Chapitre 8
Une semaine s'était écoulée, une semaine pendant laquelle Gabi s'était à nouveau installée à Surf Central. Ce fut l'occasion pour elle de décider du tournant qu'allait prendre ce énième nouveau départ. Elle avait, une fois de plus, été à l'origine de peine et de souffrance dirigée à l'encontre des personnes qui lui étaient les plus chères. Et cette fois encore, elle avait sa propre croix à porter. Est-ce qu'elle allait enfin comprendre la leçon ?
La colocation, habituellement pleine de vie, était aujourd'hui vide. Elle s'affala sur le canapé du salon en poussant un soupir dont l'intensité lui revint en écho, et entreprit de jouer avec son collier. C'était sa manière d'ouvrir la porte à son esprit pour lui permettre de vagabonder.
Après trois jours d'errance à San Diego, Ricardo était revenu à Sunset Beach. Toujours irrémédiablement blessé, mais avec un discours plus sensé que lorsque la vérité avait éclaté. Même après avoir analysé la situation dans ses moindres détails, la vérité demeurait implacable : il avait été trahi de la pire des façons par deux des personnes qu'il aimait le plus au monde.
Sa première visite, c'est à Gabi qu'il l'offrit. Même s'il avait terriblement envie de lui en vouloir, il fut bien forcé de constater que jamais elle n'avait souhaité lui faire de mal. Elle l'avait trahi avec son propre frère et avait voulu étouffer la vérité. C'était indéniablement impardonnable. Alors pourquoi la colère ne lui suffisait-elle plus ?
Peut-être parce qu'il avait en partie compris, et ouvert les yeux. Il avait vu ce qui aurait dû lui sauter à la figure, mais qu'il n'avait fait qu'observer de loin, et ignorer du mieux qu'il le pouvait. Sa nouvelle relation avec Gabi, celle d'après le procès, qui avait dès le début avancer à reculons, les barrières de la jeune femme qu'il avait eu tant de mal à faire tomber, ses craintes pour s'engager avec lui, et même son incapacité à se donner à lui. Et il se revit lui-même, jouer à l'enfant aussi capricieux qu'aveugle, et pousser, pousser, et encore pousser pour obtenir ce qu'il voulait. Oui, elle l'avait trahi au moment où elle pensait mourir, mais il avait compris ses propres fautes. Il ne lui avait à aucun moment laissé le temps nécessaire, ni pour panser ses plaies, ni pour comprendre ce qu'elle voulait vraiment. Et ce qu'elle voulait vraiment ne lui avait visiblement été accordé qu'au moment où la mort la guettait, quelque part sous les décombres d'un bâtiment d'affaires.
Ricardo et Gabi avaient parlé, quelques larmes avaient coulé, et finalement, si la peine et la douleur noirciraient encore le cœur de l'inspecteur de police pendant un temps, la rancœur, celle qui conduisait parfois aux pires actions, s'était définitivement envolée.
- Je suis tellement désolée, Ricardo…
- Je suis désolé aussi Gabi. Vraiment.
Maladroitement, il la prit dans ses bras, huma l'odeur de ses cheveux, et disparut dans un soupir.
Sa deuxième visite fut destinée à son frère. Là encore, son court séjour à l'extérieur de Sunset Beach lui avait donné l'occasion de gagner en lucidité. C'était fou ce que quelques litres d'alcool et une gueule de bois des enfers pouvaient offrir en termes de clairvoyance à un homme meurtri, parfois.
Il s'était rappelé de tout, mais surtout de la manière dont Antonio avait essayé de l'éviter, Gabi et lui, de son inexplicable malaise après qu'il ait survécu à l'explosion, sans parler de sa décision de prendre le large au Guatemala. Oui, Ricardo était le dindon de la farce, il avait le droit de les détester, mais… Mais les choses auraient peut-être été plus faciles pour lui si Antonio avait été un tombeur sans scrupules. Au lieu de ça, il connaissait la bonté de cœur de son petit frère. Il savait aussi l'importance de la vocation d'Antonio pour lui, et à quel point il lui avait été difficile de gérer la situation. Au-delà de tout le reste, il ne comprenait que trop bien comment, pourquoi et à quel point il avait pu tomber amoureux de Gabi.
Au cours de cette rencontre, les deux frères eurent l'occasion de faire tomber tous les masques. Antonio supplia son frère de lui pardonner, et, contre toute attente, ce dernier lui dit qu'il allait essayer, ce qui était déjà bien mieux que ce tout ce qu'Antonio avait pu imaginer.
Avant de quitter la table du Shockwave, où son frère et lui s'étaient installés, Ricardo se risqua à mettre Antonio face à ses propres vérités.
- Tu sais ce que tu vas faire ? demanda-t-il.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? marmonna Antonio, surpris.
- Je veux dire… après tout ce qui s'est passé, après tous ces mensonges, après ce qui est arrivé à Gabi…
- Oui… ?
- Tu es toujours certain que ta place est à l'Eglise ? Et que c'est là que tu veux être ?
Antonio écarquilla les yeux, et la surprise noua sa gorge aussi rapidement que les mots s'étaient échappés de la bouche de son frère. Ricardo le regarda intensément, mais ne lui laissa pas le temps de répondre. Il quitta le café, et espéra que le jeune Torres allait se décider à faire tomber le dernier mensonge restant : celui qu'il se formulait inlassablement à lui-même.
Une main sur son ventre, une autre triturant toujours son collier, Gabi continuait à ressasser les événements des derniers mois, et en particulier des dernières semaines. La vérité avait enfin éclaté, et, pour cela, elle devait se sentir soulagée. Pourtant, c'était le deuil auquel elle devait faire face qui la hantait constamment. Là encore, elle était persuadée que la seule émotion légitime était le soulagement. Pourtant, c'était dans ce qui semblait être un tourbillon d'émotions contradictoires qu'elle s'était perdue : tristesse, culpabilité, manque, frustration, et surtout : une peine immense.
Son attention fut attirée par quelques coups donnés à la porte. Elle savait que c'était lui, et son intuition la trompait rarement à ce sujet. D'un bond, elle se leva, et ouvrit la porte. Antonio était là, un sourire timide aux lèvres. Sa tenue de prêtre avait été temporairement reléguée au placard pour être remplacée par un jean et un t-shirt bleu nuit. Le visage de Gabi s'illumina, jusqu'à ce que ses yeux se posent sur les valises qui étaient posées au sol. Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre : Antonio devait repartir pour le Guatemala. Tristement, elle baissa les yeux, et l'invita à rentrer. Tous deux s'installèrent sur le canapé.
- Est-ce que ça va ? demanda timidement Antonio.
- Oui, ça va, si on veut, répondit-elle en remplaçant nerveusement ses cheveux noirs derrière ses oreilles, les yeux toujours rivés sur ses genoux.
- Hey… murmura-t-il en plaçant son index sous le menton de Gabi pour la forcer à le regarder. Après tout ce qui s'est passé, ça me semble normal que tu te sentes perdue.
- Est-ce qu'un jour, tu vas arrêter de lire en moi comme dans un livre ouvert ?
- Ça dépend… Est-ce que tu en as envie ?
Après une seconde d'hésitation, elle répondit dans un sourire :
- À vrai dire… Non. Ça me va très bien comme ça.
- Tous les deux… Je crois qu'on a quelque chose à faire. Tu veux bien m'accompagner quelques minutes ?
- Mais, tu ne dois pas… commença-t-elle à demander en pointant les valises qui étaient toujours posées à l'entrée du regard.
- Ne t'occupe pas de ça pour l'instant. Viens.
Le vent soufflait toujours plus fort au bord de l'océan. Antonio et Gabi étaient postés sur des rochers, face à cette immense étendue bleue. Petits, perdus, et submergés par quelque chose qui les dépassait complètement. La jeune femme commença à frissonner dans son débardeur jaune. Elle regarda Antonio, interloquée, sortir quelques fleurs de derrière son dos. Il avait dû les ramasser sur le chemin sans qu'elle ne s'en rende compte. Et quand il lui en tendit une, il avait les yeux embués de larmes, et elle comprit.
- Je crois qu'on doit…
- … lui dire au revoir, finit-elle, d'une voix cassée par les larmes qui commençaient à couler le long de ses joues. Oh, Antonio…
Elle se blottit dans ses bras. Ils restèrent ainsi quelques minutes, laissant leur peine s'exprimer librement, sans culpabilité, et en acceptant que cette douleur, aussi vive soit-elle, était parfaitement légitime.
Puis, chacun à leur tour, ils envoyèrent une fleur se fondre dans le bleu infini de l'eau qui se mélangeait à celui du ciel. Ensemble, et main dans la main, ils dirent une prière, puis laissèrent le bruit des vagues et du vent emporter tout.
- Je sais que je devrais probablement me sentir soulagée, mais…
- Gabi… Ne laisse jamais rien ni personne te dire ce que tu dois ressentir.
- Mais… Tu ne m'en veux pas ?
- Et pourquoi je t'en voudrais ?
- Je ne sais pas très bien…
Il se tourna vers elle, et mit ses mains sur ses épaules.
- Si, tu le sais. Tu crois que je t'en veux d'être tombée enceinte. Tu crois aussi que je t'en veux de n'avoir rien remarqué. Et tant qu'à faire, je t'en veux si on l'a perdu. C'est ça ?
Pour toute réponse, elle se remit à pleurer.
- Gabi, regarde-moi je t'en prie. Jamais je ne t'en voudrais. Ce qui s'est passé entre nous… Je veux dire que c'est toi et moi, Gabi. Ce n'est pas juste toi. C'est toi, et moi. Et pendant un temps, j'ai essayé de le regretter, de toutes mes forces. Mais la vérité, c'est que je chéris cet instant, et ce qui nous lie, plus que tout au monde.
Un sourire se dessina à travers les larmes de la jeune femme. Et pourtant, elle poursuivit :
- Mais ça aurait pu…
- Gabi, ça aurait eu des conséquences, mais jamais ça ne m'aurait gâché la vie. Jamais.
Elle lui sourit, et relâcha son étreinte.
- Ca ne va pas être évident, mais il va bien falloir reprendre le cours de nos vies, maintenant. J'imagine que tu n'as plus beaucoup de temps… murmura-t-elle.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ces valises, à Surf Central…
- Oh, ça…
Il se râcla la gorge.
- Ne dis rien, Antonio, lança-t-elle en lui tournant le dos. J'ai réussi à te laisser partir il y a quatre mois, mais je ne sais pas si j'y arriverais cette fois. Alors, si tu dois y aller… Par pitié, fais-le maintenant. Je ne t'en veux pas, c'est juste que c'est… terriblement difficile.
Et elle fondit en larmes.
- Gabi… dit-il en plaçant sa main sur son épaule.
- Je t'en prie, pars maintenant.
Après un silence, Antonio acquiesça :
- D'accord, mais je… Je crois que Casey risque de mal le prendre.
Gabi renifla, et se retourna, interloquée, le visage encore baigné de larmes.
- Je te demande pardon ?
- Il a fait des pieds et des mains pour préparer une chambre pour moi à Surf Central. Si je repars finalement au Guatemala, il risque d'être un peu énervé. Tu ne crois pas ?
- Ça veut dire que… Que tu restes ?
Antonio s'approcha de Gabi, encercla son visage de ses mains, sécha tendrement les larmes de ses joues, et lui sourit.
- Ça veut dire que… J'ai mis du temps à comprendre certaines choses. Et j'ai encore besoin de temps pour en comprendre d'autres, et pour savoir dans quelle direction avancer. Mais ce que je sais avec certitude, c'est que je veux prendre ce temps en étant à tes côtés.
Et, pour la première fois depuis une éternité, Gabi sourit.
- Enfin… Si tu penses pouvoir me supporter, bien sûr, précisa-t-il.
La jeune femme eut un éclat de rire, et se jetta dans les bras d'Antonio. Ils s'étaient perdus, et c'était là, enlacés, face à l'océan, qu'ils s'étaient finalement retrouvés.
