comme vous allez à la mort, la mort finit par vous aller. Et Hela Lokadottir avait passé toute son existence à imbiber les énergies de Nilfheim – devenant autre chose qu'une mortelle, autre chose qu'une déesse, autre chose même qu'un pur spectre. Les Ases étaient aussi incapables de comprendre sa vraie nature que les Midgardiens l'avaient été de comprendre les Ases eux-mêmes lors de leur première excursion en Terre du Milieu.
Et elle se trouvait désormais sur Midgard, ce depuis plusieurs années, cachant à peine sa présence. Inutile de préciser que cela augurait mal pour la sécurité d'Asgard.
Suite à cette cavalcade de tracas, Odin avait gardé le silence un long moment, avant d'ordonner que le Tesseract ne rejoigne les autres butins de guerre, et que cela soit fait pour hier. Ça, c'était le plus facile.
Pour ce qui était du nouveau commandant des Chitauri, décision fut prise de tenir les forces d'Asgard sur le qui-vive, mais ce fut à peu près tout. Suite à la destruction du Bifrost, diverses racailles et horreurs étaient sorties du bois pour ravager les protectorats d'un Royaume d'Or incapable de remplir ses fonctions de défenseur, et la priorité principale consistait à ramener l'ordre dès que possible, partout où il serait possible. Une guerre serait trop coûteuse en soldats et en ressources, laissant Asgard vulnérable.
Quand au devenir de Loki et de ses rejetons…
« Ton frère a choisi l'exil » se décida à décréter le Père de Tout. « Si tel est son désir, qu'il reste sur Midgard. »
L'estomac de Thor se noua.
« Vous abandonneriez votre fils ? »
Quelque chose d'indéfinissable avait brillé l'espace d'un instant dans l'œil unique d'Odin.
« Est-ce de l'abandon, si c'est lui qui nous quitte ? Il me semble que Loki a exprimé très clairement son refus d'être encore considéré comme un sujet d'Asgard. S'il vient devant moi afin de se rétracter, alors peut-être reconsidérerais-je la question. Mais tant que ce moment ne sera pas venu, qu'il demeure là où il est. Il me semble qu'il y est très bien. »
Perché sur le dossier du trône, un des corbeaux du Roi leva sa tête noire et croassa, ses petits yeux ronds et luisants dardés sur Thor.
« Et ses enfants ? »
Le tempétueux ne put empêcher un brin d'anxiété de percer dans sa voix. Il ne pouvait se résoudre à considérer Hela comme autre chose qu'une menace potentielle, mais la lignée midgardienne de Loki ? Les demi-dieux avaient été monnaie courante, à l'époque où les panthéons visitaient régulièrement la Terre ; ceux nés d'Asgard n'avaient pas autant pullulé que les rejetons de la Grèce et de Rome (Thor doutait franchement qu'il soit possible d'égaler les Olympiens sur le plan de l'appétit charnel) mais ils avaient existé.
Puis les dieux s'étaient retirés des dimensions mortelles, emportant quelques uns de leurs enfants avec eux, mais laissant la plupart derrière. Ceux-ci avaient péri au combat, de maladie ou tout bêtement de vieillesse, leurs dons et leur héritage divin se diluant dans la mer de l'humanité au point que ce serait merveille qu'un mortel des temps modernes détienne plus qu'une goutte d'immortalité dans les veines.
Une lignée à moitié Asgardienne, toute neuve, sur Midgard ? C'était potentiellement un désastre. Les autres panthéons pourraient en prendre ombrage, tenter de soudoyer Stark et son fils ou de les tuer pour empêcher le Royaume d'Or de gagner un avantage. Ils pourraient quitter leurs propres sièges de pouvoir afin de produire leur propre progéniture à moitié mortelle, puisque Asgard pouvait briser la loi, et pourquoi seraient-ils les seuls à en avoir le droit ?
Et qui savait comment réagiraient les mortels eux-mêmes – soit ils le verraient comme une opportunité de gagner en prestige et en pouvoir, soit ils le verraient comme une insulte et une agression à punir.
Thor vit toutes ces possibilités défiler dans l'esprit de son père, et sentit la nausée monter en lui.
« Vous pourriez les laisser tranquilles, hm ? »
La voix ironique, rauque et féminine fit sursauter tous les présents dans la salle du trône. Odin lui-même bondit sur ses pieds, les doigts serrés sur Gungnir.
« Qui va là ? Montre-toi ! »
Un rire froid et cruel s'éleva dans l'air alors qu'une forme jaillissait de l'ombre de Thor. Immense, cette forme, drapée de vert poison, couronnée de cornes acérées et menaçantes, la moitié de son corps ravagée par la décomposition, Hela de Nilfheim se dressa devant eux, et le froid du sépulcre l'entourait telle une aura.
La poigne d'Odin sur sa lance avait blanchi.
« Maîtresse des Morts » fit-il, la mâchoire crispée.
« Seigneur des Pendus » rétorqua-t-elle. « Cela fait bien longtemps, n'est-ce pas ? Quoique pas assez à mon goût… et au tien aussi, je suppose. »
« Comment es-tu arrivée là ? » s'écria Thor sous le choc, la main posée sur Mjolnir.
La reine demi-morte haussa nonchalamment les épaules, celle pourrie craquant et protestant aussi fort qu'une vieille charpente.
« Les ombres me sont devenues assez familières pour que je m'y glisse et en sorte à ma guise » révéla-t-elle. « Naturellement, je me suis faufilée dans la tienne. Il fallait bien que je prenne des mesures pour défendre mon petit frère et mon petit neveu. »
Oh, Nornes. Thor n'avait pas envisagé le problème sous cet angle. Cependant, elle s'était de nouveau tournée vers Odin.
« Mon seul et unique avertissement pour toi, Agent du Mal, le voici : essaie d'interférer dans la vie d'Anthony Stark et de sa progéniture de quelque manière que ce soit, et je jetterais à bas les murs entre Asgard et l'Autre Côté. Je verrais tes sujets ajoutés aux miens. Je donnerais tes soldats en pâture à mes dogues, et je renverserais jusqu'au plus petit mur construit par des mains Ases. Ainsi parle Hela fille de Loki, si moi et les miens ne somment pas laissés en paix. »
Thor n'avait aucun talent pour l'arcane, mais le poids et le pouvoir du serment congela brièvement l'atmosphère, au point d'obscurcir la lumière, et il grelotta violemment.
« Est-ce là une menace, Reine des Ténèbres ? » gronda Odin.
« Rien qu'une promesse, Dieu Borgne » fit Hela. « Contrairement à certains, je chéris ma famille. Agis donc en roi comme tu le fais si bien à l'exclusion de tout le reste, et constate que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Autrement… tu le regretteras. »
Une vapeur fétide empuantit la pièce tandis que la femme se volatilisait dans un tourbillon de soieries vertes. Odin s'avachit contre son siège, poussant Thor à se précipiter pour le soutenir.
« Père ! Voulez-vous une guérisseuse ? »
Le Roi écarta la suggestion d'un geste de la main, mais le tempétueux n'était guère convaincu par sa mine blafarde. Lui-même ne se sentait pas si bien, après cette exposition à l'implacable aura de la souveraine de Nilfheim.
« Il semblerait… que la question des enfants de Loki soit close. »
Odin s'arrêta pour reprendre son souffle.
« Je plains quiconque les prenne pour une cible facile. »
Là-dessus, il n'y avait rien à redire.
