XXV L'avenir
2021 (Rafael)
La plume me trouve au réveil — je pense que son apparition me réveille, trop d'années d'entraînement. Sans même l'examiner, je suis certain qu'elle vient de Zara, comme si je pouvais sentir l'aura magique de ma fille dans cette petite plume grise — sans doute une plume de colombe. Mais généralement, je ne me trompe pas sur ce genre de choses, même si la magie occidentale ne l'explique pas. Ma grand-mère avait ce don, elle aussi. Elle en parlait comme d'un don. Je pense sincèrement qu'elle me l'a transmis et que ça m'a sauvé la vie plusieurs fois. Ce genre de raisonnements agace Dikkie, surtout quand je les tiens à notre fille. Je suis certain qu'elle dirait que je le sais parce que c'est moi qui lui ai appris la technique. Et j'insisterais en soulignant que ça n'interdit pas que ma magie reconnaisse l'envoyeur.
Normalement, la communication par plume est difficile à détecter et j'ai la faiblesse de penser que Zorrillo ne m'espionne pas dans sa propre maison où je me suis maintenant installé bien plus confortablement qu'au centre. Je jette néanmoins un sort d'assourdissement prudent et je murmure l'incantation libérant le message. Je suis tellement ému d'entendre la voix de ma fille que je dois le relancer pour écouter son message qu'elle a enregistré en espagnol.
"Rafael… je sais que je ne dois pas, sauf cas de vie ou mort…", elle commence d'une voix tendue, rapide, inquiète.
Rafael. Jamais Zara ne m'aura appelé Papa ou Daddy — un des prix à payer. Pas le plus cher, a toujours répété Don Curro chaque fois que je m'en suis ouvert à lui. Il aimait souligner que Zara savait qui était son père et même son arrière-grand-père. Que j'avais réussi ça. Lui n'osait pas, pour autant, croire qu'un jour, je verrais "la chute de nos ennemis", comme il le formulait. Il était sûr de mourir avant. Ce qui a été le cas. Mais dans son sommeil, sans que quiconque ne vienne déranger son sanctuaire dans les montagnes ou ses chats, et en ayant presque chaque année serré dans ses bras son arrière-petite-fille. Celle-là même, qui a fait de son mieux, mais n'a pas su cacher son affolement et son désarroi dans son enregistrement.
"Mais… je ne sais plus quoi penser… Dans la Gazette, ils disent que tu étais ici… que tu as défait un complot pour créer une île… en coopération avec les Aurors britanniques…"
Il y a de la douleur dans sa voix à l'idée que j'aie été si près et qu'elle ne l'ait pas su. Que j'aie été en danger peut-être.
"J'imagine que… Ils disent ton vrai nom et que tu es Auror", elle souligne avec stupéfaction.
Quatorze années d'injonction au secret, de demi-vérités, de fables récitées, et puis je suis dans le journal.
"Maman refuse de prendre mes appels", elle continue de rapporter, toujours tendue et perdue. "Elle m'a juste écrit qu'il fallait que je vous fasse confiance et que je sois forte, que le temps arrangerait les choses et qu'elle devait rester à Londres jusqu'à la fin du procès… du procès qui va avoir lieu en Espagne… Que le mieux était que je me concentre sur mes devoirs !"
Pas de doute, ma fille aux résultats scolaires impeccables vit mal l'injonction maternelle. Et Dikkie va sans doute pas très bien de son côté pour lui faire des réponses pareilles.
"… Certains, qui ont des parents… Aurors ou au Ministère… disent que Maman a des problèmes… qu'elle a eu un comportement ambigu pendant l'opération… qu'elle passera en conseil de discipline après le procès… le procès du complot… qui aura lieu à Madrid", précise encore Zara, concentrée sur les mots, je l'entends. "Je n'ai pas accès à la presse espagnole… Je deviens folle, Rafael… Je n'ai personne à qui parler ! J'ai même pensé à aller demander au professeur Lupin si je pouvais parler à sa femme !"
Mon cœur manque un battement devant l'inanité d'un tel projet ! Et encore, parler à Jeffita n'aurait pas été le pire.
"J'y ai pensé toute la nuit. Et puis, j'ai pensé qu'à tout prendre, te demander était… une meilleure idée… J'espère que je fais bien…"
À des kilomètres d'elle, j'opine mon assentiment.
"Je sais que je demande des choses déraisonnables", elle soupire. Combien de fois lui avons-nous demandé d'être raisonnable, d'accepter ma mission, d'entretenir la fable ? "Mais… si tu pouvais me dire… quelque chose… quelque chose qui m'aide à avoir foi dans l'avenir… s'il te plaît… Rafael", elle termine et j'entends les larmes qu'elle a bravement ravalées depuis le début.
Je prends de nouveau le temps de vérifier que mes hôtes ne sont pas dans les parages — ni les parents, ni les trois enfants, ni les elfes — tout en réfléchissant à ma possible réponse. Le jeune Gregario Altamira a demandé si je n'avais pas assez payé, mais je pense que ma compagne et ma fille ont payé un prix au moins aussi élevé pour un but qu'elles n'ont pas choisi comme moi !
Est-ce trop tôt pour parler d'avenir et pour donner des assurances ? Faut-il attendre le verdict ? Faut-il craindre comme le clan Altamira que ces comploteurs réussissent à échapper à la justice ? Ne serait-ce pas douter de tout ce que j'ai fait ? Est-ce que je ne me suis pas interdit de douter, il y a plus de quatorze ans maintenant ?
Merlin.
N'ayant aucune plume neuve à ma disposition, je dois effacer le message et le sortilège de ma fille pour pouvoir l'utiliser. Ça me fait plus de peine que ça ne devrait. Je regarde cette petite plume dans ma main longuement avant de lancer le processus d'enregistrement.
"Zarita, cariña", je souffle de tout mon cœur. "Je ne sais pas ce qu'il adviendra de la carrière de ta mère. Elle a découvert par hasard ma présence dans cette opération et elle a certainement… pas eu le comportement professionnel que sa hiérarchie attendait… Je pense qu'elle n'a pas tellement envie de te dire ça… Je le fais à sa place en te suppliant de ne pas la juger ou de lui en vouloir… Si tu dois en vouloir à quelqu'un, tu entends sa voix, Zarita. J'aimerais te dire que j'ai une solution, mais ce serait te mentir. Je ne t'ai jamais menti."
Je m'interromps et vérifie encore une fois que je suis seul et non observé — est-ce que j'arrêterai un jour de me poser ces questions ?
"Je ne sais pas si savoir que l'opération a abouti à la fin de ma mission — celle qui m'a éloigné de vous… te consolera. Mais tu me demandes à quoi tu peux te raccrocher pour l'avenir. En voilà une. Je n'aurai plus à me cacher. Nous n'aurons plus à nous cacher."
J'hésite à promettre davantage et puis je décide du contraire. Quand la plume a disparu, je descends rejoindre la famille Zorrillo pour le petit déjeuner, mais je n'atteins pas la salle à manger. Au milieu du hall, Ernesto est en conversation par miroir. En anglais. Il me fait signe de rester et j'avoue que ma curiosité ne pourrait pas être plus forte.
"J'entends, Robards. Il n'est pas question pour nous de vous laisser tomber. Nos objectifs sont les mêmes et nous sommes vos débiteurs. Mais je ne suis plus le représentant espagnol…"
J'entends la réaction surprise et un peu inquiète de Gawain Robards.
"Je pense que le lieutenant Soportújar a toutes les raisons de vous plaire…", continue Ernesto avec un clin d'œil pour moi. "Oui, Rafael lui-même. On n'a pas réellement besoin de lui ici avant le procès. Je vais m'occuper de sensibiliser notre hiérarchie à l'importance qu'il vous rejoigne au plus vite. Ce n'est pas le moment que notre siège soit vide."
Quand il a mis fin à l'appel, Ernesto résume : "Maisonclaire a commencé sa réécriture de l'histoire, afin de ne pas avoir l'air d'avoir contourné les règles, juste parce qu'elle ne croyait pas à notre affaire. Il ne faut pas laisser les Britanniques, qui ont fait tout le boulot, seuls face à elle et les soutenir. Il est temps que tu ailles nous montrer tes dons pour la diplomatie et puis vous pouvez travailler le dossier ensemble, Robards et toi… Zuzen va être d'accord."
"À Bruxelles", je vérifie. Ça a été dit depuis le début, j'ai même formellement accepté, après tout.
"Il est temps. Le procès va aussi se jouer à l'échelle politique européenne."
J'opine en me demandant pour la énième fois si le procès peut, d'une façon ou d'une autre, influer sur l'ampleur des répercussions pour Dikkie. Peut-être que Robards saura, je me prends à espérer. Il est, après tout, l'un des seuls au courant de notre relation.
Comme l'a imaginé Ernesto, du Commandant Zuzen au Ministre Milagro, tout le monde à Madrid semble penser que c'est à Bruxelles que je serai dorénavant le plus utile. On me demande de partir séance tenante et de tenir la position officielle espagnole, qui est de remercier profondément et inconditionnellement les Anglais pour leur coopération et leur engagement opérationnel et d'éviter tout dérapage avant la fin du procès. On me promet aussi de m'envoyer les profils de plusieurs jeunes Aurors pour que je me choisisse un adjoint. Le petit mouton noir en chef d'équipe ? Je ne sais pas si ma grand-mère aurait pu imaginer ça, elle qui ne voulait pas que je quitte nos montagnes. J'espère que mon grand-père, lui, serait fier et qu'il admettrait enfin que j'aie eu raison.
Quatre heures plus tard, je me retrouve ainsi à Bruxelles avec un petit sac, un manteau trop fin et les clés de l'ancienne résidence bruxelloise des Zorrillo qui devrait devenir la mienne à moins que je trouve autre chose. Comme si j'avais besoin d'une maison entière !
Je me fie aux indications d'Ernesto pour rejoindre le Bureau européen de coordination et de coopération des services d'application des lois magiques. Devant la secrétaire qui scrute ma lettre de créance signée de Zuzen, je revêts mon uniforme espagnol avec ses nouveaux galons de lieutenant flambant neuf. Une nouvelle identité à laquelle il va falloir que je m'habitue. La petite femme me montre mon étonnamment grand bureau où je n'aurais aucun mal à installer un adjoint. Je pose mes affaires avant qu'elle m'indique comment trouver celui de Robards qui, d'après elle, m'attend. Avant de me quitter, elle précise que Maisonclaire est en mission à Paris, mais qu'elle me verra à son retour.
Je ne vois aucune raison de ruminer dans ce bureau trop grand et je pars immédiatement à la rencontre du représentant britannique, qui a requis ma présence et qui aura peut-être des nouvelles de la femme de ma vie. Quand la voix de Gawain me dit d'entrer après que j'ai frappé, la première personne que je vois est Dikkie.
"Entre et ferme la porte, Sopo", commente Robards avec un amusement marqué. "Je ne te présente pas Eurydice Forrest. Elle vient d'être assignée ici pour m'aider à suivre le procès de la Nouvelle-Atlantide sans négliger mes autres fonctions… Je jure que je ne savais pas que c'était toi qu'ils allaient envoyer à la place de Zorrillo avant ma discussion avec Zorrillo… Mais certains y verront la main de Merlin ou de Cerridwen."
Loin de l'amusement de son mentor historique, Dikkie a le visage tiré et des yeux incertains. Comme je ne trouve pas mes mots, elle finit par souffler assez timidement : "Une solution inespérée proposée par Gawain… "
"Je ne pouvais pas te laisser complètement saborder une nouvelle fois ta carrière", soupire ce dernier. Il monte le ton pour affirmer : "Et on n'en serait pas là si tu étais venue me voir, Dikkie ! Il me semblait avoir plusieurs fois répété, et en m'appuyant en plus sur le cas de notre prodige espagnol, qu'on ne gagne rien à cacher ses faiblesses à… des personnes plus expérimentées que soi."
"L'exemple était effectivement là", admet Dikkie du bout des lèvres.
Ses yeux se refusent à faire plus que se poser sur moi, qui découvre avoir été instrumentalisé dans leurs conversations en même temps que j'essaie de mesurer combien cette porte de sortie offerte est solide.
"Les circonstances étaient totalement exceptionnelles, Commandant Robards", je prends sur moi d'intervenir en faveur de la femme de ma vie que je vois pour la première fois depuis l'opération. Peut-il y avoir de pires géométries ?
"Raisons de plus, lieutenant Soportújar", m'oppose Robards avec autorité. Ni Dikkie ni moi ne trouvons rien de malin à dire à ce stade. "Je peux vous demander d'attendre la fin du procès pour vous afficher ensemble ?"
"Bien sûr, Gawain", promet Dikkie avant moi.
"J'imagine bien que tu ne l'as pas fait pour moi, Gawain", je me risque à mon tour, "Mais merci… Merci. Je te suis redevable."
Robards soutient mon regard avant de reprendre : "Il y a une commandante britannique qui aimerait de tes nouvelles maintenant que tu as un pedigree officiel et une certaine liberté de mouvements. Et sinon, quand vous n'aidez pas les Espagnols à gagner ce procès, l'idée est d'être présents et visibles auprès de nos petits camarades européens, d'évaluer les forces en présence, et de poser certaines questions pour peser en faveur d'un fonctionnement plus transparent de ce Bureau… D'abord discrètement, bien sûr… Une sorte d'infiltration… Mais nous avons un spécialiste… "
OO 2021 (Rafael)
Dikkie met trois jours à me demander où je dors. Il faut que nous sachions Gawain parti pour le reste de l'après-midi — mais peut-être aussi qu'elle ait digéré d'autres choses — pour qu'elle ose venir à moi sous le prétexte de m'apporter une pile de rapports britanniques.
"Et toi ?", je m'enquiers en retour.
"Il y a un appartement dans la maison de fonction de Robards. J'habite là. Bien surveillée." Comme je ne réponds rien, elle développe seule : "Je sais que j'ai déjà bien plus que je ne mérite !"
"C'est ce qu'il te dit ?", j'enquête parce que savoir les vrais termes de cet accord est important. Je compte bien me tourner à un moment vers Jeffita pour vérifier, voire pour l'amener à plus de mansuétude, mais savoir où j'en suis avec Dikkie me paraît l'urgence absolue.
"Il est allé plaider mon cas tout en haut… et il aurait pu s'en laver les mains."
"Il te dit ça ? Qu'il aurait pu te laisser tomber ?"
"Non, mais… Rafael, pas ici."
"Où alors ?", j'accepte facilement.
"J'imagine que cette maison de fonction a une adresse."
Je retiens que cette maison serait bien moins vide sans elle. Je mesure que les blessures sont multiples et que mes envies doivent avancer lentement et j'écris l'adresse demandée sur un morceau de parchemin que je lui donne. Nos mains se frôlent, la sienne s'enfuit. Elle enfonce le parchemin dans sa poche sans le regarder.
"Je dois aller aux archives pour vérifier si Siofra O'Shea n'a pas été repérée auparavant par nos collègues continentaux, quelque part. Si M. le lieutenant n'a pas besoin de moi, bien sûr", elle précise. Sans doute les galons flambants neufs sur ma manche, je décide.
"J'ai des rapports à lire", je réponds factuel. "Je vais peut-être aller le faire chez moi. Au calme", je précise en la regardant.
Elle lutte contre plusieurs réactions instinctives, puis arrive à se contenir et à répondre un sobre et efficace : "Une bonne idée, bien sûr, Lieutenant Soportújar."
Sur le chemin de ma maison, j'hésite à acheter des fleurs, de la bière, des gâteaux… et ayant à chaque fois peur de tout gâcher, je ne mets aucun de ces projets à exécution. Quand j'y suis, je vérifie inutilement que tout est rangé alors que j'ai deux elfes à demeure qui s'ennuient ferme depuis que les Zorrillo sont partis. Je m'installe finalement avec mes rapports que je dois synthétiser en espagnol et du thé et j'arrive même à oublier que Dikkie doit venir — à oublier d'être impatient et inquiet de son arrivée.
Elle arrive avec la nuit et avec un sac de courses moldu qu'elle pose à côté d'elle sans l'ouvrir. Je n'ai pas osé l'embrasser, elle n'a pas fait le premier pas.
"Une maison immense."
"Pour une famille", je confirme.
"Tu as lu ?", elle change de sujet en pointant la pile de rapports dont elle a écrit l'essentiel.
"Et résumé l'important pour mes petits collègues à Madrid. De bons rapports à l'honneur de la Division britannique."
Dikkie hausse les épaules et détourne les yeux.
"Tu vas me dire comment ça s'est passé ou ça t'emmerde ?", je décide de cesser d'avoir peur du conflit.
"Pour que tu racontes à Zara ?"
Bien, au moins, on s'approche des problèmes, je m'encourage.
"Je lui ai dit que c'était de ma faute, et je le pense. J'aurais dû trouver le moyen de te prévenir. Je ne peux qu'imaginer mais… ça a dû être… terrible."
"Tu te serais mis en danger."
"Je peux te le dire à toi… Je ne pensais pas sortir vivant de cette affaire, Dikkie", je lui avoue. Ses yeux porcelaines s'écarquillent et je crois qu'elle s'interdit de montrer son alarme. Quelque part, elle a déjà plus que démontré ce qu'elle pouvait faire si elle me savait en danger. "Quand j'ai réalisé combien la proposition de Siofra leur plaisait, je me suis dit que jamais, je n'arriverais à m'en sortir", je développe. "D'ailleurs, ils m'ont démasqué quand j'ai voulu au moins saboter leur affaire et ils ont essayé de se débarrasser de moi et bien failli réussir. Si la petite de Dora ne m'avait pas trouvé…"
"Elle savait où te trouver, Iris ?", elle me coupe.
"Comment aurait-elle su ?", je réponds, sidéré.
Dikkie me regarde, longtemps, avant de soupirer : "Tonks-Lupin, elle-même, a dit qu'elle ne savait pas qu'Iris tomberait sur toi, mais… J'imagine que je suis juste parano…"
"Vous avez parlé", je comprends. Puis, je m'inquiète : "Elle t'a passé un savon ?" Je suis sincèrement prêt à la consoler autant qu'il le faudra.
"Pas réellement… Elle a demandé pourquoi je n'étais pas venue tout lui raconter quand j'avais compris que tu étais là…" Ma question muette est sans doute très claire. "J'ai dit la vérité. Que j'avais peur qu'elle m'écarte pour cette raison même. Comme Gawain. Ils ont prétendu tous les deux qu'ils n'auraient jamais fait ça… Aucun moyen de savoir", elle prétend. "Mais le message général était celui qu'il a répété devant toi : en ne disant rien, j'ai accrédité toutes les thèses les plus folles dans la tête de mes collègues et de mes supérieurs… Si je veux espérer avoir un jour un quelconque avancement — pas avant une bonne année, ils ont été clairs — faut qu'ils aient de nouveau confiance…"
"Tu veux qu'ils aient confiance", je suppose.
"Ce serait évidemment plus simple si ma carrière m'était indifférente", elle admet.
"Ta carrière ?"
"Tout le monde n'a pas des vendettas historiques comme objectif de vie, Rafael !"
"Leur confiance ne t'est pas… "
"Merlin, garde tes leçons de… lieutenant ou de morale pour ta fille, d'accord ?!", elle explose. "J'ai merdé. J'ai eu tellement peur de te perdre, j'ai pensé : autant mourir ici avec lui… et plein d'autres conneries…" Elle se baisse et je me dis qu'elle va fondre en larmes, mais elle sort de son sac une bouteille de champagne français. "Mais je n'ai aucune envie de disséquer ça avec toi… Moi, je veux sabrer le champagne… là, maintenant…"
"Le champagne", j'articule prudemment. C'est cette Dikkie explosive, que j'aime, mais qui demande du doigté et de l'adaptation.
"Tu as dit à Zara qu'on en avait fini avec le secret… on ne fête pas ça ?"
"Je suis à tes ordres", je promets, "pour toujours"
Et là, elle fond en larmes et me laisse enfin la prendre dans mes bras.
2021 (Dora)
"Les Cortès demandent qu'ils soient là tous les deux pour le procès et verdict. La cérémonie aura lieu juste après", m'explique Dawn. "Ça peut s'entendre, mais ça nous prive de nouveau des deux…"
"Pour une semaine au plus. Et ils peuvent revenir chaque soir s'ils le veulent, cette fois", je minimise en regardant nos subordonnés arriver les uns après les autres et se rassembler pour le café. Comme un miroir, ils nous observent plus ou moins ouvertement, dans l'attente du moment où Dawn va me laisser pour venir donner des ordres et, moi, venir prendre le pouls de la Division. Comme tous les matins.
"Tu es d'accord", estime Dawn, ravalant ses protestations organisationnelles.
"Je pense qu'ils le méritent tous les deux et que c'est pour la bonne cause", je confirme.
Caradoc arrive avec Emma, sa compagne, qui ne doit plus être très loin de la date de son congé maternité. Ils devisent avec Barrington et ne nous prêtent pas attention a priori.
"Je vais le prévenir", décide Dawn qui a dû suivre mon regard.
"Je vais le faire."
"Maintenant ?", elle relève, et on se connaît trop pour que je ne sache pas le fond de sa pensée. Elle me presse pour que je prenne Caradoc en entretien depuis des semaines. Mais j'ai attendu de savoir comment je traitais Dikkie, puis j'ai attendu de voir où allait le procès et aussi comment le binôme Iris-Caradoc tiendrait la route après cette grosse tempête. J'ai même attendu de savoir dans quelle direction allait la coopération européenne, parce que les apparences étaient importantes. Je n'ai pas caché mes raisons à ma principale adjointe, mais Dawn a visiblement fini par penser que je ne ferai rien d'ostensible. Elle se trompe rarement.
"Juste une conversation", je précise.
"Je te l'envoie ?", elle suppose, puis elle doit lire la réponse sur mon visage et elle commente : "Quand même. Un truc un peu officiel."
"Le rôle social, tout ça", je confirme sans élaborer. Puis je vérifie à mon tour : "Tu penses que c'est trop ?"
"Non. Pas du tout, et tu le sais."
J'opine, et nous nous avançons de concert vers nos troupes. Le volume des conversations baisse comme sur le passage de Remus dans les couloirs. Dawn commence à distribuer les nouvelles missions, et j'en profite pour rejoindre Emma et Caradoc. La diversion n'est sans doute pas suffisante pour que quiconque ignore ma cible. J'ouvre la conversation en parlant de la naissance à venir et Emma dit qu'elle se sent en forme.
"Est-ce que tu émets une réserve si je renvoie ton époux à Madrid pour le procès, jusqu'au verdict, Emma ?", je questionne ouvertement. Comme ça, l'affectation est claire, et tout ce qui viendra derrière devra être nuancé par cette introduction positive.
"Oh, Commandante, je suis enceinte, mais ça ne doit pas interférer avec le travail de Caradoc et ce procès… C'est un honneur pour lui d'en connaître le dénouement", elle s'empresse de répondre comme je l'avais imaginé. Sans doute même est-elle soulagée que je vienne pour ça.
"Maintenant que nous avons l'autorisation", je me tourne vers Darnell, "il va falloir faire tes valises avec Iris. Ils vous attendent demain. Ils promettent un procès rapide, mais on vous dégage des rotations jusqu'au verdict. Et s'il y a motifs à célébration, comme nous l'espérons, il se pourrait que je vous rejoigne."
"Bien sûr, Commandante, c'est un honneur", répond Caradoc, mais il y a dans ses yeux cette lueur qui doit disparaître. Elle n'est pas partie seule, malgré la solide préparation du procès, malgré le travail efficace et fluide avec Iris. Objectivement. Traiter cette lueur, c'est aussi ça mon rôle social.
J'opine donc dans le vide puis je pose ma main sur son bras : "Tu as cinq minutes à m'accorder ?"
"Maintenant ?" Ça sort sans qu'il l'ait voulu, et ça le rajeunit. Je ne réponds pas, mais il se reprend assez pour articuler : "Bien sûr, Commandante."
Il y a tous les regards qu'on peut imaginer sur nous jusqu'à ce que la porte de mon bureau se referme. Je lui désigne la table de réunion, et il s'assoit en lâchant : "Merci de ne pas en avoir fait un savon public, Commandante."
"Ne fais pas ton aspirant, Caradoc. Je veux discuter." Il attend et il a raison de me laisser abattre mes cartes. Ça prouve qu'il a repris un peu du sang-froid qui l'avait abandonné. "Je veux te parler d'avenir." Il acquiesce prudemment. "Tu vas être papa pour la deuxième fois dans moins de quatre mois. J'imagine que ça t'apporte un peu toute l'excitation et le changement dont tu as besoin dans l'immédiat. Tu comptes t'arrêter ?"
"Je… Je pensais… effectivement… demander un congé. Quelques semaines. Le temps qu'on s'organise", il répond, pris à contrepied puisque j'ai attaqué ailleurs que là où il m'attendait.
"Très bien", j'abonde. "Tu sais que j'y donnerai une suite favorable." Il opine, mais il craint un piège, je le vois bien. "Et après ce congé, tu voudrais faire quoi ?", je me lance en me carrant dans mon siège pour bien montrer qu'il va falloir qu'il se mette à parler.
"Ce que tu voudras…"
"Mauvaise réponse", je le coupe. Il me dévisage et je décide d'être gentille : "Ma question n'est pas innocente, je te l'accorde, mais ta réponse ne me convient pas. J'ai besoin de savoir ce que tu aimerais. Je ne te promets pas de te dire oui. Mais j'ai réellement besoin de savoir ce dont, toi, tu as envie."
"Tu as parlé avec Iris, Commandante ?", il questionne après un silence assez long. Et ça sonne un peu comme une accusation. Sans doute autant pour ma fille que pour moi, d'ailleurs.
"Tu penses que nous parlons de toi dans ton dos, Iris et moi ?", je relève sans chercher à éviter la confrontation.
L'air dubitatif, Caradoc soupire : "Elle a dit que je devrais te parler de mon avenir… et tu viens me poser la question, Commandante…"
"Eh bien, même s'il n'y a eu aucune concertation entre nous sur ce sujet, je lui donne raison. C'est un bon conseil, Caradoc. Je ne suis pas là que pour gronder les gens. Je suis là aussi pour constituer des équipes de gens contents d'être là où ils sont. Au maximum."
"Bien sûr", il admet toujours dubitatif.
Je laisse le silence faire, mais ça ne suffit pas — ou du moins pas assez vite à mon goût. Il faut visiblement parler du passé avant de s'intéresser à l'avenir.
"Ok, reprenons. Tu penses sincèrement qu'Iris, à ta place, aurait mieux géré Forrest ?"
"Iris est une cheffe d'équipe que tout le monde suit en enfer…", il articule quand il s'est remis de l'attaque directe.
"Mais toi aussi, Caradoc. Aucun des membres de ton équipe n'a dit le contraire. Ils ont tous confirmé que Forrest t'avait débordé."
"Ils sont gentils d'oublier qu'elle a réussi à me convaincre que… je n'avais peut-être pas tous les éléments… ", il développe, clairement gêné de rappeler des faits qu'il a déjà avoués, mais avec une certaine droiture.
"Il n'est pas entièrement faux de dire que tu n'avais pas tous les éléments, sauf que ce n'était pas nous qui t'en avions cachés", je souligne. "Forrest est une petite maligne qui a visiblement appris de Soportújar deux ou trois trucs sur la dissimulation et la manipulation. Mais imaginons qu'elle ait été dans l'équipe d'Iris…"
"Elle a tout fait pour être dans la mienne et nous séparer, Iris et moi", il souligne.
"Oui", je confirme, ne serait-ce que pour l'encourager à continuer à partager avec moi. "Mais imaginons qu'Iris ait été sa cheffe opérationnelle, tu crois qu'elle n'aurait pas tenté de la faire se précipiter au secours de Sopo ?"
"Mais comment ?"
"Moi, à sa place, j'aurais tenté la vérité : le mari caché à sauver… et je ne prends pas les paris qu'Iris n'aurait pas voulu l'aider." Ça le rend silencieux. Mais pas de la mauvaise façon.
"Je te pense un chef d'équipe compétent, Caradoc. Au final, tu as rattrapé les choses et tu as ramené tout le monde à la maison. C'est ce que j'attends de mes chefs d'équipe. Quel que soit leur patronyme ou l'enfer à traverser." Je laisse les idées faire leur chemin avant de reprendre : "Maintenant, est-ce que tu peux te risquer à me dire ce que tu aimerais faire au quotidien dans ce Bureau britannique ?"
Caradoc hésite encore un peu, mais finit par se lancer : "Ce que je me suis dit… c'est que ces opérations… ce n'est pas ce que je préfère… Pas comme Iris… Tu me demandes ce dont j'ai envie alors, même si tu dois me rire au nez, Commandante… ce qui me manque en ce moment, ce sont les enquêtes — les indices, les recoupements, les interrogatoires. Pas les opérations de chasse aux mages noirs… "
"Une place dans l'équipe d'enquête", je reformule. Il va sans doute répéter qu'il prendra ce qu'on lui donne alors, je l'arrête. "Est-ce que tu peux élaborer cette envie ?"
Je crois qu'il mesure que le silence, cette fois, serait malvenu.
"En bouclant ce dossier, en allant témoigner à Madrid… je me suis dit que c'était ça qui me plaisait le plus : découvrir la vérité, l'organiser, la rendre intelligible… la porter devant les juges… Peut-être, sûrement, l'influence d'Emma."
La référence à sa femme était un essai pour alléger l'enjeu, je le vois bien, faire de mon possible refus quelque chose de moins violent. Mais ses arguments vont dans le sens de ce que pensent Dawn ou Ron. Personne ne doute de ses capacités opérationnelles, mais les deux le voient plutôt sur une trajectoire proche de celle de Samuel. Les deux pensent aussi que je devrais faire évoluer la carrière de mon gendre vers des choses plus politiques, mais c'est une autre conversation.
"Ok", je ponctue sobrement, et Caradoc, qui me connaît depuis l'enfance, me dévisage comme s'il me découvrait. "Je veux dire, j'entends et je comprends, et je ne pense pas que tu te trompes sur tes compétences." Il n'ose rien dire alors que je prends mon temps pour réfléchir à une proposition équilibrée : "Voilà le deal, Auror Darnell : jusqu'à la fin de ton congé parental, tu restes dans l'équipe de Ron, la tête haute, l'esprit affuté et sans ruminer inutilement des choses que personne ne peut changer." Il acquiesce avec fatalisme. "Quand vous avez trouvé votre équilibre à quatre, et si tu n'as pas changé d'avis, et si personne ne s'oppose, je te trouve une place dans l'équipe d'enquête. Ça te va ?"
ooo
Il y a ceux qui voulaient revoir Dikkie... il y a ceux qui trouvaient Dora trop gentille avec tout le monde... il y a ceux qui n'arrivent pas à croire que le prochain soit le dernier de cette histoie-là... bref, ça devrait me faire du courrier.
Le prochain, d'ailleurs, s'appelle Le jeu.
