Chapitre 5
La nuit avait été épouvantable. Il avait bien tenté de trouver le sommeil, mais en avait été incapable. Toutes sortes de pensées avaient envahi son esprit. Son inquiétude émettait une pression croissante sur son thorax, l'empêchant presque de respirer. Heureusement, l'heure du premier vol était arrivée bien assez tôt. Il avait empaqueté un minimum d'affaires et s'était rué à l'aéroport.
À présent, il franchissait les quelques pas qui le séparaient encore du loft de Ricardo. Retrouver ces décors si familiers, devenus pourtant presque étrangers, lui procurait autant d'angoisse que de joie. Il avait appelé son frère dès sa sortie de l'aéroport, mais ce dernier était déjà au commissariat. Le cœur serré, il s'arrêta quelques secondes devant la porte, avant de fouiller derrière une plante pour y trouver le double des clés. Il soupira : pour un inspecteur de police, son frère n'avait décidément pas beaucoup d'imagination.
Antonio sentit sa gorge se nouer. Il prit une profonde inspiration, et inséra la clé dans la serrure.
Dès les premières lueurs du matin, et après avoir embrassé sa fiancée, Ricardo était parti pour entamer sa journée de travail. Ne supportant plus d'être dans cet état, Gabi avait fini par se lever. Elle se dirigea vers la douche, et laissa l'eau couler de longues minutes sur elle. Elle avait espéré que cela l'aiderait à se sentir mieux, mais fut forcée de constater que rien n'avait changé. Ce poids qui écrasait inlassablement sa poitrine était toujours là, plus opprimant que jamais, rendant sa respiration aussi pénible que difficile. Elle se sentait désespérément vide.
Machinalement, elle quitta la cabine de douche, et observa quelques secondes son corps meurtri dans le miroir. Cette vision lui fut insupportable : sa haine d'elle-même venait à nouveau de lui sauter à la gorge. Elle ferma les yeux avec force et se remit à pleurer. Au bout de quelques instants, elle s'empara d'habits propres, les enfila, et retourna dans la pièce principale. Elle fouilla dans son sac à main, et, agacée de ne pas y trouver ce qu'elle cherchait, le jeta à l'autre bout de la pièce.
Gabi passa ses mains sur son visage et tenta de respirer profondément pour se calmer. Elle rouvrit les yeux quelques secondes plus tard : un morceau de papier, jonché sur le sol, s'était échappé de son sac. Elle le ramassa pour l'observer, consulta le calendrier, et réalisa qu'elle devait revoir Tyus plus tard dans la journée. Elle avisa le frigo, se servit un verre d'eau, but quelques gorgées et, épuisée par ce poids écrasant qui ne cessait de croître en elle, décida de se recoucher.
La porte s'ouvrit doucement sur un loft plongé dans la pénombre. Ses yeux mirent quelques secondes à s'habituer à l'obscurité, et il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour distinguer la silhouette de celle qu'il était venu retrouver. Elle était immobile, allongée sur le lit, et ne semblait pas avoir remarqué sa présence. Lentement, il s'approcha d'elle, mais quelque chose le fit trébucher.
- Mince ! murmura-t-il.
Il se baissa et attrapa ce qui devait être un sac à main, qu'il posa sur la table, avant de poursuivre son chemin. À moitié assoupie, Gabi parvint tout de même à percevoir les vibrations d'une voix familière. Son rythme cardiaque s'accéléra et elle ouvrit lentement les yeux : quelqu'un venait de s'agenouiller à ses côtés.
- Gabi…
Lorsqu'elle comprit de qui il s'agissait, elle en eut le souffle coupé. Ses yeux s'embuèrent instantanément, et elle se redressa pour se jeter dans ses bras et enfouir sa tête contre son torse. Submergée par l'émotion, elle n'eut plus la force de retenir ses larmes qui explosèrent en cascade alors qu'elle tentait de reprendre son souffle avec l'intensité d'un rescapé de noyade. Antonio encercla ses bras autour d'elle et ferma les yeux. Il prit une profonde inspiration, et l'odeur de ses cheveux lui procura immédiatement une sensation d'apaisement qu'il n'avait pas ressentie depuis une éternité. Lentement, il commença à effectuer un mouvement de balancier, attendant simplement que les sanglots de Gabi prennent fin, et s'autorisant à déposer, de temps en temps, un baiser aérien sur sa tête.
Au bout de plusieurs minutes, les larmes de la jeune femme se tarirent. Elle mit fin à regret à leur étreinte, mais le besoin de le regarder était devenu trop fort. Alors, elle plongea son regard dans le sien.
- Tu es venu… murmura-t-elle.
- Oui… Ricardo… Il m'a… Il m'a appelé.
Gabi émit un faible sourire, teinté de tristesse.
- Je suis désolée… que tu aies fait tout ce chemin à cause de moi.
- Gabi, je t'en prie…
Il prit doucement ses mains dans les siennes, avant d'ajouter :
- Je suis là… Et je veux savoir ce qui t'arrive, Gabi.
Gabi eut l'impression qu'elle allait à nouveau perdre ses moyens. Alors, elle prit une profonde inspiration, s'assit sur le lit et invita Antonio à s'installer à côté d'elle. Les mots se bousculaient dans son esprit, sans qu'aucun son ne parvienne à passer la frontière de ses lèvres. Au bout de quelques minutes, et alors qu'elle pensait que son coeur allait s'échapper de sa poitrine, elle parvint à prendre la parole :
- Je ne voulais pas… Je ne voulais pas t'en parler. Je ne voulais en parler à personne. Mais si je ne le fais pas, je crois que je vais perdre la raison. Et il y a cette voix… au fond de moi… qui me dit que tu dois savoir.
Elle marqua une pause, permettant à Antonio de prendre la parole à son tour.
- Je peux tout entendre, Gabi.
Une fois de plus, elle sentit des larmes se bousculer aux portes de ses yeux, et elle fut incapable de les retenir.
- Gabi, je t'en prie… Qu'est-ce qui se passe ?
D'une main, il essuya les larmes qui coulaient sur les joues de la jeune femme. Le cœur de Gabi était sur le point d'exploser et ses larmes recommencèrent à couler à mesure que le poids qui écrasait sa poitrine s'intensifiait. Soudain, dans un murmure à peine audible, elle lâcha :
- Je l'ai perdu… Je l'ai perdu… Je ne savais même pas, et je l'ai perdu…
À nouveau, elle s'écroula dans les bras d'Antonio, le laissant complètement incrédule.
- Gabi… Je ne comprends pas de quoi tu parles…
La tête blottie dans la nuque d'Antonio, Gabi parvint à articuler :
- Je ne savais pas… Je n'avais rien remarqué… J'étais… enceinte. Enceinte, et je l'ai perdu. Je l'ai perdu, Antonio.
Les yeux du jeune prêtre faillirent s'échapper de leurs orbites et sa respiration s'arrêta net.
- Mon Dieu, Gabi…
Il la prit dans ses bras et la berça à nouveau, attendant patiemment qu'elle se calme. Son cœur se brisa et il eut bien du mal à empêcher quelques larmes de couler. Au bout d'un moment, et à regret, il suggéra :
- Il faut… Il faut le lui dire, Gabi. Il a le droit de savoir. Il ne t'aimera pas moins, crois-moi. Au contraire.
Vivement, Gabi s'arracha à son étreinte.
- Non, Antonio ! Tu ne comprends pas, lâcha-t-elle entre deux sanglots. Tu ne comprends pas…
- Qu'est-ce que je ne comprends pas ? demanda-t-il en passant doucement sa main sous le menton de la jeune femme pour l'amener à le regarder.
- Tyus… Tyus a dit que… ça faisait plus de trois mois, Antonio. Trois mois et demi.
Le visage du jeune prêtre blêmit alors que son esprit le ramena rapidement trois mois et demi plus tôt, sous un tas de décombres, aussi proche de la mort que de la femme qu'il aimait. Il balbutia :
- Oui, mais…
- Antonio… le coupa-t-elle.
Elle posa tendrement une main sur sa joue, réprimant du mieux qu'elle le pouvait un nouvel assaut de larmes.
- Il ne s'est… rien passé avec Ricardo à cette période. Que ce soit avant… ou après l'explosion. J'étais beaucoup trop… perturbée. Il m'a fallu du temps.
La bouche d'Antonio s'entrouvrit et son regard se noya dans celui de Gabi.
- Ça veut dire que… balbutia-t-il.
Gabi ferma les yeux et serra les mains d'Antonio de toutes ses forces dans les siennes. Comme dans un souffle, elle avoua :
- J'étais enceinte… de toi. Sans le savoir. Et je l'ai perdu. J'ai perdu notre bébé…
