Chapitre 6
L'espace de quelques secondes, Antonio sentit très nettement son cœur s'arrêter de battre, tandis qu'un étau semblait se refermer de plus en plus fermement autour de ses poumons. Ce qu'il vit apparaître en premier devant son regard vide, ce fut une image de lui-même, souriant, aux côtés de Gabi. Elle tenait un poupon dans ses bras. Sur la photo mentale, leur bonheur était si éblouissant qu'il dut cligner des yeux. La lumière devint tellement vive que l'image finit par prendre feu. Son cœur se déchira lentement et douloureusement pendant que ce qui aurait pu être de l'ordre du possible, s'ils avaient fait des choix différents, se transformait en cendres.
Vint ensuite un sentiment de culpabilité : à celle liée à ce qu'il avait fait à son frère s'additionnait celle relative à sa trahison, vis-à-vis de lui-même, mais aussi de Dieu. Cependant, c'était une autre "faute" qui était en train de grignoter chaque parcelle de son esprit. Est-ce que les choses auraient pu être différentes s'il était resté aux côtés de Gabi ?
Comme souvent, ce fut la voix de la jeune femme qui le ramena à la réalité. Instinctivement, elle s'était recroquevillée en position fœtale sur le lit. Son corps était secoué de spasmes et de sanglots. À travers eux, des mots firent l'effet d'un électrochoc à Antonio.
- Je suis tellement désolée… articula Gabi dans un flot de larmes. Je ne comprends pas pourquoi je n'ai rien remarqué. Je sais… Je sais que c'est certainement mieux comme ça. J'ai déjà tellement ruiné ta vie Antonio, jamais je n'aurais pu t'avouer une chose pareille. Et je n'aurais… jamais… pu élever cet enfant avec Ricardo. Pas en sachant que c'est le tien. C'est… certainement mieux… comme ça, oui.
Elle tremblait de plus en plus. Sidéré, Antonio la regardait, les bras ballants. Elle continua :
- Alors pourquoi… Pourquoi je me sens si triste, et si vide, Antonio ? Pourquoi ça fait si mal ?
Antonio fut forcé d'interrompre son propre flot de pensées pour laisser son instinct prendre le dessus. Il s'installa derrière Gabi, s'agrippa à elle autant que possible, colla son corps au sien et l'encercla de ses bras. Sa bouche trouva le chemin de son oreille, et il murmura :
- Gabi… Gabi, tu m'entends ? Je ne veux plus jamais t'entendre dire que tu m'as gâché la vie. Plus jamais. Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée. Tu m'as vu tel que je suis, tu as bousculé tant de choses en moi… Mais j'ai été lâche, j'ai pris peur et j'ai fui.
Il la serra encore plus fort contre elle.
- Cette vie que tu as… que nous avons perdu, tous les deux… Ce n'est pas "mieux" comme ça, non. Ma vie n'aurait pas été gâchée, au contraire. Peut-être que ça m'aurait ouvert les yeux… C'est de ma faute, peut-être que si j'étais resté près de toi…
Gabi se retourna pour lui faire face.
- Non, Antonio, c'est à mon tour de t'interdire de dire une chose pareille, renifla la jeune femme. Rien de tout ça n'est de ta faute.
Il effaça tendrement une des larmes qui coulait le long de sa joue, puis déposa un baiser au même endroit. Gabi ferma les yeux, ceux d'Antonio suivirent. Antonio et Gabi restèrent ainsi, enlacés et dans le noir, pendant quelques minutes qui parurent des heures.
Il s'installa aux côtés de celle qui serait toujours dans son cœur, en dépit de toute logique, mais aussi de toutes les lois que l'Eglise, dans sa toute-puissance, pouvait lui imposer. Les pieds dans le sable, ils contemplaient l'océan qui leur faisait face. C'était comme si le bruit des vagues tentait de bercer leur douleur pour l'apaiser. Malheureusement, chaque aller-retour était vécu comme un nouveau coup de couteau. Le jeune homme tendit un gobelet de tisane fumante à Gabi, qu'il avait pris soin d'aller chercher au Java Web à leur sortie du bureau de Tyus.
D'après le "médecin-à-tout-faire" de Sunset Beach, Gabi semblait bien se remettre. Sur le plan physique en tout cas. Il fut seulement à demi-surpris de croiser à nouveau le Père Antonio, et à peine plus de découvrir que c'était lui qui accompagnait Gabi à son rendez-vous. Ces deux-là avaient toujours été très proches, et il n'était pas nécessaire d'être doté d'un sens aiguisé de l'observation pour s'en rendre compte.
À sa manière, il avait tenté de rassurer sa patiente après l'avoir auscultée. Son corps se remettrait complètement d'ici quelques mois. Sa tête et son cœur, quant à eux, auraient peut-être besoin de plus de temps. À la fin de son compte-rendu, il avait fait glissé sur le bureau une carte de visite. Devant l'absence de réaction de Gabi, ce fut Antonio qui s'en saisit : les coordonnées d'une psychologue y étaient inscrites. Il l'avait soigneusement rangée dans son portefeuille, qu'il avait ensuite fait glisser dans la poche arrière de son jean. Alors que sa patiente se dirigeait vers la porte, Tyus avait posé une main sur son épaule. La jeune femme avait alors tourné la tête vers lui.
- Gabi… Vous ne m'avez pas posé la question, mais je veux que vous sachiez que… Cela ne vous empêchera pas de tomber à nouveau enceinte, ni d'avoir des grossesses tout à fait normales par la suite.
Gabi avait adressé un sourire pincé à Tyus, plus par politesse qu'autre chose. Les mots étaient parvenus à ses oreilles sans qu'elle ne puisse vraiment en percevoir le sens, comme ce fut le cas pour tout le reste du rendez-vous, d'ailleurs. Elle était encore en état de choc.
Alors qu'ils étaient tous deux assis par terre, la jeune femme sortit de son silence. D'une voix enrouée, elle demanda :
- J'imagine que… tu vas bientôt devoir repartir ?
Antonio but une gorgée de son gobelet, puis répondit doucement :
- J'ai passé quelques coups de fil. Je peux… Je peux rester encore un moment.
Choquée, Gabi leva les yeux vers lui. Il ajouta :
- Si… Si tu es d'accord, bien sûr.
-Antonio… La dernière chose que je veux, c'est continuer à avoir un impact négatif sur ta vie.
Il manqua de s'étouffer avec sa tisane. Une fois qu'il eut pris le dessus sur sa toux, il répondit :
- Gabi, je t'en prie… Arrête de dire ça.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il l'interrompit.
- Arrête. Je sais ce que tu vas dire. "J'ai gâché ta vie, j'ai gâché celle de Ricardo. Je t'ai détourné de Dieu, je t'ai forcé à mentir à ton frère…"
- Et j'étais à deux doigts de t'offrir un enfant, juste histoire d'être sûre que la vie que tu as toujours voulue soit anéantie et que ta réputation auprès de l'Église soit ruinée.
Les mots lui manquèrent d'abord, mais après avoir pris le temps d'observer quelques va-et-viens des vagues, il demanda :
- Tu crois vraiment que ce qui est arrivé… me soulage ? Tu penses vraiment… que c'est "mieux" ?
- Je ne sais pas quoi penser, Antonio. Je devrais m'estimer soulagée. Soulagée de t'avoir épargné ça, soulagée que tu puisses choisir de vivre la vie que tu veux mener loin de moi. Soulagée parce que jamais je n'aurais pu élever cet enfant avec Ricardo. Mais…
- Mais… ?
- Ça fait mal. Quelque part, je m'en veux d'avoir porté cet enfant. Mais la vérité, c'est que… je m'en veux encore plus de l'avoir perdu. C'est… égoïste.
- Pourquoi ça ?
- Parce que ce bébé... Ce bébé était le fruit de ce que nous avons partagé. Je sais que je ne peux pas t'avoir, et, égoïstement, j'aurais quand même pu avoir cette partie de toi. Dieu me l'a accordée sans que je ne m'en rende compte, et il me l'a reprise aussitôt. Comme si… Comme si le fait de renoncer à toi n'était pas une punition suffisamment douloureuse.
- Gabi…
Il avait beau chercher, les mots pour l'apaiser ne lui vinrent pas. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de lui répondre avec la même honnêteté qu'elle :
- Je ne t'en aurais jamais voulu, Gabi. Si cet enfant était né, je ne t'en aurais jamais voulu. Et je ne t'en veux pas aujourd'hui, rien de tout ça n'est de ta faute. C'est… C'est à moi que j'en veux. J'ai été stupide.
- Je ne comprends pas…
- Peut-être que si j'étais resté, les choses auraient pu être différentes.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Je n'en sais rien, soupira-t-il. Je n'en sais rien…
Puis, dans un murmure :
- La seule chose dont je sois sûr, c'est de ce que je ressens pour toi.
Elle leva les yeux, interloquée et troublée :
- Tu veux dire que… ?
- Gabi… Ce que je t'ai dit sous les décombres… C'était vrai ce jour-là, et ça le sera toujours.
Elle sentit une larme couler le long de sa joue, et lui sourit.
- Pour moi aussi, souffla-t-elle.
Après un silence, elle ajouta :
- Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?
- Je ne sais pas… Mais ça commence à faire beaucoup de mensonges. Tu ne crois pas ?
Elle acquiesça doucement. Elle n'était plus à un drame près.
