Chapitre 7
- Antonio, je crois que je te dois des excuses, dit-elle alors que la porte du loft venait de se refermer derrière eux.
- On en a déjà parlé, je crois…
- Je ne parle pas de ça.
Elle verrouilla derrière elle, habitude qu'elle avait prise ces derniers jours, puis posa ses affaires sur la table, et, dans un soupir, se jeta sur le lit et s'allongea.
- Tu avais raison depuis le début. Jamais je n'aurais dû te forcer à mentir. Je pensais… Je pensais qu'on pourrait mettre ça derrière nous.
Le regard perdu vers le plafond, elle lui expliqua qu'après que Ricardo lui ait pardonnée sa fausse accusation de viol, elle s'était mis en tête d'être du côté du "bien". Et que tomber amoureuse du frère de Ricardo, un prêtre, n'était pas tout à fait l'idée qu'elle s'était faite du "bien" en question. Sur le coup, ça lui avait paru plus facile de mentir, de nier en bloc et d'oublier pour jouer la petite amie parfaite plutôt que d'affronter ses sentiments, et de ruiner une nouvelle fois la vie de Ricardo.
- Je sais tout ça, Gabi, et je le comprends. Ces sentiments, on ne les a pas choisis. Et d'ailleurs, je ne crois pas à cette histoire de bien et de mal. On fait tous de notre mieux, et on fait tous des erreurs.
En disant cela, son regard s'arrêta sur une pile de livres qui traînaient dans un coin de la table.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il avec curiosité.
- Oh, ça… Ce sont les livres de la discorde.
- Pardon ?
Elle se redressa sur son lit, se mit en position assise et scruta Antonio du regard.
- Je… Je voulais changer de métier. Je voulais me préparer du mieux que je peux pour… pour essayer de devenir infirmière.
Un immense sourire éclaira alors le visage d'Antonio.
- Tu veux travailler avec des enfants, c'est ça ? Tu veux devenir puéricultrice ?
- Oui.
La jeune femme sentit ses joues rosir. Il n'avait pas oublié. C'était lui qui, un jour, lui avait donné la force et le courage de croire en elle. Alors, lorsqu'il était parti pour le Guatemala, elle s'était rappelée de la conversation qu'ils avaient eu un jour, alors qu'ils étaient coincés sur un bateau. N'importe où ailleurs, les gens se retrouvent bloqués dans des ascenseurs ou dans des trains, mais à Sunset Beach, c'était souvent dans des bateaux, qu'ils soient à l'envers ou à l'endroit. Ou sur des îles maudites. Ou même sous des décombres. Et ça, c'était encore pour les semaines relativement calmes.
Quoiqu'il en soit, après le départ d'Antonio, elle avait décidé de se lancer. Pour elle, évidemment. Mais aussi, un petit peu, pour lui.
- Mais pourquoi tu parles de discorde ?
Elle soupira, et finit par lui expliquer que tout cela lui prenait beaucoup de temps. Tant de temps que Ricardo et elle, avec leurs occupations respectives, avaient du mal à en passer ensemble.
- Il a un peu de mal avec cette histoire, et c'est devenu un sujet de dispute assez récurrent.
Après une légère hésitation, elle ajouta :
- J'ai envie de réussir, Antonio. J'ai vraiment envie de réussir, tellement que je… Je ne sais pas. Je n'ai plus la tête à…
- À quoi ? se risqua-t-il à demander.
- Je ne sais pas… Ces trucs de couple. Passer du temps ensemble. Avoir des moments de… d'intimité. Ricardo a l'impression que je m'éloigne, et… Il perd patience, et commence à douter de moi. Mais c'est ma faute. J'ai du mal à me faire à… cette nouvelle vie. Je pensais que j'arriverais à le rendre heureux, mais je ne fais que le décevoir constamment…
Antonio ravala sa salive, alors que les mots de Gabi faisaient encore écho dans sa tête. Soudain, certains d'entre eux retentirent avec fracas dans son esprit. Piqué à vif, il demanda :
- Attends, comment ça "il perd patience et il commence à douter de toi" ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Je ne sais plus, Antonio. C'est juste que… Je ne suis pas suffisamment à l'écoute de ses besoins. J'essaie, mais… C'est plus fort que moi. Je n'y arrive pas. Et puis… tu me manques. Je m'en veux à cause de ça aussi, et lui m'en veut de m'être lancée là-dedans. Pour ne rien arranger, je crois qu'il commence à penser que je le… que je le trompe, ou quelque chose comme ça.
Ses derniers mots étaient étouffés par la honte.
- Je réussis vraiment tout ce que j'entreprends, hein ? souffla-t-elle avec désespoir.
Antonio était sans voix. Après un moment de silence, il demanda :
- C'est ce qu'il t'a dit ? Il t'a dit qu'il pensait que tu le trompais parce que tu es distante ?
- Il ne l'a pas dit exactement comme ça, mais…
- Et il t'a dit aussi que ton projet de devenir puéricultrice était une mauvaise idée ?
- Il… il ne le comprend pas trop. Il pense que ça me prend trop de temps pour rien.
- Pour rien ?!
Cela ne se voyait pas encore parfaitement, mais Antonio fulminait. Il aimait son frère par-dessus tout, mais quelques fois, son manque de discernement et de tact le sidérait. Il s'était péniblement effacé du tableau pour lui laisser toute la place, pensant qu'il prendrait soin de Gabi en lui accordant toute l'attention et tout le soutien qu'elle méritait. Et, au lieu de ça…
Gabi était une femme intelligente, courageuse, drôle, mais elle manquait cruellement de confiance en elle. Elle avait hérité de ce « cadeau » de son père, qui non seulement avait abusé d'elle sexuellement lorsqu'elle n'était qu'une enfant, mais qui, en plus, lui avait mis en tête qu'elle ne valait rien.
Et Ricardo… Ricardo, visiblement frustré sur le plan intime, ne faisait qu'allonger allègrement la liste des motifs de culpabilité de Gabi. Et tout ça pourquoi ? Parce qu'elle avait besoin d'espace pour se concentrer sur son avenir ? Elle avait trouvé le courage de se lancer dans un projet qui lui tenait à cœur, ce qui, il n'en doutait pas, lui avait déjà valu son lot de remises en questions et de doutes, et Ricardo était en train de donner de joyeux coups de pieds dans le château de cartes que représentait sa confiance en elle.
Les pièces du puzzle étaient en train de se mettre en place à la vitesse de l'éclair dans son esprit. Il se risqua tout de même à poser une dernière question :
- Gabi… Quand Ricardo m'a appelé, il m'a dit que vous vous étiez disputés. Est-ce que… est-ce que c'est à ce moment que… ?
Mais Gabi, qui avait finalement très bien compris où Antonio voulait en venir, n'eut pas le temps de lui répondre. Le bruit d'une clé terminant son tour dans la serrure venait d'annoncer le retour de Ricardo.
Il serait pénible et douloureux, que ce soit du côté de l'écriture que de la lecture, que de rentrer dans les détails de ce qui suivit. Quand une vérité est gardée trop longtemps étouffée, et qu'elle commence à s'embourber à grands coups de mensonges additionnels, cela ne donne jamais rien de bon. À part, peut-être, quelques belles envolées lyriques.
Ricardo avait à peine eu le temps de rentrer dans le loft, qu'Antonio l'avait invité à faire demi-tour pour lui parler à l'extérieur. Gabi, qui avait à juste titre senti que les choses allaient mal tourner, avait bien essayé de les suivre, mais le regard mi-suppliant, mi-rassurant que lui avait lancé son confident de toujours l'en avait dissuadée. Au moins pour quelques minutes.
Le plus jeune des Torres tâcha de garder son calme le plus longtemps possible, ce qui dura environ deux minutes durant lesquelles il essaya de tirer les vers du nez de son frère quant à son comportement vis-à-vis de sa petite amie. Mais la tristesse, c'est un peu comme les mensonges évoqués plus haut : quand on ne s'en occupe pas et qu'on l'ignore, elle risque d'éclater au moment le moins opportun.
Depuis qu'il avait appris la nouvelle, Antonio avait été le soutien dont Gabi avait besoin, mettant ses propres émotions en suspens. Mais en parlant à son frère, ce fut comme si la réalité venait de le frapper de plein fouet : lui aussi était en deuil. La vie qu'il aurait pu avoir, et à laquelle il avait déjà renoncé, venait de lui être brutalement enlevée une deuxième fois. C'était comme si un vieux couteau rouillé venait d'être planté dans une plaie encore béante pour s'y acharner, alors même que le prêtre avait déjà battu en retraite.
Des larmes avaient commencé à couler sur ses joues alors qu'il écoutait Ricardo tenter de se justifier, et, d'un coup…
- Je suis parti… Je t'ai laissé toute la place… pour que tu prennes soin d'elle. Et toi, tu…
Interloqué, Ricardo lui avait demandé ce qu'il entendait par "je t'ai laissé toute la place", et c'est à ce moment que Gabi, guidée par son instinct, les avait rejoint devant le loft. Elle vit le désespoir d'Antonio, ce qui lui brisa le cœur, mais ne la fit pas reculer pour autant. L'heure était venue.
La discussion n'avait pas été longue. Malgré tous les efforts qui avaient été mis en œuvre pendant des mois pour ne pas blesser Ricardo, quelques secondes suffirent à lui briser le cœur. Rage, frustration, incompréhension, colère et déception l'assaillèrent pendant les quinze minutes suivantes. La culpabilité était là aussi, au même titre que la tristesse : Gabi venait de traverser un enfer dont il n'avait même pas eu conscience.
L'inspecteur de police avait l'impression d'étouffer. Il profita du peu de lucidité qui lui restait pour faire ses valises et quitter la ville. Au moins pour quelque temps.
