En dépit de n'avoir aucune tendresse particulière envers son royaume de morts sans gloire, Leah concéderait que Niflheim était impossiblement tranquille. Il ne se produisait jamais rien dans cet endroit accueillant les âmes qui avaient déjà vécu leurs petites existences et n'aspiraient plus qu'à l'éternel repos – c'était facile de s'endormir dans ces plaines grises pour dormir des heures et des heures afin de se réveiller délicieusement reposé.
Le contraste avec Midgard la perpétuellement bruyante et gigotante était pour le moins brutal, et Leah ressentait toujours une certaine désorientation chaque fois qu'elle revenait de son congé annuel. Ces derniers temps, c'était nettement pire – conséquence de Tony décidant de se forger une légende épique digne de Wagner, Tolkien et des poètes les plus bornés d'Asgard. Autant dire que la déesse s'attendait à endurer une migraine indécente alors qu'elle se retrouvait contrainte de sprinter un peu partout pour éteindre les feux récemment allumés par son incontrôlable voyou de frère cadet.
Au lieu de quoi, elle avait été agréablement surprise lorsque son père l'avait réceptionnée immédiatement après qu'elle soit sortie des ombres et entrepris de l'informer des dernières nouvelles, que le terroriste ayant ciblé sa famille avait été tué par sa propre invention et son hubris, que son organisation était en cours de démantèlement par SHIELD et miracle des miracles, Anthony avait enfin cessé de se voiler la face et s'était assis pour converser sérieusement avec Jon de leur relation problématique.
Après une demi-douzaine d'années à voir le lien père-fils se détériorer malgré ses efforts fervents pour l'empêcher, Leah avait du mal à y croire. C'était presque trop beau.
« Ils ne sont pas encore sortis d'affaire, mon trésor » nuança Maria d'un ton délicat. « Quand la blessure a disposé de temps pour s'infecter et gangrener, ce n'est pas une discussion unique qui videra l'abcès, même si c'est un bon début. Et puis, ton frère a beau jurer qu'il se corrigera, j'ai grandi dans un royaume de guerriers, je sais à quoi ressemble un homme qui a contracté le virus de l'héroïsme. Reste à voir si mon charmant petit-fils fera la paix avec ça... »
« Tout de même » insista Leah. « Anthony refusait fermement de comprendre que son comportement était loin d'être accepté par Johnny, et Johnny était trop furieux pour s'exprimer clairement et poser un ultimatum. Alors tu m'excuseras de souhaiter que ça progresse dans cette voie. »
« Qu'y a-t-il à pardonner, voyons ? » interrogea la vieille dame – techniquement, toutes deux étaient vieilles comme le péché, Maria Stark en avait simplement l'air tandis que Leah se maintenait dans cette tranche indéfinissable où les femmes pouvaient aussi bien avoir dix-huit ans que trente-cinq.
Au lieu de se creuser inutilement le crâne afin de trouver une réponse intelligente, la déesse poussa un long soupir et promena le regard sur le salon où elles s'étaient installées afin de deviser dans le confort, des couvertures étalées sur les jambes et des sucreries à portée de main – si la série télévisée Supernatural avait bien compris un aspect de Loki, c'était son faible pour les friandises. Le reste du personnage… l'orfèvre du mensonge avait certes des bons côtés, mais il n'était pas un ange et ne l'avait jamais été. Quoique, c'était assez fantastique dans la narrative vu la complexité que cela ajoutait à l'être hédoniste et cruellement espiègle…
Leah n'était que vaguement familière avec les déboires des frères Winchester. Leurs acteurs avaient beau être on ne peut plus appétissants pour des mortels et la mythologie interprétée de façon inventive et rafraîchissante tout en restant fidèle à ses origines, elle trouvait l'histoire un brin trop en faveur des humains et sa moralité trop noire et blanche pour apprécier véritablement. Et l'arc des Léviathans, c'était juste décevant, le spectateur flairait à trois kilomètres que les scénaristes n'écrivaient plus que pour toucher un chèque.
Elle se demandait si son neveu avait déjà insisté pour que sa grand-mère récemment découverte regarde un épisode avec lui. Jon avait un sens de l'humour assez bizarre, mais que pouviez-vous attendre d'autre quand vous étiez conscient de l'hérédité du garçon ? À tous les coups, il voudrait montrer à Maria Stark les représentations de Loki les plus ridicules qu'il réussissait à dénicher dans la culture moderne rien que pour observer son indignation…
Ou peut-être que la sorcière italienne trouverait cela amusant ? Leah ne savait pas – elle n'en savait pas assez sur son parent, que celui-ci portât le visage de Loki Laufeyjarson ou le visage de Maria di Angelo. Elle avait perdu trop de temps, et elle le savait. Elle savait aussi qu'elle était une femme adulte avec ses propres expériences, et qu'au mieux le lien qu'elle était encore en mesure de forger avec le prince exilé de Jotunheim et d'Asgard ne serait jamais aussi intime qu'elle l'aurait voulu, tout au plus les deux femmes deviendraient des amies très proches.
La déesse des morts sans gloire s'était élevée plus ou moins toute seule, et elle n'avait pas si mal tourné, alors c'était un peu stupide de se lamenter sur son sort et de rêver encore nostalgiquement d'un parent aimant. Elle était beaucoup trop vieille pour pareilles gamineries, vraiment, elle était supposée se montrer plus respectable que cela.
Intérieurement, elle n'en vouait pas moins le soi-disant Père de Tout à la froideur incandescente du Naströnd et à la gueule jamais rassasiée du dragon qui se tapissait là-bas. Remarque, le vieux salaud collerait sans doute une indigestion ignoble au Niddhögg, et la créature tendait à passer sa mauvaise humeur sur son entourage chaque fois qu'elle se sentait un peu patraque… enfin, les actions avaient des conséquences, c'était inévitable et les gens pouvaient toujours choisir avec lesquelles ils préféraient vivre.
Les conséquences de l'intolérance d'Odin concernant les choix de vie de son enfant adopté, c'était à Leah de vivre avec, et c'était la raison pour laquelle elle danserait de joie le jour où il crèverait enfin. Un homme véritablement responsable ne détruisait personne d'autre que lui-même, ou il ne méritait pas d'avoir son mot à dire dans une quelconque affaire importante puisqu'il était impossible de se fier à lui pour minimiser l'inévitable casse.
C'était aussi pour cette raison que la déesse attendait avec impatience de voir s'écrouler le Ministère de la Magie anglais, les Nornes savaient qu'il était temps pour que leurs fautes les rattrapent et leur explosent à la figure. Peut-être qu'elle devrait évacuer les Crivey et les Granger loin de la catastrophe avant de leur offrir du popcorn pour qu'ils puissent admirer tous ensemble les feux d'artifice ?
D'un autre côté, les enfants grandissaient magnifiquement, et c'était dans l'adversité que les caractères se durcissaient et que les qualités étincelaient au grand jour, alors elle pouvait aussi les laisser se débrouiller sans aide pour ce qui était de ne pas dégringoler dans le gouffre avec le reste de la société sorcière du Royaume-Uni. Extrêmement tentante, cette perspective.
Ah, les décisions et les plans pour l'avenir, on n'en finissait jamais avec. Surtout lorsqu'on était une déesse puisque l'espérance de vie démesurée permettait les projections à très long terme.
« A quoi penses-tu, chérie ? »
Maria Stark considérait sa fille avec une expression placide qui laissait clairement entrevoir que la vieille dame en avait tellement vu que plus rien ni personne ne réussirait désormais à la prendre par surprise. Leah lui renvoya un petit sourire.
« Je me disais que je devrais probablement écrire à mes filleuls en Angleterre. Ça fait un petit moment depuis la dernière fois que je les ai contactés, après tout. »
La sorcière italienne inclina poliment la tête.
« C'est toujours important de rassurer les enfants que nous pensons à eux » confirma-t-elle.
Il y avait sans doute un sens caché à cette phrase, mais Leah refusa d'y lire davantage.
