Hela Lokadottir n'avait jamais eu d'affection particulière pour Nilfheim.
Franchement, elle se demandait qui pourrait bien en avoir, à l'exception possible des âmes agglutinées dans cette portion plus métaphysique que physique d'Yggdrasil, un lieu où le matériel cédait ses droits à l'impalpable. Mais ces âmes ne se préoccupaient pas d'éprouver un sentiment particulier, seulement de s'engourdir et de somnoler jusqu'à la dissolution vers elle ne savait quelle destination.
Contrairement aux représentations populaires, fortement influencées par la chrétienté de son domaine, elle ne tourmentait pas les morts. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Les âmes qui échouaient sur Nilfheim ne cherchaient ni gloire ni torture après une vie médiocre, achevée dans la maladie et le désarroi, elles ne demandaient qu'à dormir en paix et c'était ce que Hela leur accordait.
Nilfheim n'était pas sinistre, mais pas joyeuse non plus. Nilfheim était la lumière grisâtre et terne qui perce la brume, un faible matin d'automne où tombe le crachin ; Nilfheim était un esprit embourbé, empêtré entre des couvertures douillettes, hésitant entre le sommeil sans rêve et l'éveil sans filtre ; Nilfheim était une minute entre minuit et le jour d'après, quand le temps hésite à passer de hier à aujourd'hui.
Nilfheim était la paix morne et lourde des cimetières, où personne ne vous entendrait pleurer. Nilfheim était sereine, et Nilfheim était isolée.
Non, Hela n'avait jamais eu d'affection pour le Royaume dans lequel elle avait grandi, elle l'enfant-reine de la planète toute entière, intime de millions et millions de secrets dont les morts n'avaient plus l'usage, utilisatrice de pouvoirs qui faisaient trembler Asgard elle-même, et seule.
Toujours toute seule.
Aujourd'hui encore, elle se demandait comment diantre elle avait réussi à s'adapter à Midgard, terre de bruit et d'agitation confuse – comment elle avait réussi à s'adapter à Tony, Anthony Stark, son petit frère plus humain que divin et qui le manifestait dans toute son énergie chaotique, et cela sans devenir irréparablement folle.
Remarque, elle était une déesse : accomplir des miracles, c'était dans ses cordes. Et peut-être aussi que visiter Nilfheim occasionnellement n'était pas seulement bon pour recharger le sortilège lui permettant de quitter l'endroit, mais également pour recharger ses propres batteries.
Même si cette hypothèse était vraie, elle ne l'avouerait jamais en public. Pas alors qu'elle avait fait des pieds et des mains pour partir d'ici, qui savait ce que sa famille se mettrait à penser ?
Sa famille. Tout était devenu si compliqué depuis l'Incident – tant de secrets exposés à la lumière du jour, les contraignant à adopter de nouveaux pas de danse dans le ballet compliqué de leurs relations.
Leah ne se voilerait pas la face en prétendant qu'elle n'était pas heureuse d'avoir été réunie avec son parent (père ou mère ou neutre dans son genre, avec Loki ça dépendait fréquemment de la vitesse du vent et de la présence ou absence de confiture sur ses tartines au petit-déjeuner) et de pouvoir interagir avec son petit neveu pleinement conscient qu'elle était sa tante.
Ce qui la troublait, c'était le temps manqué avec sa mère et la maladresse que cela injectait entre l'orfèvre du mensonge et elle. Ce qui la gênait, c'était le détachement qui transparaissait avec de plus en plus d'ardeur dans tout l'être d'Anthony.
Leah n'avait pas la moindre idée de comment résoudre ces problèmes – elle était une déesse, cela signifiait qu'elle détenait davantage de pistes vers les réponses que le commun des mortels, mais ça ne voulait aucunement dire qu'elle savait tout, contrairement à ce que le divin principe abrahamique et un auto-proclamé Père de Tout racontaient à qui voulait l'entendre – alors elle avait lâchement déclaré que les séquelles de l'Incident persistaient à la poursuivre et avait décampé loin de Midgard.
Ce n'était pas entièrement faux, ce prétexte : après avoir été contrainte d'interrompre la pause visant à recharger ses énergies, puis avoir utilisé davantage de pouvoir qu'elle n'y était accoutumée dans son déguisement mortel afin de se colleter avec son parent compromis et intimider l'Agent du Mal, le filin de sécurité qui lui permettait de quitter Nilfheim avait été nettement fragilisé. Elle avait besoin de le tisser à nouveau, de le renforcer même – la Convergence approchait, et Hela ne tenait pas à voir le reste des Neuf Mondes tenter de fusionner avec son royaume, ni à voir les morts se réveiller et tenter de ravager le domaine des vivants.
Une apocalypse zombie, quand elle est préparée méticuleusement et sert un dessein grandiose, c'était redoutable et intimidant. Une apocalypse zombie qui découle d'un manque de contrôle du nécromancien sur les âmes, c'était juste embarrassant – et dans le cas de la Reine des Morts, imaginez donc à quel point elle perdrait la face !
Elle avait beau être asociale et indifférente à l'image qu'on se faisait de sa personne, Leah ne laisserait personne croire qu'elle était incompétente. Yggdrasil brûlerait bien avant ce jour funeste.
Elle était donc partie, mais avant cela, elle avait confié à sa mère ainsi qu'à Pepper et Jon qu'une prière adressée spécifiquement à Hela Lokadottir parviendrait à la trouver, juste au cas où une urgence se faisait imminente. Non, ne lui demandez pas comment ça fonctionnait, elle n'avait pas le vocabulaire pour expliquer le phénomène, les langues mortelles étaient tellement limitées, même les dialectes des mondes comme Alfheim et Vanaheim avaient du mal à cerner le problème.
Quand Leah avait dit ça, elle ne s'attendait pas réellement à ce que ses proches s'en servent – une fois pendant l'Incident aurait dû suffire, elle avait eu sa dose de dérangement pour l'année ! Seulement voilà, Anthony avait un don pour semer la pagaille, véritablement un enfant de Loki jusqu'au bout des ongles en dépit de n'avoir eu conscience de sa parenté que depuis très peu de temps, et au cours des derniers mois avait sombré de plus en plus profond dans un état de stress post-traumatique. Deux ingrédients qui ne promettaient rien moins qu'un cocktail à vous arracher la tête si vous aviez le malheur d'y tremper les lèvres.
Forcément, ça n'avait pas raté. Leah hésitait entre hurler, s'arracher les cheveux et cracher des flammes tandis que sa mère lui racontait non sans exaspération comment son frère avait trouvé malin de se mettre à dos un terroriste qui n'hésitait pas à exprimer son déplaisir via bombardement et usage excessif d'incendiaires.
Chérie, je sais combien il t'apparaît infiniment tentant de retourner sur Midgard afin d'étrangler vigoureusement ton frère, mais fais-moi confiance et reste où tu es.
La déesse des morts sans gloire souffla bruyamment par le nez. Dans l'atmosphère immobile de Nilfheim, le bruit incongru fut aussi sonore qu'une rafale de mitraillette.
Mais ça me ferait tellement de bien, ne put-elle s'empêcher de penser, un soupçon pleurnicharde et râleuse comme elle n'avait jamais vraiment pu l'être parce qu'il n'y avait personne d'autre à qui elle aurait été pleurnicher dans sa petite enfance.
Je sais, mon doudou. Mais ça te ferait encore plus de bien de finir ce que tu as commencé, non ? Surtout si ça te permet de séjourner sur Midgard sans problème.
Ah oui, ça. Gain à court terme contre gain à long terme : en général, les dieux ne projetaient jamais dans des durées inférieures à dix ans, mais une douzaine d'années à vivre sur Midgard en jouant la simple mortelle avait définitivement impacté Leah et sa façon de réfléchir.
C'était enrageant, de se voir rappeler l'ordre de ses priorités.
Je suis ta mère, chérie. Quoi qu'il arrive, j'aurais toujours raison.
C'était enrageant, d'entendre ces mots avec lesquels elle était encore si peu familière.
