Bras de fer est de retour, yeah !

J'espère que l'absence de chapitre en novembre ne vous a pas parue trop longue et que vous aurez plaisir à lire ce chapitre. De mon côté, j'ai passé une super convention à la Y/con, ça m'a épuisée mais motivée plus que jamais à faire ce que j'aime et à me lancer à la fond dans mes projets-qu'il-n'y-a-que-moi-d'assez-givrée-pour-faire-ça (comme l'écriture de Bras de fer). Pour la Y/con, c'était fabriquer moi-même des fanzines circulaires de L'Atelier des sorciers avec une lecture à double-sens. il m'en reste quelques uns, si ça vous intrigue, n'hésitez pas à jeter un oeil sur ma boutique en ligne (le lien est en profil, et elle est ouverte jusqu'au 17 décembre).

Après le succès de la Y/con, j'ai eu bonne conscience à me reposer un peu, et à nanoter, beaucoup. J'ai atteint mon objectif de mots (50 k) et une fois que j'aurai fini le chapitre en cours, j'aurai de quoi publier régulièrement jusqu'au prochain camp nano. Yay !

J'ai aussi beaucoup retravaillé le chapitre que vous vous apprêtez à lire, ce qui me fait penser que j'ai vraiment eu raison de prendre le temps de faire cette petite pause. On s'approche doucement de la fin : côté écriture, j'en suis à la moitié de la partie 7 si on compte le découpage provisoire (pas du tout fiable XD). L'étau se resserre et je prépare maintenant la fin de l'histoire, ce qui est un gros morceau. Je n'ai jamais bouclé un truc de cette ampleur, je pense que j'ai encore beaucoup de plans, de post-its, de mindmaps et de timelines confuses en perspective. Je ferai de mon mieux pour que la fin de cette histoire soit à la hauteur du reste ! \o/

Mais avant ça, je vais souffler un peu et reprendre le projet Webtoon Par la fenêtre, que j'aurai délaissé pendant 6 bons mois (pour tout un tas de bonnes raisons). J'ai terminé de storyboarder le deuxième chapitre et je me remets doucement dans l'histoire, plus contemplative que Bras de fer...

Bref, je bosse à mon rythme, je persévère sur mes projets et vous souhaite de bonnes fêtes en avance. 3

Bonne lecture !


Chapitre 104 : Peut-être demain (Alphonse)

Les falaises étaient battues par les vents. Entre les buissons piquants et les arbres trapus qui s'accrochaient pour y résister, des gens aux silhouettes floues, instables. Nombreux, fatigués, ils marchaient vers un avenir incertain, un but qu'ils ne connaissaient même pas. À la joie d'être en vie avait succédé la lassitude de l'incertitude. J'étais parmi eux et ils me semblaient si petits, si jeunes et fragiles.

Devant moi, une présence familière. J'accélérai le pas pour rejoindre deux silhouettes à l'écart des autres, l'une d'elles bien plus petite que les autres. Je me figeais finalement en retrait, trop loin pour entendre quoi que ce soit. De toute façon, je n'aurais rien compris, tous les bruits se fondaient dans un brouhaha incompréhensible, comme lorsqu'on plongeait la tête dans l'eau.

Il y avait une femme, que je connaissais sans la connaitre et dont la voix se mélangeait à des pleurs criards. Et l'autre, oh, l'autre…

Malgré ce brouillard flou, indéfinissable, je distinguais des fragments. La gaieté mordante du rouge, même si je ne voyais pas de rouge. Un amour fou pour cette personne. Une tresse dansante. Un rire mêlé de douleur. L'empreinte de ses mots ouvrait la brèche à une peine immense, contagieuse. Je les vis tomber dans les bras l'une de l'autre, et je sentis la douleur, le cri retenu, l'injustice flagrante. La chaleur de leurs corps ne couvrait pas l'absence d'autre chose, d'un deuil sans mots, de blessures impossibles à effacer…

Edward était là-bas, débordant de larmes, et je ne pouvais rien faire. Sa peine était tellement puissante, profonde, que c'était comme un raz-de-marée qui emportait tout et traversait le pays pour jeter son écume jusqu'à moi.

J'aurais tellement voulu pouvoir l'atteindre, le serrer dans mes bras, que je tendis la main presque malgré moi.

C'était vain.

Je la laissai retomber, perdant le fil. Le brouillard devint plus lumineux, dévorant tout ce qui m'entourait. Bientôt, il ne resta plus que la chaleur d'un contact contre mon épaule et un éclat aveuglant brûlant mes paupières.

Je me retrouvai là, les yeux embrumés, les tempes trempées de larmes, dans une pièce qui sentait le vieux bois et dont les volets mal fermés avaient laissé passer un rayon de soleil, qui, à force de tourner, avait fini par m'arriver en plein visage.

Je tournai la tête vers le mur pour échapper à son éclat aveuglant et sentis la tête de Winry contre mon menton. Sa joue contre mon épaule m'apaisait et gonflait mon cœur de tout l'amour que j'avais pour elle. Je fourrai le nez dans ses cheveux, pour retrouver son odeur et restai là, silencieux, à assimiler le mélange de soulagement et de tristesse qu'avait provoqué mon rêve. Si son image partait en fumée, le poids sur ma poitrine, lui, restait bien présent, et des larmes continuaient à couler toutes seules. J'attendis, immobile, que cette émotion disparaisse d'elle-même ; mais au lieu de s'évanouir, elle se contenta de diminuer et resta plantée là, petite écharde dans un coin de mon âme.

Qu'est-ce qui t'est arrivé, Edward, pour que tu aies tant de peine? pensai-je en levant les yeux vers la tête du lit.

Je n'étais pas du genre à croire aux rêves prémonitoires, mais ceux-ci étaient différents. Ils débordaient de présence et d'émotions. Mon instinct me dictait qu'ils étaient réels, ou du moins, qu'ils avaient une forme de réalité.

C'était aussi parce que je vivais ce genre de moments sur le fil que je parvenais à croire qu'Edward était bien en vie et que malgré tout, il allait finir par nous rejoindre à Youswell.

Winry commença à bouger à son tour, s'étirant paresseusement en grommelant, et je me mis à rougir qu'elle soit aussi près de moi. Tant qu'elle dormait, ça allait, mais… Quand elle ouvrit les yeux, elle s'écarta aussitôt, remettant entre nous cette distance que nos réflexes respectaient rarement.

Il fallait, pourtant, pour ne pas briser le fragile équilibre qu'il y avait entre nous. Au milieu du chaos qui secouait le pays et nos vies, j'avais trop besoin d'elle… et la réciproque était sans doute vraie.

Elle se redressa et s'assit sur le lit, dos au mur, avec une expression pâteuse.

— On a dormi combien de temps ? bredouilla-t-elle.

— Trop. On devrait descendre, voir comment on peut les aider.

Winry se pencha vers moi et s'appuya sur ses bras tendus pour me scruter. Ce geste me troubla, parce qu'il soulignait malgré elle sa présence et ses courbes. Je me sentis bouillir intérieurement tout en tâchant de rester impassible.

Ne rien espérer.

— Al... Tu as pleuré ?

Sa voix n'était qu'un souffle, d'une douceur qui ne lui ressemblait pas et qui était pourtant la sienne. Elle qui était capable de jurer comme un charretier, de tempêter pour un outil mal rangé, posa une main sur ma joue pour l'essuyer dans une caresse d'une infinie douceur. Je restai immobile, le souffle suspendu, implosant intérieurement, avant de répondre d'une voix nouée.

— J'ai rêvé d'Edward.

Elle hocha imperceptiblement la tête. Elle comprenait, même si elle ne savait rien de ce que je ressentais.

— Il allait bien ?

Hésitant, je posai ma main sur la sienne. Je me sentais trembler. Est-ce que c'était trop d'avoir ce geste-là ? Est-ce qu'elle devinait dans quel état elle me mettait ?

Je ne voulais pas la perdre, alors, pourquoi est-ce que j'espérais ?

Pourquoi me donnait-elle autant envie d'espérer ?

— Il… il était blessé, répondis-je.

— Blessé ?!

— Pas physiquement, corrigai-je. Enfin, je ne crois pas. Mais il avait tellement… tellement de peine.

— C'est parce que tu lui manques, ça, fit la blonde avec un sourire. Bientôt, nous nous retrouverons, tous les trois, et tout ira mieux. D'accord ?

Je restais là, sur le fil, tenant sa main calleuse que j'avais envie d'embrasser, à deux doigts de tomber dans le ciel de son regard.

Je l'aimais tellement.

J'avais envie d'y croire, envie de me dire qu'elle avait raison, que bientôt, Edward serait avec nous.

Envie de l'embrasser, aussi, et qu'elle jette ses bras autour de mon cou pour m'attirer contre elle.

J'écartais sa main pour la poser sur ses genoux et l'éloigner de moi.

— Tu as raison. On doit lui faire confiance. En attendant, on devrait descendre et aller voir s'il y a des nouvelles de Central.

Elle hocha la tête, détourna les yeux pour cacher ce qui aurait pu être de la déception et se glissa hors du lit, s'étirant avant de se chausser et d'enfiler une épaisse veste de denim.

Un instant, le contrejour qui filtrait entre les volets avait dessiné sa silhouette à travers sa chemise, et mon cœur avait accéléré.

Nous étions complices depuis longtemps, et même très proches, comme tout le monde s'amusait à nous le faire remarquer, mais après nos retrouvailles, les choses étaient devenues un peu différentes. Comme si, à chaque fois que nous réalisions que nous étions assez proches pour que ça soit ambigu, une distance devait être rétablie pour ne rien briser entre nous.

Cette pudeur hésitante était nouvelle, et je ne savais pas trop quoi en penser. À certains moments, j'avais l'impression que ses lèvres étaient à ma portée, et à d'autres, je me persuadais qu'un tel geste ruinerait définitivement une amitié trop précieuse pour être gâchée.

Et j'avais beau percevoir ses émotions, sentir qu'elle tenait à moi et appréciait ma présence, tout cela était trop flou pour que je sois sûr de quoi que ce soit.

Enfin, j'étais sûr de ce que moi, j'éprouvais pour elle. Je n'avais jamais cessé de l'aimer, durant tous ces mois.

Seulement, cette attirance que j'avais su mettre de côté après mon râteau, son agression, le procès, notre fuite, notre combat, ce désir-là de la toucher m'était revenue en pleine face et je ne savais plus quoi en faire.

Alors, quand il se faisait trop présent, comme maintenant, je m'écartais. Je me levai à mon tour et enfilai un pull de laine trop grand, prêté par madame Halling. Une quinte de toux me prit et Winry se tourna vers moi, la mine inquiète.

— Ça va aller, Al ?

Je levai le pouce sans cesser de tousser, résolu à ne pas l'inquiéter. Même si j'étais sorti vivant de la bataille de Lacosta, le fait d'avoir inhalé du gaz, même brièvement, ne m'avait pas fait du bien. J'allais bien mieux qu'au moment de nos retrouvailles, mais je continuais à être fragilisé. J'espérais que les séquelles n'étaient pas irréversibles et que je tardais juste à guérir… je redoutais d'être encore affaibli le jour où des Homonculus recroiseraient ma route.

— Allez, fis-je en donnant deux petits coups de poing sur ma poitrine pour me redonner une contenance. On descend rejoindre les autres.

En bas, je retrouvai Roxane au bar, qui me fit un grand signe de main. Elle avait trouvé tout naturellement sa place à faire le service, alors que Winry et moi avions plus de mal à nous sentir utiles… surtout moi, qui hésitait à montrer ce que j'étais capable avec l'Alchimie. Je ne me sentais pas menacé ici, mais je n'avais pas oublié que m'être exposé lors de l'émeute de Lacosta avait permis aux Homonculus de nous retrouver.

— Alors, les marmottes ? Vous aviez bien profité de votre sieste ?

— Roxane ! siffla Winry d'un ton crispé.

La rouquine se contenta de continuer hausser les sourcils avec un air lourd de sous-entendus, ce qui eut le don de mortifier la blonde.

Les jours qu'elles avaient passés à voyager seules leur avaient donné l'occasion de se rapprocher, adoptant le même genre de complicité un peu agressive que l'on retrouvait chez deux sœurs.

— On n'avait rien d'autre à faire… à part attendre.

J'avais dit ces mots d'un ton plus las que je l'aurais voulu.

— Je crois qu'on en est tous là, répondit madame Halling.

Elle était accoudée au bar, son sourire doux calé dans la paume de sa main, prête à servir et encaisser les rares clients de l'après-midi.

Je trouvais ça touchant de voir que, même si elle était devenue la femme du maire après notre passage ici avec Edward, ils avaient gardé le même train de vie et la même humilité. Décidément, les Halling étaient de bonnes personnes.

D'ailleurs, ils nous avaient accueillis sans hésiter quand nous avions expliqué que nous étions venus pour retrouver le Fullmetal Alchemist, sans que je doive expliquer que j'étais la même personne que l'armure de deux mètres de haut qui l'accompagnait environ un an plus tôt. Je ne me voyais vraiment pas devoir raconter en détail ce qui avait fait de moi cette anomalie et ce qui m'avait permis de retrouver mon corps. Une partie de moi-même me considérait toujours comme un monstre, une source de crainte.

Le plus simple était encore d'endosser le rôle d'un adolescent anonyme cherchant à aider un héros à sa modeste échelle. Ce rôle-là n'était pas intrigant, pas menaçant. Ainsi, nous pouvions espérer nous faire oublier.

Si le pays semblait avoir plongé dans le chaos, Youswell se portait plutôt mieux que lors de notre dernière venue. Bien sûr, la ville était toujours aussi excentrée et les terres toujours aussi peu fertiles, mais le départ de Yoki avait donné l'occasion au Maire de négocier le charbon qu'ils extrayaient à un bien meilleur prix, permettant aux habitants de vivre bien plus décemment. S'ils ne faisaient pas plus confiance aux militaires qu'avant, le fait d'être propriétaires de la mine équilibrait le rapport de forces, et monsieur Halling était très motivé pour améliorer encore sa ville. Le projet du moment — fonder une bibliothèque digne de ce nom — le poussait à courir partout, d'appel en réunion, le laissant aussi fatigué qu'enthousiaste.

Tout cela donnait à la ville une atmosphère douce, joyeuse, complice… et un peu hors du monde, quand on pensait à ce qui s'était passé dans le reste du pays.

C'était réconfortant pour nous trois, après ce que nous avions vécu, mais la réalité était toujours la même : l'attaque du Bigarré qui avait provoqué la mort de Breda et d'autres personnes que je ne connaissais pas, mais dont Roxane avait eu le temps d'être proche, la bataille de Lacosta qui avait ébranlé la frontière, et, plus récemment, Liore et la Sécession qui avait suivi avaient scindé le pays.

La disparition de Liore faisait écho à celle de Xerès. À la lumière des événements du cinquième laboratoire et de mes souvenirs retrouvés de la Porte, je ne pouvais pas m'empêcher de penser que cette légende avait des racines bien réelles et qu'une pierre philosophale était née là-bas, détruisant un pays entier. Même si c'était un souvenir lointain, ancré dans l'histoire, cette pensée m'horrifiait comme si cela venait d'arriver.

Et si Liore avait disparu, c'était sans doute le signe que Dante avait réussi à mener à bien ses plans de créer une pierre philosophale complète.

Que ni Edward, ni moi, ni personne d'autre n'étions parvenus à l'arrêter.

Seulement, j'avais cette pensée que j'aurais dû sentir cette disparition. Le jour où c'était arrivé, j'avais été tiré du sommeil par un spasme horrible et j'avais dû me précipiter vers l'évier pour vomir… mais malgré ce moment horrible, j'avais cette sensation que ces milliers d'âmes étaient toujours en vie, quelque part… était-ce un espoir idiot de ma part, un besoin de me rassurer ? Est-ce que leurs âmes perduraient dans la pierre ? Je n'en savais rien et ces pensées étaient terribles.

Et Edward qui n'est pas là…

Cette tristesse qui m'avait transpercé tout à l'heure me revint à l'esprit.

Comment allait-il ? Était-il seulement encore en vie ?

Mon instinct me dictait que oui, mais la raison me faisait douter. S'il était encore en vie, s'il allait bien — ou du moins, pas atrocement mal — pourquoi n'était-il pas ici, avec nous ? Quand je l'avais eu au téléphone le douze mars, il était à New Optain.

Aujourd'hui, nous étions le premier avril.

Même avec le chaos ambiant, même en comptant des annulations de train, même en venant à pied, cela faisait longtemps qu'il aurait dû être ici. Son absence m'angoissait chaque jour davantage, remettant un tour de vis à mes pensées les plus sinistres, me faisant lentement faire face à l'idée que, peut-être, nous étions seuls face à l'ennemi.

Hugues avait disparu en direction de Liore, je n'avais aucune idée de s'il s'en était sorti. Mis à part Grumann, qui restait difficile à approcher, je ne voyais pas trop vers qui me retourner. Alors… Si mon frère ne revenait pas…

Winry me serra la main, très fort, et me ramena à la réalité.

Nous n'avions pas besoin de parler pour qu'elle devine à quoi je pensais.

Je lui répondis par un sourire peu assuré. Il y avait des rumeurs dans la région, à propos de survivants au massacre de Liore. Certains disaient qu'ils étaient des centaines, mais les militaires revenus de la ville disaient qu'il n'y avait plus âme qui vive dans les ruines… De toute façon, difficile de croire quoi que ce soit, quand tout ce qui nous parvenait était des rumeurs déformées par des dizaines d'intermédiaires et des centaines de kilomètres.

Je levais les yeux vers Roxane qui observait nos mains nouées avec son regard habituel, pétillant et un peu moqueur. Elle était convaincue que nous étions des tourtereaux en devenir, et même si elle ne nous le disait pas explicitement, il était difficile de l'ignorer.

— Vous avez des choses prévues pour cette fin de journée ?

— Oui ! Je suis d'attaque pour reprendre l'automail d'Edward. J'ai passé du temps sur les plans et les tests de matériaux, mais cette fois, je suis vraiment satisfaite, je vais pouvoir reprendre la réalisation.

— Tu es vraiment sûre qu'il est nécessaire de refaire un automail ? Le précédent était récent, non ?

— C'est Edward. Bien sûr qu'il va revenir avec un automail fracassé !

— Ça a l'air de te réjouir.

— Ce qui me réjouit, c'est de me dire qu'il a perdu son pari, et qu'il a promis de me payer toutes les matières premières que je demandais.

— Ah, oui, le contrat. J'avais oublié ça, fis-je avec un soupir.

— C'est quoi cette histoire de contrat ? demanda la rouquine en s'accoudant au bar.

— J'avais fait une collaboration avec un prothésiste pour lui faire un automail avec une fausse peau…

— Oui, je vois très bien de quoi tu parles, il l'avait au Bigarré.

— Il était tellement convaincu que ça ne servait à rien qu'il a accepté de signer un contrat promettant de la fournir gratuitement en métaux, jusqu'à la fin de ses jours, si son automail avec latex lui était utile au moins une fois.

Roxane éclata de rire, et Winry s'autorisa un sourire carnassier.

— Quelle idiote ! Ça ne m'étonne pas d'el — de lui.

Roxane laissait souvent échapper le féminin en parlant d'Edward, ou l'appelait Angie, et ça nous paraissait toujours aussi étrange. Cette fausse identité qu'il avait adoptée si longtemps et que je n'avais presque jamais vue nous semblait absurde, à Winry et moi. Edward n'était pas une fille, nous le connaissions assez pour ça.

Winry s'accouda au bar pour se pencha vers Roxane avec un sourire machiavélique.

— Il va le payer teeellement cher, le pauvre.

— J'ai hâte de voir ça !

Derrière ces traits d'humour, l'absence, la tristesse et l'inquiétude étaient toujours là. Alors, bien vite, les sourires s'évanouirent comme nous cessions de croire à cette légèreté créée de toutes pièces.

— Allez, je vais retourner au travail, souffla Winry en se rattachant les cheveux.

— N'incendie pas la forge, hein ?

— Je ne mettrai le feu que si on me met en colère, répondit Winry en riant.

Ces derniers mots, dits d'un ton presque enfantin, laissèrent planer un silence après son départ, tandis que les clients du bar semblaient se demander dans quelle mesure elle était sérieuse. Moi, je me contentais se sourire, fier d'elle.

Malgré sa sensibilité, Winry avait toujours eu un côté brutal, une violence que l'on attribuait plutôt aux hommes et que Pinako avait laissé grandir. Si ces manières l'avaient aidée à l'intégrer dans l'atelier Marshall and co, elles lui avaient aussi coûté cher quand elle s'était rebellée contre Thaddeus. Apparemment, il était plus difficile d'admettre que le comportement du chef d'atelier était inacceptable que de critiquer le fait que Winry l'ait assommé pour se défendre. Elle avait été jugée pour avoir osé se protéger.

Suite à ça, je l'avais vue s'éteindre, comme si le seul moyen de ne pas avoir de problème était de disparaître. Elle avait été pétrie de doutes, fragile, vulnérable comme jamais en découvrant que se défendre n'était pas socialement acceptable.

Puis, elle avait réappris à se battre, parce que c'était une question de vie et de mort face aux Homonculus. Et peu à peu, elle était redevenue elle-même. Elle ne serait jamais une combattante comme Ed et moi — elle avait toujours des points de côté si je la forçais à courir — mais elle affûtait sa détermination et une langue de plus en plus acérée, et, si gentil que je puisse être… ça me plaisait bien.

— Ah, l'amouuuur, chantonna Roxane en rinçant un verre.

— Tais-toi donc, grommelai-je.

— Vous attendez quoi, au juste ?

— Ça ne te regarde pas, répondis-je cramoisi.

— Il faut bien s'occuper, en attendant… Tant qu'on n'aura pas pris une décision.

Je poussai un soupir. Sortir de l'attente, c'était faire des choix auxquels je ne me sentais pas prêt. Que ce soit celui de renoncer à retrouver Edward ou celui de s'impliquer davantage dans des ficelles politiques que je ne maîtrisais en rien.

Je me sentais davantage capable de comprendre mon amie d'enfance que le chaos provoqué par la Sécession de Grumman.

C'est dire…

— … elle t'a dit quelque chose à propos de moi, après la bataille ? tentai-je après un moment de silence.

— Si tu veux vraiment savoir, demande-lui directement, renvoya-t-elle avec un sourire taquin.

Je sentais que si j'insistais suffisamment, j'avais peut-être une chance d'en apprendre plus… mais je n'avais pas vraiment envie de savoir. Je craignais que ses sous-entendus ne fassent que provoquer des situations qui n'étaient pas destinées à arriver.

— Tu étais souvent comme ça avec Edward ?

— Oh, j'étais pire ! fit Roxane en éclatant de rire. Ton frère est extrêmement facile à taquiner.

Sa remarque m'amena un sourire. C'était vrai. La susceptibilité de mon frère lui avait joué des tours plus d'une fois.

— … tu lui manquais beaucoup, tu sais.

Je soupirai, m'assis de l'autre côté du bar et baissai les yeux vers mes doigts entrecroisés.

— Lui aussi me manque.

L'aveu me nouait la gorge. En réponse, Roxane posa une main ferme sur mon épaule.

— Ça va aller, d'accord ? Je connais assez Ed pour savoir qu'il est très fort pour se mettre dans la merde… mais qu'il est tout aussi fort pour s'en dépatouiller. Bon, en cassant quelques trucs au passage, mais…

Je voulais y croire, mais j'avais fini par me frotter le visage pour dissimuler mon expression. Winry était partie travailler et je n'avais pas le courage de réprimer la nouvelle bouffée d'angoisse qui m'assaillait. Je lui répondis d'une voix nouée.

— Je ne peux pas m'empêcher de penser à Liore et de me dire que s'il n'est toujours pas là, c'est qu'il a eu un problème en rapport à ça. Peut-être même qu'il est… qu'il a…

— Mh… ce serait bien son genre d'être allé se fourrer dans un guêpier, mais…

— Mais… ?

— S'il était mort là-bas, tu ne crois pas que ça se serait su ? Ils en parleraient dans les journaux… le Fullmetal, c'est pas rien !

L'entendre mettre des mots sur l'hypothétique mort de mon frère me terrifia. L'idée était insupportable, je ne voulais pas admettre que c'était effectivement possible. Et le simple fait de le dire rendait les choses un peu trop réelles. Surtout quand on ne pouvait rien savoir.

— Tous les gens qui étaient là-bas ont disparu… c'est impossible de retrouver les corps, murmurai-je d'une voix nouée. S'il était… si… il n'y aurait aucune preuve.

Roxane soupira et m'ébouriffa les cheveux dans un geste aussi rassurant que vain.

— Ça va aller, Al. On est là, on va pas te lâcher.

— Je sais que vous êtes là, Winry et toi, mais… qu'est-ce qu'on peut faire face à eux ?

— Est-ce que peux prendre une pause, madame Halling ? héla Roxane d'une voix forte.

— Pas de soucis, i peine de quoi occuper une personne à cette heure-ci.

— Merci madame Halling.

Roxane s'essuya les mains, détacha son tablier et s'éloigna avec moi pour s'attabler dans un coin à l'écart.

— Tu as vu l'appel à témoin dans le journal ? demanda Roxane.

— Celui pour les Snake and Panthers, ou Kobor ?

— Les deux.

Grummann faisait un appel à témoins, officiellement pour retrouver des terroristes, et si ses motivations étaient floues, je me disais que, en plein contexte de Sécession et vu la manière dont ils s'attaquaient à l'autorité de Central, ce n'était peut-être pas pour les mettre en prison. Peut-être qu'au contraire, il cherchait des alliés pour s'opposer à Central-City. Mais rien n'était sûr.

— Il faudrait peut-être le contacter… soufflai-je.

— Il est hors de question que je balance les Snake and Panthers. Martel, Dolchatte et les autres… ils m'ont trop aidée.

— Je comprends… même si, bon… C'est quand même des terroristes.

— Ils n'ont pas essayé de raser une ville pleine de civils, eux.

Je hochai la tête, incertain. Les Snake and Panthers se faisaient remarquer depuis plusieurs mois, avec leurs attaques imprévisibles, souvent chirurgicales. Il y avait eu l'évasion de prison, déjà, mais aussi de nombreuses infrastructures détruites : des ponts, des lignes téléphoniques, des rails… Martel et sa bande s'étaient juré de mettre le chaos dans la région Sud, et ils étaient plutôt efficaces pour un si petit groupe. Ils évitaient soigneusement de s'attaquer aux civils, mais avaient fait pas mal de victimes dans l'Armée.

— Je ne dis pas qu'ils devraient aller en prison, répondis-je. Même si, soyons honnêtes, ils ont du sang sur les mains.

— Qui n'a pas de sang sur les mains aujourd'hui ?

Je grimaçais, sentant un petit haut-le-cœur m'assaillir.

Moi aussi, j'avais tué des gens. Je n'avais peut-être pas eu le choix, mais des gens étaient morts de par mon Alchimie. Et d'autres s'étaient sacrifiés pour me protéger.

— Enfin, je vois mal Grumann s'allier publiquement avec eux, repris-je. Tu imagines le scandale si un Général de région s'allie avec des terroristes ?

— Les chimères ont fait du grabuge, mais Kobor… Kobor n'a tué personne.

Je sentis dans ces mots toute la déférence que Roxane avait pour cet homme dont j'avais à peine entendu parler, trop jeune pour avoir suivi ce qu'il avait fait avant de croupir à la prison de Central-City.

— Et si tu leur demandais directement s'ils veulent répondre à l'appel ?

— Ils ne sont pas si faciles à joindre que ça. Il faudrait appeler Stain en espérant qu'il connaisse leur adresse de contact actuelle… et pour ça, il faudrait déjà une ligne téléphonique opérationnelle, répondit la rouquine en grimaçant.

Nous poussâmes un soupir en cœur. La solution n'était pas simple.

— Si on était sûrs des raisons qui poussent Grummann à les retrouver, tout serait plus simple.

— Tu lui fais confiance, toi ? demanda Roxane.

— Je ne sais pas… je ne peux pas dire que je le connais. Mais si on regarde les faits, il nous a beaucoup aidés. Déjà, en envoyant des renforts à Lacosta. Et puis, maintenant, c'est l'ennemi déclaré de Bradley…

— Le souci, c'est que, même si lui est loyal, on ne sait pas ce qu'il en est pour les gens qui l'entourent. Il suffit d'un soldat ou d'une secrétaire complice avec les Homonculus et…

— Il faudrait pouvoir le contacter directement, en fait.

— Tu as le numéro de téléphone privé de Grumann ? ironisa Roxane. Parce que moi, je le connais pas.

— On peut toujours essayer d'appeler au QG.

— C'est dangereux, non ?

— Oui, c'est dangereux… mais on ne peut pas rester à traîner à l'auberge jusqu'à la fin de l'année. Il faut qu'on fasse quelque chose, qu'on essaie au moins !

La rouquine hocha la tête en me scrutant. Elle sentait bien mon impuissance et l'angoisse de journées d'attente accumulées.

Des semaines, des mois que j'attendais dans l'espoir de revoir Edward, en vain. Je repensais à Winry qui avait dû rester comme ça, à vivre sa vie sans jamais avoir de nos nouvelles, jusqu'au jour où nous débarquions chez elles avec nos tôles tordues et le moral dans les chaussettes.

On avait de la chance qu'elle ne finisse pas par nous détester, mon frère et moi.

— Il va venir, Al.

— J'espère…

— Bon, je vais essayer de contacter Grumann. Steelblue avait bien réussi à l'appeler, peut-être qu'en brandissant son nom j'arriverai à quelque chose…

— D'accord. Ici, je vais…

Je poussai un soupir. Habituellement, Ed et moi avions peu d'occasions de nous reposer, car, où que nous allions, l'Alchimie pouvait toujours servir. Mais j'étais revenu à Youswell en tant qu'anonyme, et je m'y sentais bien transparent et inutile.

Si on me retirait l'Alchimie, il ne me restait plus grand-chose.

— Je vais t'accompagner, puis continuer à étudier le carnet, je crois.

— Très bien.

Je me levai à sa suite, et ce fut elle qui demanda à Halling l'autorisation (aussitôt accordée) d'utiliser son téléphone. Roxane demanda à contacter le QG, puis utilisa son ton le plus adulte et professionnel pour, de service en contact, se rapprocher de la ligne directe de Grumann. Pendu au deuxième micro, je l'écoutais manœuvrer avec une certaine admiration. Jusqu'à ce que…

— Secrétariat du Général Grumann, bonjour !

— Bonjour, j'appelle au nom du général Steelblue, je souhaiterais parler au Général de division.

— Vous avez rendez-vous ?

— Non, mais c'est une urgence.

— Dans ce cas, pouvez-vous me donner le code d'urgence ?

— Je… suis une civile, madame, on ne m'a pas communiqué le code d'urgence de l'Armée.

— Dans ce cas, je suis désolée, je ne peux pas me permettre de vous transmettre la ligne. Le Général est déjà extrêmement pris par la gestion de la Sécession.

— Je comprends… pourriez-vous au moins lui transmettre un message de ma part ?

— Je peux le faire, répondit la femme d'un ton méfiant.

— Dites-lui que j'ai des nouvelles de K. De la part de Penovac.

— Je croyais que vous appeliez au nom du Général Steelblue ? fit-elle, méfiante.

— Parce je le connais personnellement. Nous avons combattu ensemble à Lacosta, mais il n'est pas présent.

L'information était un peu arrangée — Roxane était restée à l'infirmerie, ce qui, vu la quantité de blessés, n'avait rien eu d'une sinécure — mais elle sembla faire son petit effet.

— Très bien, je transmettrai.

Roxane dicta le numéro de l'auberge, afin de pouvoir être recontactée, puis la secrétaire écourta la conversation, visiblement pressée.

— Je pense qu'il y a une chance sur deux pour qu'elle transmette l'information, soupira la rouquine.

— C'est pas si mal, répondis-je. Je n'aurais pas su négocier avec les militaires de service en service comme tu l'as fait.

— Oh, je suis sûr que tu t'en serais bien sorti, répondit-elle en m'assénant une claque dans le dos. Allez, je rembauche, les mineurs vont bientôt avoir fini leur journée.

— OK. Je vais chercher de quoi travailler.

Je passai dans la chambre et redescendis avec une liasse de notes. C'était ce qui me restait du carnet volé à Dante, que j'avais recopié une première fois avant de le transmettre à Edward, puis une seconde fois, parce que le papier détrempé par mon plongeon dans le fleuve l'avait rendu à peine lisible.

Depuis, j'avais relu mes notes un nombre incalculable de fois. Je les connaissais presque par cœur, mais cela ne m'empêchait pas d'avoir l'impression de passer à côté de quelque chose. Greed avait risqué sa vie pour les voler, il devait y avoir une raison. J'aurais voulu pouvoir replonger dans les planches du carnet d'origine, voir à côté de quoi j'aurais pu passer, mais je ne pouvais pas.

C'était Edward qui l'avait.

Je me recroquevillais sur la banquette, enfouissant les mains dans mes cheveux trop longs, pris par une nouvelle poussée d'angoisse impuissante.

J'avais peur.

J'avais vraiment peur qu'Edward ne revienne jamais.

— Ça va pas ? fit une voix enfantine.

Je sursautai et tentai de reprendre contenance, découvrant Kyle penché sur moi.

— Si si, ça va, mentis-je. Juste un problème que je n'arrive pas à résoudre.

— Oh je connais ! Ça m'arrive tout le temps en maths !

Le décalage entre nos préoccupations m'arracha un petit pouffement incrédule, tandis qu'il se penchait sur mes notes.

— Oh, mais c'est de l'Alchimie, non ?

J'étais idiot d'avoir voulu travailler en bas.

— Oui, admis-je à contrecœur en m'empressant de ramasser mes notes, faisant tomber une ou deux pages dans ma précipitation, les joues rouges.

— Dis…

— Oui ?

— Est-ce que tu es le Al qui était en armure quand Edward Elric est venu la première fois ?

Si j'avais été en train de boire quelque chose, je l'aurais sûrement recraché par le nez ; mais ce n'était pas le cas, et je me contentai de rester là, pétrifié comme un renard pris dans les feux d'une voiture.

Est-ce que je devais mentir ? Dire la vérité ?

Dans ses yeux et son cœur, je ne sentais aucune animosité, aucune peur. Juste une curiosité sincère.

— Maman dit que c'est pas possible, que tu es une autre personne. Mais tu lui ressembles, tu parles comme lui… et tu t'appelles Al aussi. Alors ?

— Alors… tu peux garder un secret ? bafouillai-je.

- Yesss.

— Oui, c'est moi, murmurai-je.

— J'avais raisooon ! chantonna l'adolescent en se tortillant joyeusement sur son siège. Pourquoi tu dis pas que tu es toi ? Les gens te feraient la fête ! On vous doit tellement, à ton frère et toi !

— Parce que…

Je déglutis et repris.

— Parce que j'ai trop changé, j'ai pas envie de faire peur aux gens, qu'ils se posent des questions. La personne que j'étais avant… n'avait pas du tout la même apparence. Et ce qui est arrivé est tellement bizarre, j'ai peur qu'on me prenne… qu'on me prenne pour un monstre.

— Les monstres, c'est pas les gens bizarres… c'est ceux qui font des trucs horribles. C'est papa qui le dit.

— Ton père est un homme bien, répondis-je avec un sourire soulagé.

— Oui ! J'espère que je serai pareil que lui quand je serai grand ! répondit Kyle.

— C'est un secret, répétai-je.

— Si tu veux, fit-il en haussant les épaules. Eh…

— Oui ?

— Tu sais toujours faire de l'Alchimie ?

— Oui.

— Tu pourrais m'aider à faire quelque chose de vraiment cool ?

Je sentis un sourire me grignoter les joues. Kyle avait un petit côté roublard, à vouloir m'embarquer dans un plan secret, mais à son ton et son caractère, je me doutais que l'idée allait me plaire. Je rangeai donc mes notes dans la poche de ma veste et le suivis, attrapant mon manteau au passage, l'accompagnant dehors pour découvrir son projet.

Il me fit marcher un moment, remontant le long d'un fossé à sec, jusqu'à un trou béant qui perçait la falaise.

— Tu vois, là, on avait un canal qui permettait d'apporter l'eau de la source, jusqu'aux champs en contrebas, mais… il s'est bouché dans le courant de l'hiver. On a tous essayé de le déboucher pendant des jours, mais c'est trop profond, on n'arrive pas à l'atteindre. Alors on a renoncé. Là c'est encore le début de l'année, on n'a pas grand-chose à arroser et on s'arrange avec les puits et les citernes, mais quand l'été va arriver, ça va devenir compliqué…

— N'en dis pas plus, répondis-je en me faisant craquer les doigts, un sourire jusqu'aux oreilles.

C'était ce qu'il me fallait. Faire de l'Alchimie sans que ça soit visible. Aider sans que l'on sache que c'est moi. Rester moi-même… dans l'anonymat.

La transmutation ne me prit que quelques secondes, avant qu'un flot d'eau boueuse se remette à couler, m'éclaboussant au passage et arrachant un cri émerveillé à Kyle.

— Trop bien, tu as réussi !

— Évidemment que j'ai réussi ! m'amusai-je.

— Comment tu as fait ?

— Il a dû y avoir un glissement de terrain, du coup les tuyaux étaient cassés et n'étaient plus alignés. J'ai juste fait bouger un peu tout ça et ressoudé ce qui devait l'être.

— Les autres vont être tellement contents que ça remarche ! se réjouit-il.

— Tu en as d'autres, des idées de trucs qu'on pourrait réparer en catimini ?

— Euuuuh… si, oui, il y a ça aussi !

Je suivis Kyle d'un point à l'autre, jouant les réparateurs de l'ombre, et me sentis heureux de vivre un moment où je retrouvais un peu de l'insouciance de l'enfance à ses côtés, tout en ayant la sensation d'être utile.

Le soleil était déjà bas quand j'entendis des exclamations dans la rue principale, près de laquelle nous nous faufilions.

— Les gars, il y a un train qui arrive !

— Mais il n'y a pas de train à cette heure-là ! Celui de 58 ne peut pas être en avance à ce point ?

— C'est quoi cette histoire ? chuchota Kyle.

J'échangeai un coup d'œil avec lui, et sans avoir besoin de dire un mot, nous nous mêlâmes aux curieux qui affluaient vers la gare. En approchant, je vis le panache de fumée noire annoncer le train et sentis mon cœur tambouriner dans ma poitrine.

L'appréhension des autres était palpable, mais je n'avais pas peur à proprement parler. Nous ne savions rien de ce train, et il aurait aussi bien pu contenir un régiment de soldats prêts à raser la ville, mais… derrière cette peur irrationnelle, je ne sentais aucune de menace. Au contraire, il y avait quelque chose de presque serein.

Comme si les choses étaient à leur place.

Je cherchai la présence rougeoyante de mon frère dans les wagons qui fendaient l'air en passant devant nous, claquant lourdement sur les rails, mais je ne le trouvais pas.

Ce n'est pas encore aujourd'hui.

Il me semblait moins lointain qu'avant, alors je décidais de croire en lui, en nos retrouvailles, et couru vers la gare pour en savoir plus. Je n'étais pas le seul, et il fallut jouer des coudes pour arriver à portée de voix du maire et du militaire en charge du train.

— Grummann nous a missionnés pour surveiller ces marchandises jusqu'au terminus, afin qu'elles ne soient pas récupérées par n'importe qui.

— On n'est pas n'importe qui, fit remarquer monsieur Halling.

— Non, monsieur, mais elles sont destinées à l'Armée.

— Un régiment a-t-il décidé de s'installer ici ? Personne ne nous a avertis de ça. Et vous arrivez dans notre ville sans avoir été annoncé. Comprenez notre méfiance.

Je jetai un coup d'œil au wagon à ma droite, dont la porte était largement ouverte, et profitai d'un instant d'inattention pour me faufiler dedans.

— Hé, attends un peu, toi !

L'homme qui m'avait interpellé ne me bloqua pas physiquement en voyant que je m'étais arrêté de moi-même à deux pas du seuil pour observer les lieux. L'enfant que j'étais ne représentait sans doute pas une menace bien grande à leurs yeux, même s'il avait posé une main ferme sur mon épaule, prêt à me mettre dehors.

Le wagon était rempli de sacs de grain, de jambons fumés et de tonneaux. Il y en avait pour une fortune, et je pouvais comprendre que, dans ce contexte de sécession, Grummann ait fait voyager ces denrées sous protection. Je ne sentais pas d'autres présences que celle des soldats à nos côtés et pas d'hostilité particulière.

Ça n'a pas l'air d'être un piège.

— À qui ces réserves sont-elles destinées ? demanda Halling.

— Nous avons reçu l'ordre de les remettre au Général Steelblue et à ses troupes.

— Le Général Steelblue ? Mais…

Je levais les yeux vers le soldat et me laissai guider dehors, sentant l'espoir m'inonder le cœur.

Hugues.

Hugues devait venir ici. Peut-être qu'il en saurait plus que nous. Sûrement qu'il en saurait plus que nous, puisque, la dernière fois qu'on l'avait vu, il était sur le départ vers Liore. Peut-être qu'il allait apporter de bonnes nouvelles.

Peut-être qu'Edward serait avec lui.

Non, je ne dois pas trop espérer. Des jours que j'attends, pourquoi celui-ci serait différent des autres, hein?

Malgré tout, la nouvelle me donna un coup de fouet, un espoir qui se traduisit en nervosité.

— Il n'y a pas de Général Steelblue ici, firent remarquer les mineurs.

— Le Général Steelblue n'est pas là ?

Le visage du militaire s'était décomposé à ces mots, à tel point que Halling s'empressa de rajouter.

— Il n'est pas encore là… mais il viendra, je suppose. Si Grumman vous a donné cette mission, c'est qu'il y a une bonne raison. Vous avez fait une longue route. Vous voulez vous reposer et boire un coup ?

— Pas tant qu'on n'aura pas terminé notre mission, monsieur le maire, déclina poliment le soldat. Si vous le permettez, on va camper en attendant le Général.

— Dites-nous si vous avez besoin de quelque chose.

— Il faut que je prévienne Winry, soufflai-je en empoignant Kyle par le bras.

— Pourquoi ? Ça a un rapport avec ton frère ?

— Je crois, oui.

— Vas-y, je reste voir s'il se passe des trucs intéressants.

Je repartis en courant, poussé par un espoir fou, celui d'avoir des nouvelles de mon frère.


Winry déborda tout autant d'enthousiasme que moi en apprenant la nouvelle, à tel point que je me sentis un tantinet jaloux. Je savais qu'elle était amoureuse de mon frère, ou du moins qu'elle l'avait été, et je réalisai que je redoutais nos retrouvailles. Quelle allait être ma place, quand nous serions tous réunis ? Après tout, avant notre séparation, notre quotidien n'était que disputes et bouderies…

La fin de la journée se passa dans une ambiance fébrile, entre les mineurs nerveux de voir des soldats inconnus débarquer à Youswell et nous trois, bouillonnants d'espoir à l'idée de retrouver Hugues, et, peut-être, peut-être seulement, d'en savoir plus sur ce qu'était devenu Edward.

C'était idiot, parce qu'ils n'avaient pas vraiment de raisons de s'être croisés, mais l'idée que Hugues soit aux côtés de mon frère me paraissait non seulement plausible, mais aussi rassurante.

Alors, j'attendais leur arrivée. Jusqu'à la nuit tombée. Et au-delà.

J'étais resté assis sur les marches de bois de la terrasse tandis que le soleil déclinait, que la température baissait et que le ciel virait du bleu au noir, se piquetant d'étoiles. Le froid m'avait saisi peu à peu, j'étais retourné à l'intérieur, encore et encore, pour chercher de quoi me couvrir davantage avant de revenir à mon poste.

Mais personne ne venait.

Au fur et à mesure que mon espoir de les revoir aujourd'hui s'érodait, je me rendis compte de ma stupidité, à attendre là comme un petit enfant capricieux. Étais-je encore un gamin ? J'aurais dû faire bien d'autres choses plus utiles que celles-là, mais la vérité était que j'en étais incapable. J'étais trop obsédé par les espoirs annoncés par l'arrivée du train et les changements qui s'annonçaient.

L'appréhension revenait me ronger, rendant l'attente de plus en plus insupportable… alors, comme pour me redonner de l'espoir, je fermai les yeux et laissai ma tête se poser contre le pilier de bois qui soutenait l'avancée du toit, cherchant à l'intérieur de moi les échos de mon frère.

Où es-tu, Edward?

Très vite, je la perçus de nouveau, cette tristesse sourde, et je m'y accrochais. J'avais presque l'impression de sentir sa présence s'agglomérer autour de cette émotion jusqu'à le reconstituer. Comme si cette douleur était devenue une partie de lui, quelque chose qui le définissait. Un instant, je m'y accrochais de toute mon âme, rêvant de pouvoir serrer dans les bras ce qui n'était qu'une vague sensation, même pas un rêve.

Oh, Ed… pourquoi es-tu si triste?

Les mots de Winry me revinrent en mémoire. Même si elle m'avait fait sourire, je devinais que son explication n'était pas la bonne. Sa tristesse était nouvelle, différente. Si son écho avait changé de ton, ce n'était seulement parce que notre séparation avait été trop longue.

Malgré tout, j'avais besoin de lui, et je supposais que lui aussi avait besoin de moi — au moins un peu.

Les retrouvailles nous feraient du bien.

Mais il était si loin.

Inaccessible.

Tiendras-tu ta promesse, Ed?

J'avais grandi, assez pour savoir que mon grand frère, parfois, faisait des erreurs. Je ne l'en aimais pas moins, mais tout de même, s'il pouvait tenir au moins cette promesse-ci, me sortir de l'attente et de la peur…

Je sentis arriver Winry à côté de moi sous forme d'une grosse bouffée de compassion, et ne fus pas surpris de l'entendre chuchoter dans le silence venteux de la nuit.

— Tu dors ?

— … non, répondis-je tout aussi bas. Je cherche Edward.

— Je ne pense pas qu'il arrivera aujourd'hui, tu sais ?

— Je sais.

— Al…

Sans bouger d'un poil, je posai l'index sur mes lèvres comme pour lui demander de se taire. Je voulais juste me raccrocher à la présence de mon frère un petit peu, même si la sienne était dévorante. Elle resta silencieuse et, une poignée de secondes plus tard, je consentis à ouvrir les yeux pour la regarder.

— Je sens sa présence.

— Je sais, souffla Winry.

Son profil se découpait sur le ciel piqueté d'étoiles.

— Je te crois quand tu dis que tu sens sa présence ou celle de ton père. Mais je crois aussi qu'il est plus que temps d'aller dormir. On est déjà demain.

Sa formulation m'arracha un sourire, et je me relevai, ankylosé d'avoir attendu si longtemps.

Winry était très raisonnable, dormir était effectivement la meilleure chose à faire. De toute façon, quand bien même Edward serait arrivé au beau milieu de la nuit, je ne doutais pas de sa capacité à nous tirer du lit de manière tapageuse.

Je traversai la salle de l'auberge presque vide aux côtés de Winry qui glissa une main dans la mienne dès que nous nous étions retrouvés hors de vue d'une personne qui aurait pu s'amuser du geste.

— Moi aussi, je suis déçue qu'il ne soit pas arrivé.

Il n'y avait pas besoin d'en dire plus, alors je me contentai de serrer un peu plus sa main.

Peut-être demain.


Je dormis très mal cette nuit-là, entre insomnie, mauvais souvenirs et cauchemars me réveillant en sursaut. La présence de Winry et de son sommeil lourd me rassurait à chaque fois, mais l'angoisse que j'avais su réprimer durant les jours qui précédaient ressurgissait d'un coup, me laissant dans un état d'épuisement détaché, ou les pensées les plus terribles passaient par vagues, m'érodant peu à peu.

Allongé dans le lit, fixant le plafond d'un œil vide, les bras en croix, je regardai passer ma propre vie, teinté d'angoisse et du sentiment d'avoir, ici, là, et là encore, fait des erreurs aux conséquences tragiques.

Cet état me rappela la fièvre que j'avais subie dans les jours qui avaient suivi la bataille. Le souvenir remonta dans une bouffée endolorie.

La forêt qui avait laissé place aux plateaux calcaires, vides, secs, battus par vents. La douleur qui me sciait le flan, là où une balle m'avait déchiré la peau, la fièvre, la toux qui me secouait et me laissait les mains en sang…

Et pourtant, il fallait que je continue, que j'avance, que j'avance encore.

Je n'avais pas le droit de mourir.

Il fallait que j'atteigne Youswell.

Que je retrouve Ed et Winry.

Desséché de fièvre, titubant, je mettais un pied devant l'autre.

Je n'avais pas de carte, pas de vivres, pas de gourde. Il ne me restait plus que mes mains sales pour transmuter la moindre trace d'eau ou de vie. Je n'avais même pas de couteau, et ce n'était pas avec les pierres blanches et friables que j'allais pouvoir faire quoi que ce soit.

Et, face à moi, l'infini d'un plateau déserté.

Si seulement il y avait eu quelqu'un, même des soldats, j'aurais été prêt à tomber dans leurs bras pour avoir à boire, pour rester en vie.

Mais il n'y avait personne.

Alors, je marchais, luttais, m'endormais à même la terre, lové dans une fente pour me protéger du froid quand cela devenait trop dur. Parfois, je me réveillai encore plus confus, la tête bourdonnante, me demandant combien de temps j'avais sombré et si je ne devais pas m'interdire de dormir de peur de ne plus me réveiller. Parfois, je tombais, m'écorchais et la douleur me gardait conscient.

Et je toussais, toussais encore.

Ce qui me faisait tenir, c'était la promesse de retrouver Edward à Youswell, quoi qu'il en coûte, et la chaleur bleutée de la présence de Winry, quelque part, proche que je suivais.

C'était ma boussole.

Je la suivais comme d'autres suivaient l'étoile du berger, en sachant parfaitement qu'une étoile était inatteignable…

Jusqu'au moment où j'avais fini par apercevoir le feu d'un campement, que j'avais trouvé à l'instinct, incapable que j'étais de me fier à mes sens. Les deux silhouettes s'étaient dressées, sur la défensive, en voyant quelqu'un approcher… puis tout à coup, il y eut un cri. L'une des deux jeta à terre son arme de fortune et se précipita vers moi en courant.

— Al !

Winry.

Il y avait eu quelque chose de déchirant dans sa voix. Un choc, un soulagement, de la douleur, presque.

J'aurais voulu lui répondre, crier son nom, mais j'étais incapable de parler.

Elle est là, avais-je seulement pensé.

Puis elle se jeta sur moi, me faisant tituber et me happant dans ses bras tremblants pour m'empêcher de tomber. Ses larmes lavèrent mes tempes et elle me serra longtemps contre elle, ne me lâchant que pour embrasser mes joues et mon front sale à gestes fébriles.

— Oh mon dieu, Al, tu es dans un état ! Al…

— Je suis arrivé ?

— Presque.

— On va retrouver Ed, hein ?

— Oui.

Ce n'était pas vrai, mais elle avait, une fois eu de plus, eu le don de dire ce que j'avais besoin d'entendre à cet instant.

J'étais à peine conscient, m'abandonnant dans ses bras, mais je me gavais de sa présence, réchauffé, soulagé de ne plus être seul.

Elle était mon foyer.

Winry me porta presque pendant les quelques pas qui me séparaient du camp, puis je m'effondrai. Elle et Roxane me donnèrent lentement à boire, à manger aussi, et soignèrent mes plaies. La blonde, au bord de larmes en découvrant dans quel état j'étais, me tendit des médicaments en m'ordonnant de les prendre.

Puis elle avait veillé sur moi, me tenant la main tandis que je me laissais sombrer dans un puits sans fond, lâchant totalement prise.

Ce n'était pas grave si je n'arrivais pas à en ressortir seul. Maintenant que je les avais retrouvées, je n'étais plus obligé de ne compter que sur moi-même.

Winry est là.

Winry était là, aujourd'hui aussi. Tandis que mon esprit errait, confus, morcelé, sa respiration lente me faisait encore une fois revenir au port. J'avais une réalité, celle de mon corps, ici et maintenant.

À ses côtés.

Winry est mon foyer.

Près d'elle j'avais pu redevenir moi-même. Je m'étais reposé, j'avais échappé à la septicémie, mes plaies avaient cicatrisé — au moins partiellement — et j'avais retrouvé des forces. Même si ma toux ne s'était pas effacée complètement, elle s'était beaucoup calmée. Une fois arrivée à Youswell, elle s'était démenée pour que je sois vu par un médecin, qui avait ajusté mon traitement et m'avait donné plusieurs rendez-vous pour surveiller mon état. Depuis que nous avions pris une chambre chez les Halling, elle m'avait préparé une quantité incalculable de tisanes dans l'espoir d'adoucir mes quintes de toux.

Son intention me faisait plus que de bien que ces tasses que je buvais, obéissant malgré le goût peu plaisant. Elle me guérissait, parfois sans même s'en rendre compte. Presque sans le faire exprès.

J'esquissai un sourire dans le noir, malgré l'insomnie et les émotions douloureuses qu'elle faisait remonter, puis je m'appliquai à caler ma respiration sur la sienne pour me rendormir. Au bout de longues minutes où je me concentrai sur sa présence et l'affection que j'avais pour elle, je sombrai de nouveau dans un demi-sommeil ou les souvenirs se mêlaient aux rêves.

Il y avait des gens qui parlaient dans un brouhaha calme, assis autour d'un feu ou d'un autre. J'étais roulé en boule et somnolais, épuisé, les cils humides, quelque part à même la terre. À moins qu'il s'agisse de quelqu'un d'autre. Était-ce Edward ? Était-ce moi, qui avais rêvé toutes ces journées avec Winry, dans un délire agonisant ?

Non, moi, j'étais ici, maintenant. Près de Wiry.

Je revenais à mon identité, à mes propres contours, puis les perdis une nouvelle fois.

J'étais à l'orphelinat, dans la bibliothèque.

Rachel était à genoux par terre, dessinant de nouveau un cercle à la craie. Elle reprenait ses essais que je critiquais de manière aussi peu vexante que possible. Elle s'acharnait, mais cela ne fonctionnait pas. La rouquine claqua dans les mains, les posa sur le cercle, puis… rien ne se passa. Le silence s'éternisa jusqu'à ce qu'elle fronce son nez retroussé dans une grimace découragée.

— Ce n'est pas grave, ça prend du temps de trouver le truc.

— Mais qu'est-ce qui ne va pas dans mon cercle ? !

L'inflexion de colère qui passa dans sa voix me rappela mon frère et son caractère impatient, me rappelant à quel point il me manquait. Je me penchai sur le cercle et ne trouvai pas de défaut notable, aucun qui aurait expliqué l'absence de transmutation alchimique en tout cas.

Tout à coup je compris que je m'y prenais mal. Pour vérifier, je claquais les mains pour activer son cercle, qui s'exécuta sans problème.

— Oh !

— … Je suis désolé Rachel, c'est de ma faute, fis-je en m'asseyant par terre en face d'elle. Ton problème ne vient pas de ton cercle, il vient d'autre chose…

— C'est peut-être un talent inné que je n'ai pas ?

— Je pense plutôt que c'est parce que je ne suis pas un bon professeur.

— Oh… Il y a des écoles pour apprendre l'Alchimie ?

— … Pas vraiment.

Un instant, je me perdis à imaginer ce que pourrait donner une faculté d'Alchimie. Tous ceux que je connaissais me revinrent en mémoire : Edward et son caractère impulsif, Izumi en maître impitoyable, Mustang et son Alchimie de flammes ou encore Armstrong, qui aimait tant rouler ses muscles et déclamer des choses sans queue ni tête sur les traditions de sa famille me revirent en mémoire. L'idée de voir ce genre de personnalités rassemblées dans un même lieu pour étudier et du chaos qui en résulterait me parut à la fois très drôle et terrifiante.

— Je ne pense pas que ça serait une bonne idée.

— Pourquoi ?

— Les Alchimistes sont parfois des gens assez spéciaux, je crois qu'ils auraient du mal à s'entendre si on les mettait tous au même endroit.

— Ah bon ? J'aurais pas cru… surtout que toi, tu es du genre à t'entendre avec tout le monde, fit remarquer Rachel.

— Ahaha, merci, fis-je en me grattant la nuque, un peu gêné.

Elle haussa les épaules, puis reprit.

— Vu que y'a pas d'école, je ne peux compter que sur toi on dirait. Tu as dit que je m'y prenais mal… pourquoi ?

— Nous nous concentrions sur la réalisation du cercle, mais je crois que le problème vient plutôt de là, fis-je en pointant son front disparaissant sous son épaisse crinière roux foncé.

— Je suis trop bête pour faire de l'Alchimie ?

— Non, pas du tout ! m'exclamai-je, outré. C'est moi qui ne t'ai pas donné les clés dont tu avais besoin pour faire les transmutations. Il n'y a pas que le cercle qui compte, mais aussi la représentation mentale. L'image que tu as dans la tête, traduisis-je en voyant son expression perplexe. Ça fait tellement longtemps que j'en fais que… certaines choses sont tellement évidentes pour moi que j'en oublie que les dire.

— Comme quoi ?

— Est-ce que tu sais ce que tu veux faire avec ce cercle ?

— Je voulais faire de la glace ?

— Oui. Est-ce que tu sais comment l'eau gèle ? De quoi elle est faite ?

— Euuuh… l'eau, c'est de l'eau. Non ?

Je secouai la tête avec un sourire, puis me levai pour attraper de quoi dessiner. Intriguée, elle me regarda prendre le crayon et dessiner une molécule.

— De l'eau, c'est ça. Deux atomes d'Hydrogène, un atome d'Oxygène. On peut aussi l'écrire H2O.

La fillette resta accroupie regardant mon croquis — assez laid — d'un air dubitatif.

— Tu veux dire que l'eau, c'est des bulles de trucs qui ne sont pas de l'eau ?

— Oui, si tu veux. C'est minuscule. Bien plus petit que ce qu'on pourrait voir au microscope. Les atomes, c'est les briques de construction de notre monde, et il y en a une quantité inimaginable. Les atomes s'assemblent pour faire des molécules, et les molécules s'assemblent pour faire… tout ce qui nous entoure. Et nous-mêmes. Elles peuvent s'assembler de toutes sortes de manières. Quand l'eau est liquide, c'est qu'elles sont assemblées… comme ça, et qu'elles se bousculent les unes contre les autres. Quand elle gèle, les atomes s'agencent différemment, et forment des cristaux avec une structure… comme ça.

J'expliquai en croquant maladroitement des formes, surpris de voir à quel point des images limpides dans mon esprit pouvaient être intraduisibles.

— Ça… ça a l'air compliqué.

— Et ça l'est. Mais c'est ça qui est chouette.

Elle me regarda, tortillant sa bouche dans une petite moue perplexe. J'avais pourtant choisi de rester rudimentaire dans mes explications, alors qu'il y avait tant à dire. Mais si je me mettais à parler d'entropie ou des limites de l'alchimie, j'avais peur de la perdre.

— Et moi, je suis faite en quoi ?

Je pris une grande inspiration et répondis, cédant à l'automatisme de ce que j'avais trop étudié.

— Un humain adulte est constitué d'un kilo cinq d'hydroxyde de calcium, huit cents grammes de phosphore, deux cent cinquante grammes de chlorure de sodium, cent cinquante grammes de nitrate de potassium, quatre-vingts grammes de souffre, sept grammes et demi de fluor, cinq grammes de fer et un peu de quinze autres matières chimiques.

Rachel me fixa avec de grands yeux ronds, et je baissai les miens, pris en faute.

— … ça… a pas l'air si compliqué à trouver.

— Non… c'est pas si compliqué.

— Comment tu sais ça par cœur ? Il faut apprendre par cœur tout ce qui compose le monde pour pouvoir faire de l'Alchimie ?

— Non… murmurai-je.

Elle se pencha un peu plus vers moi, sentant mon malaise à mon ton et à mes épaules voûtées. Je n'aurais pas dû dire ça, je n'aurais pas dû entrouvrir la porte à cette idée. C'était une erreur de ma part.

— Al ?

Je ne peux pas parler de ça à une orpheline.

Ou alors

Je pris une grande inspiration, prenant une décision que j'espérais ne jamais regretter.

— Tu sais quelles sont les deux transmutations rigoureusement interdites par la loi d'Amestris ?

— … Non ?

— La première loi, c'est qu'il est interdit de transmuter le l'or à partir d'autre chose.

— Ça serait pratique, pourtant ? Pour devenir riche.

— Justement… si tout le monde transmutait de l'or, il n'aurait plus de valeur. Et comme l'économie est basée sur la valeur de celui-ci… Bref, ça sèmerait le chaos de faire ça.

Elle fit une petite moue, visiblement peu convaincue par l'argument.

— Et l'autre ?

— La transmutation humaine est strictement interdite.

— La transmutation humaine… ?

— Comme… faire des expériences horribles… ou… essayer de faire revenir quelqu'un.

Je ne pouvais pas lui parler de Nina, ce souvenir me hantait trop pour ça, mais à mon ton grave, elle sentit que certaines portes ne devaient pas être ouvertes.

— Mais toi, tu sais ça par cœur…

— Parce que j'ai bravé l'interdit. Moi et mon frère, on a essayé de faire revenir notre mère. Et on a échoué. C'était un désastre. J'ai failli mourir, et ça a fait beaucoup, beaucoup de mal à mon frère.

Rachel se redressa, choquée par mon aveu.

— T'as pas respecté les règles… et t'as failli mourir ?

Je hochais la tête, lentement.

— Je voudrais que tu gardes ça pour toi, Rachel. Ça pourrait nous attirer des problèmes, si les gens le savaient.

— Plus de problèmes que vous n'en avez déjà, tu veux dire ?

Elle avait retrouvé son sourire sous son nez retroussé, mais je sentais bien qu'elle se donnait des airs pour se rassurer.

— Ouais, voilà.

— Pourquoi tu me le dis, si c'est un secret si grave que ça ? demanda-t-elle en serrant ses genoux dans ses bras.

— Parce que je te fais confiance. Et pour que jamais au grand jamais tu n'essaies de faire la même chose.

Je plantai mon regard dans le sien, et je sus qu'elle y lut tout mon sérieux, toute ma douleur. Qu'elle y entrevit le traumatisme de ces quatre années passées en armure, le déchirement du temps passé derrière la porte, ce sentiment d'être morcelé qui me hantait et me hanterait encore longtemps. Un instant, j'admis en silence à quel point je me pouvais me sentir vulnérable, misérable. Mutilé.

Mais si c'était ce qu'il fallait pour que jamais cette orpheline n'emprunte jamais le même chemin que moi, cela en valait la peine.

Izumi ne nous avait jamais dit, pour Cub.

Si elle l'avait fait, si elle avait été honnête, peut-être n'aurions-nous pas commis les mêmes erreurs qu'elle. Est-ce que, en disant la vérité, cela pouvait briser un cycle ? Est-ce que, si j'admettais mes erreurs, je pouvais éviter à la fillette, à peine plus âgée, de faire les mêmes ?

— C'est parce que vous vouliez sauver votre mère que vous êtes devenus aussi forts en Alchimie, toi et ton frère ?

— … oui.

— Moi, je veux protéger Aliénor… et tous mes amis de l'orphelinat.

Je souris.

— C'est bien. C'est un beau but.

— Tu sais, moi… Ma mère, je ne m'en souviens pas vraiment. Elle est morte quand j'étais vraiment toute petite. Et mon père… C'est un Aerugan. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu, mais je crois qu'il est encore vivant ? Je ne sais pas. Mes grands-parents ne l'aimaient pas, mais… Il était gentil. Quand je le voyais, il me racontait des histoires de son pays, comme l'histoire de Jeh, la prostituée qui réveillait le démon millénaire.

— … Ton père te parlait vraiment de prostituées ? bredouillai-je, mal à l'aise.

— Baaah, il utilisait pas ce mot-là, mais bon, j'ai bien compris ce qu'elle était, répondit la petite rousse en haussant les épaules. Comme le démon, il a un autre nom… Arimane, quelque chose comme ça, mais c'était un démon. Et puis, à chaque fois qu'on se séparait, il faisait ce signe-là, et il disait « Αι ψυχαί ημών συνδέονται, πάλιν τεύξομεν ημάς αυτούς ».

Rachel avait parlé en Aerugan, tout rassemblant ses pouces et ses index, les deux mains opposées, et formant un huit couché, posé contre son cœur.

— Je n'ai jamais entendu ça ni vu ce signe… ça veut dire quoi ?

— C'est une manière de se dire au revoir à Aerugo, pour se porter chance. Je crois que ça vient d'un très vieux poème ? ça veut dire quelque chose comme « Nos vies sont liées, nous nous croiserons de nouveau ».

J'avais étudié la langue ancienne d'Amestris, j'avais tenté — et renoncé — de déchiffrer la langue de Xing… mais je ne connaissais presque rien d'Aerugo. L'Alchimie n'était pas pratiquée chez eux, je n'avais donc pas eu de raison de l'étudier. Pourtant, ces quelques mots obscurs m'attiraient de manière étrange.

— … Je te propose un marché. Je t'apprends des choses sur l'Alchimie, tu m'apprends des choses sur Aerugo.

— Tu crois vraiment que je pourrais t'apprendre des choses ?

— Bien sûr ! À commencer par ce que tu viens de me raconter.

— Mais c'est pas équivalent, comme marché ! Les choses que je sais, elles n'ont rien d'incroyable… C'est pas comme l'Alchimie !

— Les choses qu'on ignore nous paraissent toujours plus précieuses que celles qu'on sait déjà, tu sais ? Ce qu'on connait nous paraît facile, alors on croit que tous les autres l'ont aussi. Pourtant… ça ne veut pas dire que c'est le cas. Ou que ça n'est pas important. On se rend compte de ce qui est précieux seulement quand on le perd, ou quand on se rend compte qu'on ne l'a jamais eu.

— Comme quoi ?

— Comme des amis qu'on a envie de protéger, fis-je à mi-voix.

Vivre à l'orphelinat, au milieu des enfants, m'avait fait réaliser l'ampleur de la solitude de notre propre enfance, à Ed et moi. Oui, Pinako et Winry avaient été là pour nous, comme peuvent l'être les membres d'une famille… mais notre enfance avait été, au bout du compte, très solitaire.

Là où les autres passaient leur temps à jouer ensemble, Edward et moi avions toujours étés dans un monde à part. Lui, moi, notre mère, et les livres d'Alchimie en guise d'autorité paternelle… et du jour où Maman était tombée malade, nous nous étions encore plus repliés sur nous-mêmes, pour chercher comment la sauver, puis la ressusciter.

Il n'y avait pas eu de place pour les jeux dans cette vie-là, et même si les autres ne nous détestaient pas, nous étions déjà des étrangers à Resembool, bien avant notre départ. Nous n'avions pas d'amis, mis à part Winry — et quelque part, Winry était plus un membre de notre famille qu'une amie.

Je me surprenais à jalouser un peu ces enfants orphelins, et en même temps, cette idée m'horrifiait. J'avais eu la chance que mon frère soit là, que Winry et mamie Pinako soient là pour nous.

Les enfants de Valencia n'avaient plus qu'eux-mêmes. Comment osai-je les envier ?

— Tu as l'air triste… murmura Rachel.

— Je pense à ces choses que j'ai perdues, parce que je pensais que ça n'était pas précieux.

— Oh.

Rachel tendit son petit bras osseux et me tapota l'épaule avec une compassion peu délicate qui parvint à m'arracher un rire.

— Allez, je ne suis pas là pour me morfondre. Le changement d'état de l'eau…

— Eeeet moi qui pensait que l'Alchimie, ça avait l'air fun ! C'est carrément plus compliqué que ce qu'on apprend à l'école !

— C'est normal, tu débutes. Tu crois que je ressemblerais à quoi si j'essayais, par exemple… de parler Aerugan ?

— Bah, c'est pas dur !

— Redis la phrase de tout à l'heure ?

- Αι ψυχαί ημών συνδέονται, πάλιν τεύξομεν ημάς αυτούς

- « Aï psukaï émond… sun déhon taï… ?

Rachel pouffa.

— Tu en fais exprès ?

— Mais non !

— Aï psuckaï èmôn sundéontaï, palin teuxomen èmas autous, répéta-t-elle plus lentement, articulant exagérément.

Je réessayais avec application, répondant ce que je croyais entendre, et elle finit par éclater de rire devant mes tentatives.

— Tu vois que c'est pas si facile !

Il fallut répéter, répéter encore, avant que je sache le dire assez bien pour que nous nous décidions à reprendre l'Alchimie, plein d'enthousiasme après ces confidences et ces taquineries.

Il y avait eu d'autres histoires, d'autres rires. Rachel avait des talents de conteuse et une mémoire qui, une fois qu'elle saurait l'utiliser, allait sans doute faire d'elle une Alchimiste redoutable. Je perdis le fil, bercé dans un magma de souvenirs, de connaissances Alchimiques impossibles à effacer et de récits d'une culture qui n'était pas la mienne, m'égarant à imaginer ces personnages qu'elle me décrivait. Jeh, la reine esclave, qui s'alliait au démon pour détruire Aerugo.

Mais Rachel n'était plus là, à mes côtés. J'espérais qu'elle allait bien, tandis que je la revoyais, souriant et entrelaçant ses mains contre son cœur.

Nos vies sont liées, nous nous croiserons de nouveau.

Il y avait quelque chose de réconfortant dans cette phrase, qui revint en boucle dans mon esprit.

Elle me faisait penser à Edward, elle me faisait penser à Winry.

Elle me rappelait mon père, aussi.

Et surtout, elle me rappelait ma mère. Rachel me l'avait dit : cette phrase était un peu plus qu'une salutation. C'était aussi, tantôt une promesse, tantôt l'espoir d'une autre vie après la mort.

Alors, elle me rappelait l'espoir qu'un jour, il y ait cet au-delà, de l'autre côté de la porte peut-être, où je pourrai serrer de nouveau ma mère dans mes bras.

Je n'étais pas croyant et ce n'était pas ma religion… mais même si je ne lui accordais aucune réalité, je trouvais cette idée émouvante. Je comprenais pourquoi tant de gens pouvaient y croire.

Je repensais à Maman, que j'avais cru effleurer le jour de notre transmutation et qui était partie sans moi, que j'avais abandonnée aux milles bras de la Porte auquel se mêla l'image d'Arimane, le dragon millénaire dont les ailes provoquaient des tempêtes à chaque battement. Ce démon gigantesque, lové dans les plis du monde, auquel les récits de Rachel avaient donné vie.

Un instant, je compris tout, comme si chaque pièce du puzzle de l'univers était à sa place, et tout me parut évident, limpide.

Vertigineux.

Je me laissai traverser par cette révélation, ce secret indescriptible, puis le laissai partir en m'endormant tout à fait.

Le lendemain, j'aurai tout oublié.


Quand je me réveillai le lendemain, Winry était déjà levée. Elle devait être en train de forger l'automail d'Edward, s'activant pour ne pas penser à l'attente lancinante.

De mon côté, j'avais toutes les peines à émerger. Je restai là, les yeux mi-clos, avec un mal de crâne vissé aux tempes, essayant de me souvenir de la veille. Il me semblait avoir eu une idée importante, quelque chose… Quelque chose qui appartenait au monde des rêves, mais méritait que je m'en souvienne, et qui s'échapperait tout à fait si je me décidais à me lever.

Je restai un moment comme ça, cherchant l'insaisissable, puis fini par renoncer.

Je n'y arriverai pas.

Je m'assis précautioneusement, et sentis presque des remous autour de moi, me donnant l'impression que j'étais dans le fond vaseux d'une mare que le moindre geste bouleversait, brouillant le monde qui m'entourait. J'avais l'impression d'être parti très loin et qu'il allait falloir un long moment pour me réveiller tout à fait.

Je m'habillai mécaniquement, passai aux toilettes avec l'impression de me rendormir sur place, puis descendis à pas lents l'escalier de l'auberge. J'entendis les voix familières de Roxane et Winry avant même d'avoir fini de descendre l'escalier.

— Allez, raconte à tata Roxane !

— Je t'ai déjà dit qu'il ne se passerait rien avec Al. C'est mort.

Le ton était sec. Las, aussi. Je me figeai au milieu des marches, mortifié. Les deux filles discutaient dans le coin qui donnait sur la cuisine et ne m'avaient pas entendu venir. Elles ne me voyaient pas non plus et j'avais tout à coup la hantise que l'escalier grince et trahisse ma présence si je bougeais. L'une des marches grinçait, mais je ne savais plus laquelle. La cinquième, peut-être ? Ou la sixième ?

— Vous êtes désespérants, soupira Roxane d'un ton las.

— Et toi, tu te mêles de ce qui ne te regarde pas.

— J'aimerais bien me mêler de ce qui me regarde, mais côté histoire de cœur, je ne suis pas super gâtée… Tu crois que je suis ravie d'être en cavale avec un fiancé dans l'Armée, de l'autre côté de la nouvelle frontière ? J'en suis réduite à croiser les doigts pour qu'il n'ait pas de problème à cause de moi… tu parles d'une relation idéale !

— Je suis désolée pour toi, Roxane. Je comprends que ça te pèse tout ça, mais Al est moi on n'est pas là pour te distraire. On a d'autres soucis.

— Comme Edward, je sais… le pauvre est devenu un souci à lui tout seul, soupira Roxane. J'espère qu'il va bien.

— J'espère aussi. Al a un bon pressentiment, mais… Je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas pu le revoir en chair et en or et le serrer dans ses bras.

— Oui, moi aussi. Après, Steelblue est en route… il en saura peut-être plus ? Peut-être même qu'ils seront ensemble ?

— Ce serait tellement bien, soupira Winry.

Je décidai que j'avais attendu assez longtemps pour que mon arrivée ne soit pas un moment gênant et repris ma descente. La cinquième marche grinça, annonçant mon arrivée.

— Oh, bonjour Al ! fit Roxane en se penchant pour me voir. Halling a déjà fait du café. Tu en veux ?

— Moui, marmonnai-je en frottant les yeux.

J'étais encore ensommeillé et je devais avoir les cheveux en pétard comme jamais. Je me réfugiais dans l'espoir que mon dépit se confondrait avec un réveil un peu plus bougon que d'habitude.

Malgré tout, la déception était difficile à encaisser.

"C'est mort."

Ça a au moins le mérite d'être clair, pensai-je ne m'asseyant avec une grimace de dépit.

— Ça va, Al ? demanda Roxane en me servant une grande rasade de café.

— J'ai dormi de travers, grommelai-je.

Elle n'insista pas. Winry ramena sur la table du fond une série de tranches de pain grillées et un pot presque vide de gelée de coing.

— Il n'en reste plus beaucoup, il va falloir partager.

— Laisse, je prendrai juste du beurre, fit Roxane.

— Des nouvelles de Grummann ?

— Non, soupira-t-elle. Je compte harceler sa secrétaire aujourd'hui. Et toi, Winry ? Les automails d'Edward avancent ?

— J'ai fini mes tests de résistance du nouvel alliage, oui, et j'ai commencé les pièces principales ! Le damassé, ça prend du temps, mais je crois que ça sera un vrai plus, ça augmente vraiment la résistance.

— Quand je pense que la dernière fois, tu lui avais fait un automail tout léger, avec cette histoire de latex, commentai-je en m'appliquant à me comporter comme d'habitude.

— Oui, et j'ai sans doute fait une erreur, répondit la blonde. J'aurais dû me douter qu'il allait encore se mettre dans une merde pas possible. Là, je veux lui faire quelque chose de léger ET inusable.

— Et il le massacrera quand même, prédis-je entre deux gorgées de café.

Winry me lança un regard noir.

— S'il massacre l'automail que je lui prépare, je donne pas cher de sa peau.

— Moi non plus, mais pas pour les mêmes raisons.

J'étais acide malgré moi, et je m'en voulais déjà de ce que je disais. Je ne voulais pas que mon frère soit en danger, et son absence remontait comme une brûlure. J'étais fatigué, las, et mes angoisses étaient bien parties pour reprendre le dessus, une nouvelle fois.

Pas devant Winry.

Pas

Devant

Winry.

Je me sentais déjà assez ulcéré de ce qu'elle avait dit à Roxane, de voir mes espoirs douchés une fois de plus — alors que je n'avais rien demandé, bon sang — alors, devoir accepter cette déception en plus de l'absence d'Edward, c'était trop.

— Ça passe pas trop, fis-je en repoussant la tartine qui avait atterri sous mon nez. Je vais prendre l'air, je verrai après si j'ai plus d'appétit.

— Al ? Ça va pas ? demanda Winry.

— Sisi. Juste un peu de nausée.

Je quittai la table précipitamment, renonçant à être poli par refus de me montrer trop faible. J'avais trop envie de pleurer pour rester plus longtemps. L'inquiétude dans les yeux de Winry me faisait l'effet d'une trahison.

Était-ce parce que j'avais accepté de me montrer faible face à elle qu'il ne se passerait jamais rien entre nous ? Étais-je laid ? Étais-je ridicule ?

Étais-je seulement un ami digne de ce nom ?

J'attrapai mon manteau et l'enfilai après avoir poussé la porte. Je pris une grande inspiration, accueilli par une bourrasque dont le froid me mordit le coin des yeux, trahissant des larmes naissantes.

Je pensais que je pouvais être moi-même avec elle, mais au bout du compte, j'avais échoué à ce qu'elle me voit comme je l'aurais voulu.

Je ne voulais plus y penser.

Je ne voulais plus penser à rien de tout ce qui se passait…

Ou n'arrivait pas.

J'arrivais au bout de ce dont j'étais capable.

Je canalisai ma respiration pour ne pas pleurer dans la rue, heureusement calme. Il était trop tard pour croiser les mineurs qui partaient au travail, trop tôt pour que les commerces aient ouvert, et un silence froid régnait dans la ville. Je laissai mes pieds me porter sans réfléchir, allant droit devant moi sans même faire attention à ne pas me perdre. Je sentis mes émotions muer imperceptiblement. De la tristesse et la colère, je passais à une appréhension discrète, mais profonde.

J'avais tellement, tellement peur.

Peur de perdre Winry, tôt ou tard, à cause de ces sentiments amoureux que je n'avais jamais demandé à ressentir.

Peur qu'Edward n'arrive jamais.

Peur qu'il revienne, et que je ne le reconnaisse pas.

Peur qu'il soit blessé, défiguré.

Peur qu'il me déteste.

Peur qu'il m'abandonne.

Peur qu'il me méprise.

Peur d'avoir peur de lui.

Peur que rien n'ait changé.

Peur que tout ait changé.

Mis à part une entrevue de quelques minutes dans les locaux de l'Armée et un appel téléphonique, nous n'avions pas pu nous parler véritablement depuis des mois…

Tu me donnes envie de gerber.

Ces mots lointains ressurgirent, et avec lui le souvenir du jour de notre séparation, celui où nous nous étions battus, sérieusement battus, à propos de Cub.

Il s'est excusé depuis, me raisonnai-je.

Oui, mais… est-ce qu'il les avait pensés vraiment ? Est-ce qu'il pourrait les penser de nouveau ? Est-ce qu'il pourrait me détester de nouveau, si nos avis divergeaient encore ?

L'idée de le perdre avant même de l'avoir retrouvé me terrifiait, et ma gorge pulsait jusque dans mes oreilles sous l'effet de l'appréhension.

Comment prendrait-il que j'ai pris son apparence le jour de l'assaut ?

Et aussi…

… Quelle était sa relation avec Roy Mustang ?

Je le détestais toujours, malgré mes efforts pour le respecter. Je doutais de pouvoir faire davantage que ça.

Mais dans tout ce que j'avais surpris, ses regards, leurs discussions et les émotions qui baignaient parfois Edward quand il l'évoquait, j'avais eu largement le temps d'y réfléchir, de comprendre qu'il l'aimait.

Comment, pourquoi ? Je n'en avais aucune idée, et ça me paraissait inconcevable. Un homme comme lui… un assassin…

Je secouai la tête, torturé par ma loyauté envers mon frère et celle que j'avais pour Winry. Quelle que soit ma réaction vis-à-vis de ce qu'il ressentait, j'étais voué à trahir quelqu'un.

J'avais pensé à toutes ces choses par le passé, mais comme des questions floues, lointaines, irréelles. Et maintenant, l'appréhension me revenait en plein visage, me criant toutes mes hontes et tous mes doutes.

Et par-dessus toutes ces pensées embarrassantes, je faisais face à celle-ci : malgré mon impatience et l'amour que j'avais pour Edward, j'avais peur de le retrouver.

Les mains tremblantes, je levai les yeux du sentier pour réaliser que j'avais quitté la ville sans même m'en rendre compte et que je marchais dans les friches et autres champs de cailloux qui entouraient l'austère ville de Youswell.

Merde.

J'étais parti loin, seul, sans prévenir d'où aller — sans même savoir où j'étais — et je m'étais mis en danger.

Mon premier réflexe fut de fermer les yeux, fort, pour me concentrer sur ce que je percevais, chercher la présence menaçante des Homonculus.

À la place, je me sentis traversé par une vague dense d'émotions contradictoires, parmi lesquels dominaient la fatigue et l'impatience.

Et, au milieu de tout cela, un éclat abstrait, flamboyant et inimitable.

Je sentis ma mâchoire trembler et me mis à courir, incapable de réfléchir de manière rationnelle.

J'étais tellement terrifié que mes poumons me brûlaient déjà, et pourtant, je fonçais dans cette direction.

Ed.

Ed.

Ed.

Son nom résonnait à chaque pas que j'assénai aux pierres poussiéreuses, courant dans cette région de failles, de canyons, de falaises sèches et inhospitalières. Mes oreilles palpitaient, je n'entendais plus rien, je ne voyais plus vraiment non plus, ne me fiant qu'à mon cœur dans un élan complètement stupide.

Ed.

Si ce n'était pas lui, si ce n'était pas vrai, s'il n'était pas là… je n'y survivrais pas.

J'escaladai la pente sans économiser mes forces et arrivai à bout de souffle sur la crête, les mains et les genoux couverts de calcaire et d'ocre. Je repris mon souffle en laissant mes yeux embués se perdre dans le paysage écorché qui se déroulait devant moi. Je repérai immédiatement cette foule lointaine que j'avais pressentie et qui noircissait l'horizon, et m'essuyai les yeux pour mieux la scruter. Devant cette masse indistincte de gens, un mouvement rapide attira mon attention.

Une voiture? Non, c'est trop petit… Une moto, peut-être?

Le véhicule se détachait de la masse, roulant bien plus vite, comme à l'avant-garde. Au bout de longues secondes, je commençai à distinguer la moto et une minuscule tache rouge qui me donnèrent l'impression que mon cœur escaladait ma poitrine pour s'en évader. Je lâchai un cri et me mis à dévaler la pente, emportant dans mon sillage un nuage de graviers et de poussières.

Ouvrant largement les bras pour garder l'équilibre dans cette descente vertigineuse, courant, tombant, volant, je laissai mes pieds dévaler pour moi, les émotions tempêtant dans mon crâne ne me laissant pas la place d'être sensé.

Ed.

Ed était là, et c'était tout ce qui comptait.

Je me contrefichais de la distance, de la chute que je risquais alors que je dévalais la pente, de la foule inconnue qui la suivait.

À cet instant, je me fichais même de savoir si Hugues était présent ou non. Je voulais juste qu'on me rende mon frère.

Tout ce que je voyais, c'était l'oriflamme de son manteau qui apparaissait par instants et claquait au vent, tandis que je courais à sa rencontre, le cœur tambourinant de tous les côtés, la gorge en feu, les yeux brûlants dans le vent sec et poussiéreux. Je crus entendre un cri, et il y eut une accélération.

Ils étaient deux sur la moto, la seconde silhouette, grande et aux cheveux noirs, conduisait, masquant la personne que je dévorais des yeux. En m'approchant, je reconnus Hugues à l'instinct et forçai mon corps encore plus. Je me mis à tousser, ralentis, déglutis, repris ma course.

Plus je m'approchais, plus je le reconnaissais. Je ressentais sa présence sans vraiment le voir, à l'arrière de la moto, jusqu'à ce que je sois à portée de voix.

— EDWARD ! hurlai-je de toutes mes tripes.

Ma gorge me faisait mal.

— AL !

Ils étaient tout proches maintenant. Derrière eux, la foule indistincte était devenue un attroupement d'uniformes d'un bleu sale. La moto ralentit dans un dérapage et je le vis bondir avant même qu'elle ait fini de freiner. Il manqua de tomber, sa jambe cédant sous lui, mais parvint à transformer son déséquilibre en élan pour se précipiter à ma rencontre.

C'était lui.

C'était vraiment lui, avec ses habits noirs et son manteau rouge que j'avais oubliés, puis dont j'avais ravivé les souvenirs, ses mèches blondes et chaotiques, son sourire éclatant, ses inévitables blessures qui barraient son visage…

— ED !

— AL !

Il se jeta dans mes bras et me serra si fort que j'en eus le souffle coupé. Je l'enlaçai en retour, titubant, tremblant de l'avoir contre moi, de sentir sa présence, sa chaleur, sa vie…

Comme si c'était la première fois.

Quelque chose s'évapora dans un soupir ; peut-être était-ce cette part de moi qui avait, durant toutes ces années sans sensations ni sommeil, rêvé de sentir de nouveau le contact de son frère, depuis l'autre côté de ma prison de métal.

Il y eut un instant suspendu durant lequel je restai là, les bras débordants du maelström rouge et or qu'était mon frère, tandis qu'il hoquetait dans un rire mêlé de sanglots, s'étouffant entre le soulagement incrédule et la douleur.

Nous étions enfin réunis.

Pour la première fois depuis très longtemps, le monde était de nouveau à sa place.

Lui et moi. Ensemble.

Comme nous l'avions toujours été.

J'avais sans doute sur le visage le sourire le plus tremblant, rouge et laid qu'on pouvait imaginer, tandis que les larmes jaillissaient de mes joues, sans bruit ni à-coups. J'enserrais Edward contre moi, noyé d'émotions, bien incapable de faire le tri entre les miennes et les siennes.

Il y avait tant de joie.

Tant de douleur, aussi.

Edward planta ses doigts dans les mailles de mon pull et éclata tout à coup en sanglots incontrôlables, resserrant sa prise contre moi comme pour éviter de se noyer.

Derrière le soulagement de nos retrouvailles arrivaient toutes les souffrances et toutes les peurs qu'il avait traversées durant notre séparation. Cette peine acérée que j'avais sentie jusque dans mon rêve me coupa le souffle, tandis qu'il s'effondrait dans mes bras, à présent qu'il avait enfin retrouvé le refuge où il pouvait se laisser aller.

Je pensais que c'était moi qui allais pleurer le plus. Alphonse, le petit frère, le fragile, l'émotif… J'avais souffert, vraiment souffert de notre séparation…

Mais même sans rien savoir, il suffisait que je ferme les yeux pour sentir toute sa souffrance et décider que la mienne n'était pas si grave. Il avait besoin de quelqu'un pour l'empêcher de sombrer, il avait besoin de moi, et même si je n'étais sans doute pas si fort, j'en pris la responsabilité en un battement de cils.

Il serait toujours temps d'échanger les rôles, plus tard.

Je restais là, faisant disparaître le monde en enfouissant mon visage détrempé contre son épaule et ses cheveux en bataille. Je redécouvrais leur contact, son odeur, le son de sa respiration rauque et de son cœur qui battait la chamade… J'étais bien incapable de parler alors que des vagues de chagrin, de culpabilité, de douleur et d'épuisement s'abattaient sur moi sans répit. Comment avait-il pu prendre sur lui autant de choses, pendant si longtemps ?

Je pensais que j'allais céder face à tout ça, mais parce que c'était Ed, parce que c'était mon frère et qu'il avait besoin de moi, je tins bon au milieu de ce chaos sans mots. Je savais que les explications viendraient ensuite, plus tard, quand l'orage serait passé.

Il fallait juste parvenir à être là.

Je ne me savais pas si fort.

Je ne le savais pas si fragile.

Je ne nous avais pas vus changer, et aujourd'hui, il laissait la porte ouverte à cette vulnérabilité que je ne lui connaissais pas. Je réalisai à quel point, durant tout ce temps de séparation, j'avais grandi.

Nous étions incroyablement différents du jour de notre séparation, et pourtant, je nous sentais plus proches que nous l'avions jamais été.

Alors je l'enlaçais, je le gardais près de moi comme pour le protéger du monde, et une fois que je me sentis de nouveau capable de parler, lui murmurais à l'oreille.

— Ça va aller, Ed. On est ensemble, toi et moi. Tout va bien se passer, maintenant.

C'était sans doute un mensonge, parce que tout restait à faire et que ce cela promettait d'être douloureux, difficile…

Mais jamais je n'avais eu à ce point la sensation de dire les mots justes.

On est ensemble.