Chapitre 2 - Les indiscrétions de Stark
Il avait fallu trois jours à Tony pour reprendre pied et ne pas céder à l'appel d'une crise de panique. Trois jours pendant lesquels il avait inspecté la maison de fond en comble afin de comprendre l'origine de ses ennuis, trois jours à se répéter qu'il ne vivait qu'un cauchemar bientôt terminé, trois jours à regarder tomber la neige malgré la certitude d'être encore au printemps et non en pleine période hivernale, encore moins aussi proche des fêtes de Noël. Ces quelques jours n'avaient pas été de tout repos, il lui avait semblé être à deux doigts de se rouler en boule dans un coin à chaque heure passée, terrorisé par la pensée d'être manipulé par un être plus fort que lui et les Avengers ; dans son esprit, le vaisseau des Chitauris revenait le hanter, ombre menaçante qu'il aurait voulu arracher à ses souvenirs.
Ironiquement, son seul réconfort reposait sur les épaules de Justin Hammer. À partir du moment où ils avaient compris que s'allier serait sans nul doute leur seul espoir, ils avaient enterré la hache de guerre. Chacun de leur côté, ils avaient cherché la maison censée appartenir à Justin et avaient ramené quelques affaires dans celle de Tony. Les chambres ne manquaient pas, leur permettant de ne pas rejouer la scène de leur réveil dans le même lit. Ils n'étaient plus tout à fait ennemis, plutôt compagnons de route et d'infortune dans une galère des plus dérangeantes. Mais Justin restait le même malgré tout, il avait vite abandonné le visage de l'horreur pour arborer celui de la désinvolture, ce qui rendait Tony un brin suspicieux. Il n'avait jamais supposé que son concurrent fût le genre de type à s'adapter à un tel bouleversement et il se demandait si cela cachait ou non un profond malaise.
Ce matin du quatrième jour du mois de décembre – selon le calendrier de l'Avent qui trônait dans la cuisine et dont la présence avait échappé à Tony la première fois – un soleil aveuglant perçait à travers les fenêtres et réchauffait les routes. Ce n'était pas la chaleur étouffante de l'été mais elle avait commencé à faire fondre la neige, transformant les trottoirs en zones boueuses et glissantes. Par la fenêtre de la cuisine, Tony avait vu passer Rogers et Wilson, en train de courir comme tous les autres jours, accompagnés cette fois-ci de Maria Hill. La présence du bras droit de Fury l'avait étonné puis inquiété ; sans le Shield pour les tirer de là, il ne pouvait rien espérer de bon, et il se demandait encore si le borgne avait lui aussi eu le malheur d'être piégé dans ce drôle de monde.
« Tu te prends pour une vache qui regarde filer les trains, Anthony ? »
Le concerné esquissa une grimace, il appréciait peu être appelé par son prénom entier, rares étaient les gens à l'avoir fait depuis sa naissance. À croire que son concurrent s'amusait à le taquiner de la sorte, en insistant bien sur chaque syllabe comme si elles avaient le pouvoir de libérer quelque chose – bien sûr, s'il avait eu un magicien, un sorcier ou un autre individu du même genre sous la main, il aurait subi un discours sur l'importance des noms dans la magie mais Justin n'était pas l'un d'eux. Peut-être était-ce une façon de se démarquer des autres en refusant l'emploi du diminutif mais Tony n'était pas certain de le supporter pendant des semaines.
« Merci de me comparer à un ruminant, Justin. »
Il prenait plaisir, de son côté, à voir à quel point l'autre homme était troublé chaque fois qu'il l'appelait par son prénom. C'était une manière comme une autre de briser la glace petit à petit, sans la distance des noms de famille et du poids des générations qu'ils portaient. Une pointe d'humour n'était pas désagréable alors qu'ils étaient incapables de reprendre les rênes de leur vie.
« Je vais aller à la mairie, finit par déclarer Justin. Il y aura bien quelqu'un là-bas pour me renseigner.
— Tu es d'un étonnant optimisme, répliqua Tony. Je suis sûr que la seule personne que tu trouveras, ce sera un membre du Shield qui t'affirmera être là depuis des mois. »
C'était la même rengaine, sans fausse note ou changement de partition. D'abord l'agent Hill, qui avait eu l'air surprise en découvrant qu'il ignorait sa présence dans cette ville. Puis Barton et Romanoff, les inséparables amis, qui faisaient leurs courses en riant avec des jouets pour enfants dans les bras – sans doute pour la famille de Clint. Et la veille, Tony avait failli avoir une attaque en croisant la route de Loki, censé être mort selon Thor, et pourtant bien vivant en face de lui. Le dieu de la malice l'avait salué avec une troublante gentillesse puis avait continué son chemin comme s'il ne l'avait pas balancé par la fenêtre de sa tour la dernière fois qu'ils avaient eu l'occasion de discuter ensemble.
Insensible à ses arguments, Justin campait sur ses positions et Tony dut se résoudre à l'accompagner. Il ne s'agissait pas d'un besoin de protéger son allié provisoire mais son instinct de survie lui dictait de ne pas abandonner son unique point de repère. Ce fut donc après avoir enfilé manteaux, écharpes, bottes et gants que les deux hommes s'aventurèrent à l'extérieur où le vent vif semblait lui aussi déterminé à leur donner le sentiment d'être en hiver. Les quelques personnes qui les voyaient murmuraient sur leur passage, tant leur duo était mal assorti. Tony se moquait bien de leur avis, pour la simple raison que Justin était l'unique autre individu à ne pas prendre cette vie au sérieux et à comprendre qu'ils étaient manipulés.
Retrouver la mairie ne fut pas un jeu d'enfant dans une ville dont ils ignoraient tout. Ils tombèrent sur le bon bâtiment par hasard, au moment-même où Tony pestait intérieurement contre cet endroit. Au rez-de-chaussée, l'accueil était dépourvu de chaleur, il n'y avait que des murs vides et un bureau semi-circulaire derrière lequel une jeune femme s'ennuyait, crayonnant distraitement sur un post-it. En entendant leurs pas, elle releva les yeux vers elle puis se redressa d'un bond en avisant Tony.
« Monsieur Stark ! Je savais bien que je finirais par vous voir ! C'était une idée de génie d'avoir accepté ce poste, même s'il n'est pas franchement bien rémunéré ni très stimulant intellectuellement parlant. Mais j'avais dit à ma meilleure amie que c'était le seul lieu où croiser les plus grandes célébrités du coin sans passer pour une fan surexcitée. Et …
— On se connaît ? l'interrompit Tony, ébahi par sa capacité à débiter autant de mots sans reprendre sa respiration. »
Il aurait presque pu lancer une plaisanterie en demandant à Justin si elle était sa sœur cachée mais il se retint. La jeune femme se présenta sous le nom de Darcy Lewis, ce qui fit cogiter le cerveau de l'ingénieur. Il ne l'avait jamais rencontrée mais il avait vaguement suivi les histoires que Thor leur avait racontées à propos de son arrivée sur Terre. Si ses souvenirs ne lui mentaient pas, c'était une collègue de l'ancienne petite-amie du dieu du tonnerre. Il en était vraiment surpris car cela signifiait que cette situation ne touchait pas seulement les Avengers mais aussi une bonne partie de leurs proches.
Avec un sourire crispé, il lui demanda s'il était possible de parler avec monsieur le maire, ce qui attira sur lui un coup d'œil étonné de la part de Lewis. Elle le corrigea en insistant sur madame le maire. Homme ou femme, il s'en moquait totalement, il voulait juste découvrir qui se dissimulait derrière l'une des plus hautes charges de cet endroit. Lewis le fit patienter de longues minutes pendant qu'elle allait s'enquérir des occupations de la femme qui dirigeait cette ville. Le rictus moqueur sur les lèvres de Justin lui apprit qu'il se débrouillait très mal pour cacher son agitation et il décida de s'accouder au bureau d'accueil en se répétant que ce n'était ni le lieu ni l'heure pour passer ses nerfs sur quelque chose.
« Elle va vous recevoir, c'est au deuxième étage dans le salon de détente.
— Merci, enfin une nouvelle des plus normales, grommela Tony en jetant un regard à son allié pour lui faire signe de venir étant donné que c'était son idée avant tout.
— Attendez, vous y allez ensemble ? hoqueta Lewis. Tony Stark et Justin Hammer dans la même pièce, c'est déjà une bonne blague mais là … On dirait presque des amis.
— Ce que nous ne sommes pas, lâcha Justin sur un ton exaspéré. Voyez-nous plutôt comme des associés. »
Et sans permettre à la jeune femme de répliquer, les deux hommes s'engagèrent dans les escaliers afin de rejoindre les étages supérieurs. Aux yeux de Tony, il y avait là une certaine forme de familiarité qu'il ne parvenait pas à définir. L'intérieur de la mairie ressemblait à s'y méprendre à un lieu qu'il connaissait bien mais dont le nom lui échappait étrangement. Il s'en ouvrit à Justin, par pure curiosité, mais ce dernier ne paraissait pas ressentir la même émotion que lui.
La porte du salon de détente était ouverte à leur arrivée. Tony se figea face à la silhouette féminine et se reprocha de ne pas y avoir pensé plus tôt. Dans son tailleur impeccable, Pepper Potts le fixait avec l'air suspicieux de quelqu'un en train d'attendre une nouvelle catastrophique. Un éclat plus dur brilla dans son regard dès qu'elle aperçut Justin et elle lança les hostilités la première.
« Qu'est-ce que tu fais en sa compagnie, Tony ?
— Tu ne me croiras sûrement pas mais c'est le seul ici à ne pas me prendre pour un cinglé. Mais maintenant que tu es là, je vais peut-être enfin savoir à quoi rime tout ça. Noël ? En plein mois de mai ? Vous avez dû vous amuser à gérer tout ce bazar. »
Cette idée avait peu à peu germé dans le cerveau de l'ingénieur pendant la nuit précédente. Il avait songé à une plaisanterie montée de toute pièce de la part de ses amis, pour lui faire payer quelques mauvaises blagues ainsi que leurs déboires avec Ultron. Certes, cela n'expliquait en rien la présence de Justin mais Tony avait mis ce détail de côté en s'accrochant à l'espoir d'une comédie dont il serait le héros malgré lui.
« J'ignore ce que tu as en tête, Tony, mais quand Darcy a annoncé que tu étais là et que tu voulais me parler, je ne pensais pas à ça.
— Tu es ma meilleure amie, Pepper, j'ai bien le droit de débarquer quand ça me chante.
— Tu n'as pas mis les pieds ici depuis que je suis maire. Et tu n'as décroché à aucun de mes appels, ni répondu à la fichue sonnette de ta maison. »
Il n'y avait ni colère ni déception dans la voix de son amie, parce qu'elle le connaissait mieux que personne – mieux que lui-même sans doute – et pourtant, Tony aurait préféré l'entendre hausser le ton. Il ne savait pas qu'elle était à ce poste parce qu'il n'y avait aucun souvenir de ce genre dans sa mémoire et, hormis les trois jours qu'il avait passés dans sa maison, il n'était pas familier de cette ville. Il aurait tant aimé l'expliquer à Pepper, pour avoir un autre soutien, pour retrouver sa confiance, pour avoir auprès de lui sa meilleure amie. Non seulement cet endroit le plongeait dans une ambiance particulière mais il lui ôtait ses repères un à un, comme sur un plateau de jeu.
N'étant pas Tony Stark pour rien, il insista derechef. Il ne fit pas mention de Noël une fois encore malgré l'envie qui le démangeait de comprendre dans quoi il s'était fourré. Pepper était hermétique à ce qu'il considérait comme les meilleurs arguments. Sur un ton incertain qui le frappa plus durement qu'un coup, elle lui demanda s'il avait à nouveau des problèmes pour surmonter ses angoisses. Elle l'avait soutenu après l'invasion de New York par les Chitauris, elle avait vu à quel point il souffrait d'avoir frôlé la mort en étant si loin de la Terre – encore aujourd'hui, il était incapable d'estimer la distance qui séparait le vaisseau ennemi de leur petite planète bleue. Entendre Pepper évoquer ces mois de crises de panique lui donnait le sentiment d'avoir fait plusieurs pas en arrière.
« Ce n'est pas comme après New York, Pepper. Je … j'ai besoin.
— Je ne sais pas quelle plaisanterie tu prévois pour cette année mais c'est terminé. J'ai du boulot, je ne peux pas perdre mon temps avec quelqu'un qui refuse de voir la vérité en face.
— Mais …
— Anthony, ça ne sert à rien d'insister, intervint Justin en l'attrapant par le bras pour le forcer à le regarder. »
Derrière ses lunettes brillait une certaine urgence, faisant comprendre au génie que s'ils restaient là quelques minutes de plus, ils finiraient par en subir les conséquences. L'Iron Man se laissa entraîner vers la sortie, non sans remarquer le coup d'œil suspicieux de Pepper vis-à-vis de Justin. Cependant, Tony n'allait pas s'en plaindre, son ancien concurrent était définitivement la seule personne à ne pas partager l'illusion complète qui les entourait et à se rappeler qu'ils n'étaient ni en hiver, ni dans ces lieux. Ils quittèrent la mairie en vitesse, prenant à peine le temps de saluer Lewis avant de retourner dans les rues de la ville.
« Tu n'as aucun instinct de survie, marmonna Justin tandis qu'ils s'éloignaient. Potts te ferait sûrement interner si elle en avait la possibilité.
— Pepper est mon amie, ok ? répliqua Tony. Ma meilleure amie. Je n'ai pas toujours été sympa avec elle mais elle m'a soutenu après ma captivité et après New York. Cette femme, là-bas à la mairie, ce n'est pas elle. »
Il nota l'expression de Justin, cet air presque compatissant sur son visage, et il en ressentit un brin de honte. Il devait vraiment avoir peu fière allure pour déclencher ce genre de sentiment chez son ancien concurrent. Ils errèrent dans la ville, assez longtemps pour apercevoir les chalets de Noël qui avaient envahi la place centrale et qui ne tarderaient pas à ouvrir leurs portes dans la joie et la bonne humeur, avec un fond de musique pour attirer les potentiels clients. Tony se renfrogna, il ne partageait pas l'ambiance des fêtes, pas en cet instant où il était conscient de vivre une expérience à la fois déroutante et déplaisante.
D'un commun accord, ils décidèrent de rentrer. Tony partit s'isoler dans un des laboratoires, sans se soucier de ce que ferait Justin pendant ce temps-là. Ils s'étaient mis d'accord sur le fait de garder leurs distances dès qu'ils avaient besoin d'un moment de solitude et ils avaient respecté cette partie de leur marché depuis le premier jour. L'ingénieur avait ainsi passé plusieurs heures sur de nouveaux projets, à créer des inventions pour mieux les détruire ensuite, l'esprit envahi par un flot de pensées toutes plus angoissantes les unes que les autres. Il avait essayé de se construire une armure, il avait tant l'habitude d'améliorer les siennes qu'il aurait pu le faire les yeux fermés mais ses essais s'étaient soldés par des échecs, à chaque fois. Il ignorait si cela provenait de son état d'esprit ou de ce lieu qui mettait à mal sa patience, comme si aucune de ses tentatives n'était censée aboutir.
D'un geste brusque, Tony repoussa un morceau de métal jusqu'à le faire tomber sur le sol où sa chute résonna. Quatre jours seulement, quatre jours à se demander pourquoi il était là, quatre jours à regarder le monde d'un œil inquisiteur pour comprendre quelle technologie était à l'œuvre, quatre jours à sentir le froid dès qu'il s'aventurait à l'extérieur alors que son cerveau lui hurlait que c'était la chaleur qui commençait normalement à pointer son nez, quatre jours à chercher à établir un contact avec ses amis en espérant lire dans leurs yeux qu'il n'était pas le seul à se poser des questions. Combien de temps tiendrait-il ainsi ? Des jours ? Des semaines ? Jusqu'à Noël ?
Un petit coup toqué à la porte du laboratoire lui fit relever la tête. Justin hésita sur le seuil de la pièce mais Tony lui indiqua d'un vague geste de la main qu'il pouvait entrer. Ils ne parlèrent pas tandis que l'Iron Man remettait en place certains objets sous l'œil acéré de son allié.
« Je suis désolé pour ton entrevue avec Potts.
— Tu n'as pas à t'excuser, soupira Tony en ramassant le morceau métallique qu'il avait malmené quelques secondes plus tôt. J'aurais dû anticiper, c'était pareil avec Rhodey et avec tous les autres. »
Du bout des doigts, il effleura l'arrête tranchante de l'éclat, perdu dans ses pensées. C'était Justin qui avait décidé de se rendre à la mairie, pas lui, mais il avait retrouvé un peu d'enthousiasme en y allant, comme si le simple fait de rencontrer le chef de la ville aurait changé leur situation. Il avait eu trop d'espoirs, encore et encore, et s'était accroché à une idée stupide. Qui était-il pour imaginer que Pepper aurait les clefs de sa liberté alors même que, chaque matin, Rogers et Wilson faisaient leur jogging devant chez lui comme si tout était naturel ? Alors même que l'agent Hill ne travaillait plus pour le Shield, elle qui vouait sa vie à l'organisation ? Alors même que Barton avait retrouvé une existence posée auprès de sa famille et riait avec Romanoff ?
« Peut-être qu'il y aurait eu quelqu'un d'autre dans le bureau du maire si j'étais entré le premier, Anthony, supposa Justin.
— Parce que tu crois que ça marche de cette façon ? Que tout ici s'adapte à chacun, en mode histoire dont on est le héros ? le railla Tony.
— C'est souvent comme ça dans les scénarios des films de Noël.
— Tu es en train de comparer notre situation à une comédie de Noël ? »
Le haussement d'épaules de son compagnon de galère répondit à la question de l'Iron Man. Justin n'avait vraiment pas le comportement d'un type piégé dans une étrange illusion, il avait plutôt l'air d'apprécier de jour en jour ce changement de décor. Tony n'était pas censé le juger, ils devaient tous les deux se supporter malgré leurs nombreux désaccords et n'avaient aucune idée de la manière dont ils pourraient quitter cet endroit. Mais en voyant son allié aussi souriant, il commençait à éprouver quelques doutes sur sa santé mentale.
« Si tu avais une IA sous la main, tu approuverais, insista Justin.
— C'est vrai, admit Tony. J'ai pensé que Friday me jouait un mauvais tour quand je me suis réveillé dans le même lit que toi. Mais maintenant que nous savons que tout est réel, je ne vais pas croire que je suis dans … dans quoi au juste ? Un jeu vidéo ? Un scénario qui s'adapte à ma volonté ? »
Dire qu'il était sceptique aurait tenu de l'euphémisme. Pourtant, il avait affronté assez d'ennemis variés auprès de gens aussi surprenants pour savoir que rien n'était habituel dans son existence. Il avait vu des extraterrestres franchir un trou de vers pour envahir New York. Il avait croisé la route de dieux dont les noms figuraient dans des bouquins de mythologie. Il avait créé une IA destructrice sans le vouloir tout en permettant la naissance de Vision, et cela en côtoyant deux jeunes gens aux capacités améliorées par Hydra. Sans compter l'équipe des Avengers, elle-même assez hétéroclite pour lui prouver que les limites de la normalité avaient évolué depuis un moment.
« Je vais t'accorder le bénéfice du doute, marmonna Tony. J'ai récemment testé un projet d'un type louche qui voulait bosser pour moi, un programme qui m'a fait revoir … enfin bref, j'étais dans une sorte de cage numérique et c'était presque réel. »
Il avait viré le créateur de ce projet, parce que ce n'était pas assez intéressant à ses yeux, et aussi parce qu'il avait l'esprit rempli de beaucoup trop de questionnements pour s'appesantir sur une technologie qui ne lui paraissait pas assez aboutie. Et avec cette histoire liée aux Accords de Sokovie, il avait eu d'autres problèmes à gérer.
« Tu devrais laisser tomber tes inventions pour le moment, conseilla Justin. Peu importe ce qu'on tente de faire ici … »
Il ne termina pas sa phrase mais Tony comprit immédiatement ce qu'il sous-entendait. Ainsi, l'Iron Man n'était pas le seul à essayer de produire des créations. Découvrir que rien ne fonctionnait n'apaisait pas son état proche de la panique mais au moins, il savait que cela ne provenait pas de lui. Lorsqu'ils remontèrent à l'étage, Tony eut l'impression qu'un déluge coloré était en train de s'abattre sur lui. Partout où son regard se posait, il ne voyait que du rouge, du vert ou du blanc, accompagnés de lumières. Voilà donc ce qu'avait fait Justin pendant que lui s'acharnait sur des projets qui ne menaient à rien.
« Ce sont … ce sont des décorations de Noël ? s'étonna Tony.
— Félicitations Sherlock ! Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ? Les guirlandes ou les boules ?
— Je te jure que si tu me files du chocolat chaud à la cannelle, je te fous dehors. »
Son ton n'était pas assez menaçant à son goût et, au regard moqueur de Justin, il comprit qu'il était encore loin d'avoir tout vu. Son allié lui tendit une tasse remplie de chocolat et de guimauve, une sorte de passage incontournable pendant les fêtes. Tony marmonna qu'il était trop vieux pour ces bêtises de Noël mais il saisit le breuvage en reniflant l'odeur qui s'en dégageait. Il ignorait où Justin avait dégoté tous les ingrédients nécessaires à la préparation, cette maison était décidément pleine de surprises, de même que son ancien concurrent. Peut-être devrait-il changer d'avis sur lui, il était sans doute temps de balayer tous les a priori pour s'en forger une image plus réaliste.
Comme une madeleine de Proust, le chocolat chaud déclencha en lui le rappel d'un grand nombre de souvenirs liés à sa mère. Que penserait-elle de ce qu'il était devenu ? Serait-elle fière de sa condition de superhéros au génie supérieur à celui de son père ? Ou aurait-elle honte de ses erreurs ? Maria avait été bien plus tendre qu'Howard ; Tony regrettait de ne jamais avoir pu lui dire adieu ce jour maudit où elle avait péri avec son mari. S'il avait su qu'ils les voyaient pour la dernière fois … Mais personne n'aurait été capable de prévoir tout cela, c'était un banal accident de voiture, comme il y en avait chaque jour dans le monde entier. Cela prouvait simplement que les Stark étaient des gens comme les autres qui n'étaient pas à l'abri des risques qui touchaient le commun des mortels.
« Tout va bien ? s'enquit Justin.
— Tu as de bonnes relations avec ta famille ? »
La question lui échappa avant même qu'il n'eût l'idée d'y réfléchir. Justin le regarda avec un air étonné et lui demanda de répéter ; il croyait sans doute à une mauvaise blague de sa part. Mais Tony réitéra ses propos et se rendit compte, avec un peu de surprise, qu'il était sincère et vraiment curieux d'en apprendre plus sur son compagnon de misère. Tout ce qu'il savait sur Justin était son identité, ses ratés dans son entreprise et son envie irrésistible de se comparer à lui d'une manière ou d'une autre. Il ignorait tout de l'homme et de ses véritables motivations, de l'individu qui se cachait derrière les lunettes et le costume mal taillé. Il ne s'excusa pas de son indiscrétion, il croisa juste les bras en attendant une réponse de la part de Justin.
Ce dernier prit son temps pour terminer sa tasse de chocolat chaud, dardant sur Tony un coup d'œil indécis. L'Iron Man esquissa un léger sourire en constatant qu'il avait réussi à rendre muet son ancien concurrent, ce qui n'était pas habituel. Justin finit par soupirer en marmonnant que sa vie n'était pas des plus intéressantes, qu'il n'était pas un superhéros et qu'il avait accumulé tellement d'échecs que ce n'était pas un exemple à suivre. Tony balaya ses arguments d'un haussement de sourcils, arguant qu'il y avait peut-être un détail dans sa vie qui expliquait ce qu'il faisait là.
« Je n'ai pas hérité d'Hammer Industries, expliqua Justin, j'ai dû fonder ma société. Je pensais … je pensais que ce serait suffisant pour que mon père me voie autrement que comme un raté. »
Ce fut à Tony, cette fois, de lui lancer un regard compatissant. Il savait à quel point c'était difficile de briller aux yeux d'un père soit absent soit intransigeant. Lui-même avait bataillé pour plaire à son père – et il avait conscience qu'il avait reçu son amour même si Howard ne l'avait pas exprimé de la meilleure des manières. Il avait toutefois l'impression que le cas de Justin différait du sien parce qu'il n'y avait aucune mélancolie, aucun regret dans ses propos, juste une constatation d'événements passés qui ne se reproduiraient plus. Son compagnon de galère lui apprit qu'il avait rapidement été une source de déception pour son père, un homme trop exigeant qui supposait que si sa femme l'avait quitté pour son collège, c'était à cause de son fils.
« Je n'ai peut-être pas créé quelque chose à la hauteur de Stark Industries mais ça m'appartient.
— Mais ce n'était pas assez pour ton père, devina Tony.
— Rien ne l'était. Dommage qu'il soit déjà mort, j'aurais voulu voir sa tête quand j'ai fini en prison. »
Toute cette insécurité avait donc une explication, bien que cela ne justifiât en rien les actes commis par Justin quand il avait cherché l'aide de Vanko. Ce n'était pas l'histoire des origines d'un méchant, ce n'était pas une façon de plaider l'innocence, simplement des faits, réels, qui s'écrivaient dans son chemin de vie.
« J'ai une sœur, reprit Justin. Elle a réussi à échapper à l'influence de notre père, s'est mariée et a fondé sa famille. Je lui ai promis, avant la Stark Expo, que son fils aurait un jour un autographe de ta part
— Tu me détestes et tu as fait ce genre de promesse ?
— Je suis loin de te détester, Anthony … »
En avisant la rougeur sur les joues de Justin, Tony eut envie de plaisanter mais il se contint. Une cacophonie soudaine à l'extérieur de la maison lui sauva la mise, attirant leur attention vers la fenêtre de la cuisine. Au-dehors, une étrange clameur résonna, amenant un vent de chants de Noël, effaçant, l'espace de quelques instants, les questions que l'Iron Man se posait sur ses propres émotions.
