Chapitre 2

Deux jours plus tôt

Gabi émergea d'un sommeil lourd et sans rêve. La chaleur moite du loft lui donna l'impression d'étouffer et elle eut bien de la peine à ouvrir les yeux. Mais quelque chose attira son attention de manière inattendue. Une sensation. Une main venait de se poser sur son ventre pour l'amener de l'autre côté du lit, et une bouche, chaude et humide, commençait à se balader sur son épaule nue. Elle se crispa instantanément, et poussa un soupir. Ces derniers jours, ce contact lui était devenu insupportable. Alors, elle tenta de s'adonner à ce qui était devenu sa spécialité : esquiver.

- Ricardo, je ne crois pas que ce soit une bonne idée, souffla-t-elle en tentant de se défaire de l'étreinte de son fiancé.

Mais au lieu de battre en retraite, la main de Ricardo s'agrippa un peu plus à Gabi, tandis que sa bouche continuait son exploration. Agacée de ne pas être entendue, la voix de la jeune femme gagna en fermeté.

- Ricardo, vraiment, il faut qu'on se lève…
- Je crois que j'ai encore quelques minutes devant moi avant de devoir aller au commissariat, ça devrait aller, continua Ricardo, bien trop occupé à épancher sa soif pour ressentir la gêne de sa petite amie.
- Oui, mais moi non. J'ai une grosse journée, tu te rappelles ? lâcha finalement Gabi, qui ne parvint plus à cacher son agacement.

Elle s'extirpa des draps et de l'étreinte de son fiancé avec une virulence plus visible qu'elle ne l'aurait espérée, laissant l'inspecteur de police dans une complète incrédulité. Ricardo poussa un soupir.

- C'est à cause de ces cours du soir, c'est ça ? Tu vas encore mettre la tête là-dedans toute la journée ? demanda-t-il en dirigeant son regard vers le tas de livres éparpillés sur la table. Écoute, je n'ai rien contre ça, même si je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle changer de métier est devenu si important pour toi.

Après un court silence, il ajouta :

- Et puis, on ne devient pas infirmière en suivant des cours du soir.

Gabi leva les yeux au ciel en soupirant.

- J'essaie juste de me donner les moyens de l'envisager, Ricardo. J'ai des tas de choses à apprendre, des rendez-vous qui m'attendent…
- Est-ce que ça doit se faire au détriment de notre couple ? poursuivit-il.
- Est-ce que tu m'entends te retenir quand tu as des journées à rallonge au commissariat ? le coupa-t-elle, sèchement.
- Ce n'est pas pareil…
- Comment ça, "ce n'est pas pareil" ?!
- Gabi, c'est juste que… Ça fait des semaines que tu esquives les rares moments où on arrive à se croiser. J'en arrive à me poser des questions, c'est tout.

Il se leva à son tour du lit, rassembla ses affaires et se dirigea vers la salle de bains. La jeune femme, piquée à vif, le suivit, déterminée à savoir où il voulait en venir.

- Tu te poses des questions, sérieusement Ricardo ? Je n'ai pas le droit de me concentrer sur mon avenir ?

Ricardo entra sous la douche et commença à sentir son cœur battre avec véhémence dans ses tempes.

- Je n'ai pas dit ça, Gabi. Je croyais juste que ton avenir était avec moi. Bon sang, ça fait des semaines que tu es ailleurs. Même quand on est ensemble, tu n'es pas là. Je ne sais même plus à quand remonte la dernière fois qu'on a fait l'amour. Et ça n'a pas l'air de te manquer plus que ça, dit-il en frictionnant avec vigueur son corps de gel douche.

Gabi sentit la moutarde lui monter au nez. Elle observa silencieusement son fiancé prendre sa douche, alors que les mots peinaient à se mettre en place dans son esprit.

- C'est donc de ça qu'il s'agit…
- Tu peux me passer ma serviette, s'il te plaît ?

Elle attrapa vigoureusement la serviette avant de la lancer à Ricardo. Un silence pesant venait de s'installer, laissant le temps à la jeune femme de prendre sa place sous la douche pendant que Ricardo s'habillait. Tout tournait donc autour de ça pour lui ?

Gabi laissa l'eau glisser sur son visage, camouflant au passage quelques larmes de colère. Au fond d'elle, elle savait que cette émotion n'était en aucun cas nourrie par Ricardo, mais bien par sa propre incapacité à gérer certains changements récents dans sa vie. IL était parti, et tout avait changé. Elle pensait être capable de prendre un nouveau départ et d'oublier, mais la réalité, c'est qu'elle se sentait complètement perdue. Loin, son confident de tous les jours. Évaporé, celui pour qui elle nourrissait des sentiments qui ne cessaient de croître au lieu de s'estomper. Parti, celui qui, sans relâche, lui redonnait jour après jour confiance en elle. Il ne restait plus qu'elle, et elle était bien incapable de reprendre le cours de sa vie en mains, alors que c'était ce qu'elle pensait avoir toujours voulu.

Son agacement et sa haine d'elle-même atteignirent un tel niveau qu'ils finirent par se manifester physiquement : son corps se lança dans une révolte. Bientôt, elle sentit des crampes aigües assaillir son ventre comme s'il était habité par un lanceur de couteaux survolté.

Ricardo avait raison : incapable de gérer son chagrin, elle était en train de s'éloigner de lui. Elle ne s'était donnée qu'une seule mission : le rendre heureux. Et elle était en train d'échouer lamentablement.
Il lui avait pardonnée les horribles choses qu'elle lui avait fait traverser, et elle l'avait à nouveau trahi en tombant amoureuse de son frère, un prêtre, et en donnant corps à ses sentiments. Elle avait tout raté, et continuait inlassablement à ne pas être à la hauteur, avec la même ferveur que s'il s'agissait d'une discipline olympique. Finalement, son père avait peut-être raison depuis le début. Elle n'était et ne serai jamais bonne à rien.
Cette pensée, vicieuse et obstinée, s'insinua dans son esprit, et elle sentit des larmes inonder son visage, se mêlant à l'eau de la douche. Finalement, ce poison ne l'avait jamais vraiment quittée. Il était comme un cancer silencieux, prêt à se réveiller et à bondir au moindre aveu de faiblesse. Pourtant, elle devait se ressaisir, et vite.

Déterminée à calmer le jeu, elle prit une profonde inspiration, espérant atténuer la rage qui l'habitait. Elle attendit que ses douleurs s'apaisent un peu, et mit fin à sa douche.

- Ricardo, je… commença-t-elle en sortant de la salle de bains.
-Ne te fatigue pas, Gabi. Je vais te laisser tout l'espace dont tu as besoin. Ça fait des semaines que ça dure, je devrais avoir compris le message depuis longtemps. Mais il paraît que je suis têtu. C'est ce que ma mère dit toujours, en tout cas.
- Qu'est-ce que ta mère…, tenta-t-elle de poursuivre.
- Tu as une grosse journée, tu as tes cours du soir… Je suppose que je ne t'attends pas pour dîner ? la coupa-t-il.

Abasourdie, Gabi resta sans voix. Ricardo soupira.

- De toute façon, je ne sais même pas contre quoi ou contre qui je me bats…

À ces mots, Gabi sentit les crampes se réveiller et bondir, avec fracas cette fois. Elle ferma les yeux et lâcha, alors que sa colère refaisait surface :

- "Contre qui ?"... Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire… ?
- À toi de me le dire, Gabi.

Et il partit en claquant la porte, sans se retourner, laissant la jeune femme dans une colère noire. Alors, c'était comme ça qu'il la voyait ? Elle ne voulait pas coucher avec lui, donc elle le trompait ? Gabi ferma les yeux et serra ses poings. Son dégoût d'elle-même gagnait encore du terrain. Elle pouvait presque le ressentir physiquement. C'était là, dans son ventre, qu'il prenait naissance.

Quelques secondes plus tard, son corps entier se crispa. Ses crampes revinrent à la charge, assénant des coups de plus en plus violents et de plus en plus bas à chaque nouvelle vague. Instinctivement, elle tenta de gérer sa douleur en respirant le plus calmement possible, mais elle se rendit rapidement compte que le combat était perdu d'avance. Elle serra les dents et gémit de douleur. Ce n'est que lorsque ses yeux se posèrent vers la source de ses souffrances, soudainement teintée de rouge, qu'elle comprit qu'elle devait se rendre au plus vite à l'hôpital.

- Mon Dieu, mais qu'est-ce qui m'arrive… ? gémit-elle.

D'une main, elle saisit péniblement ses clés de voiture, et de l'autre, elle se cramponna à son ventre, le cœur battant de plus en plus fort, et la douleur atteignant des niveaux insoupçonnés.