Lorsqu'Allen revint à lui, le soleil avait déjà amorcé sa descente sur l'horizon. Ses derniers rayons se diffusaient par la fenêtre, exacerbé par leur réflexion dans la neige. Lavi faisait la conversation à Kanda pendant qu'une douce odeur de nourriture emplissait la pièce et éveillait son estomac.

Allen passa sa main sur son visage, remettant quelques mèches en arrière en poussant un long soupir. Tandis que son regard s'égarait sur le plafond, sa mémoire s'activait à lui rappeler l'horrible expérience que ses amis lui avaient fait vivre. Et pourtant, malgré cette douleur lancinante qui l'avait traversé jusqu'à ce qu'il en perde conscience, il était forcé de constater qu'il se sentait mieux que ses dernières semaines. Plus reposé, plus… apaisé. La présence de Neah n'était plus dans chaque recoin de son âme et c'était bon. Il ne se sentait plus à l'étroit dans son propre corps, plus épuisé de se débattre contre cette présence prête à prendre le contrôle au moindre de ses faux-pas. Il ferma les yeux et posa son bras en travers, se mordant discrètement la lèvre au passage. Oui, même si ce traitement était horriblement douloureux, il en valait largement la peine. Grâce à lui, l'espoir revenait, palpitant dans sa poitrine, suintant de sa peau, faisant miroiter ses pupilles argentées, envenimant l'air d'une douce odeur sucrée. L'espoir était partout en lui.

Allen senti un objet froid se poser sur son front. Surpris, ses épaules se raidirent et il écarta rapidement son bras en oubliant de chasser les quelques larmes qui menaçaient de couler de ses yeux. Pencher au-dessus de lui, Kanda l'observait silencieusement. Dans cette position, sa queue de cheval venait chatouiller la joue d'Allen et celui-ci sentait déjà le rouge aux joues lui monter. Il ouvrit la bouche pour amorcer une conversation mais Kanda le coupa avant :

- C'est du miel, dit-il en laissant le pot sur son front. Pour ta gorge.

Allen cligna plusieurs fois des yeux, ahuri. Il attrapa le pot et le porta à ses yeux. En effet, à travers le verre, on reconnaissait bien la substance un peu ambrée. Doucement, Allen fit travailler ses muscles endoloris et s'asseya, gardant à la main le précieux pot, promesse de sucre et d'apaisement pour ses cordes vocales trop sollicitées.

- Bienvenue parmi les vivants ! fit Lavi en remuant une grande louche dans une casserole au-dessus du feu. Le repas est presque prêt.

Allen acquiesça puis entreprit de se lever. Prudemment, il replia ses jambes, s'aida de ses mains et poussa vers le haut. L'effort lui parut démesuré par rapport à la tâche mais il préféra mettre ça de côté. Debout dans un équilibre précaire, ses jambes tremblantes de devoir supporter son maigre poids -il n'avait plus que la peau sur les os- les premiers pas s'annonçait ridiculement difficile. C'était frustrant de ressembler à un faon nouveau né. S'il n'aimait pas paraître faible devant Lavi, il détestait l'être devant Kanda. Sa fierté en prenait un sacré coup et, ne voyant aucune manière d'y remédier dans l'immédiat, il se résigna à la ranger dans un coin de sa conscience. Aussi détendu qu'un funambule sans filet pour la première fois, il soupira et entreprit de mettre un pied devant l'autre jusqu'à la table. Quand son corps bascula en avant -déséquilibré par un courant d'air sans doute- il ne put que fermer les yeux de dépit. Mais la sensation du sol froid ne vint pas. Non, à la place, Allen sentit deux bras chaud l'enlacer et presque le plaquer contre un torse fort. Derrière, Lavi siffla sans bouger de la cheminée, toujours concentré sur son plat :

- C'est pas lui qu'on bouffe Yu hein…

- La ferme ! aboya Kanda.

Le visage d'Allen passa de l'incrédulité à la gêne. Le rouge aux joues, le regard glissant, il détourna la tête et se repoussa doucement de l'étreinte. Il tenta d'articuler un "Merci" hésitant mais aussitôt sa gorge se raviva et il ne put que tousser, s'agrippant à Kanda pour ne pas tomber.

- Tss, présume pas de ta force, t'es toujours un simple Moyashi.

Sans lui laisser le temps d'être outré, Kanda l'attrapa par la taille et le bascula sur son épaule comme un vulgaire sac de patate. Il s'amusa à faire enrager son cadet qui tentait de se débattre, tapant de ses poings sans énergie dans son dos. Il alla l'asseoir sur une chaise prêt de la table et se détourna bien vite de lui avec un regard redevenu froid :

- T'habitue pas trop. C'est pas parce que j'ai une dette envers toi que j'vais être au petit soin.

- C'est comme ça qu'on parle à son amoureux ? Fit Lavi en apportant la casserole prêt de la table.

L'instant d'après, il était figé, la pointe d'une lame aiguisée appuyée sur sa carotide et un regard noir figé sur ses iris. En déglutissant, sa main tenant la louche se leva en signe de reddition :

- A-Allez, c'était pour la vanne, le prend pas mal… essaya-t-il sur un ton minaudant.

- C'est toi que je vais bouffer si tu continues. Tes insinuations douteuses, tu te les gardes pour toi.

Mugen fut rangé dans son fourreau et Kanda alla s'asseoir à son tour, se laissant tomber sur sa chaise dans un geste rageur. Le gamin n'était pas réveillé depuis 24 heures que déjà l'autre idiot cherchait la petite bête. Il avait intérêt à tenir sa langue s'il ne voulait pas finir en charpie. Lavi relâcha la pression de ses épaules et déposa la casserole sur la table. L'estomac d'Allen choisit cet instant pour se réveiller et hurler au scandale, faisant rougir son propriétaire. Il passa une main dessus en baissant la tête, comme pour l'apaiser. Sur ses lèvres, un léger sourire gêné se dessinait maladroitement, se voyant déjà être pris de nausées et vomir encore et encore. Un drame pour lui qui aimait tant la nourriture.

- On te reconnais bien là, tiens. Bouffer et dormir, cingla Kanda.

- Te fais pas de bile Allen, dit Lavi sans relever la pique de son ami, pendant que tu dormais on a réussi à t'alimenter un peu. C'était rien d'extraordinaire mais ton estomac a tenu le coût. J'veux pas crier victoire trop vite mais je pense que c'est belle et bien Neah qui y mettait son grain de sel. Ça devrait aller mieux.

Ce faisant, il lui servit une petite portion de soupe et reprit :

- Je sais que c'est pas ça qui satisferait ton appétit de symbiotique mais t'es resté un moment sans t'alimenter, mieux vaut reprendre doucement et pas te gaver.

Allen le remercia du regard et son sourire devint un peu plus franc à mesure qu'il avala les premières gorgées. Sentir le liquide chaud et revigorant couler dans sa gorge, réchauffer ses entrailles, apaiser son estomac et son esprit. Manger. Manger sans craindre des haut-le-cœur, sans craindre de devoir détaler jusqu'aux toilettes. Ne plus sentir sa mâchoire se serrer et le forcer à ouvrir la bouche, goûter au goût amer et chaud de la bile, voir son repas à peine avaler se déverser dans la cuvette. Ne pas finir à genoux, les larmes aux yeux, l'estomac, la gorge et l'âme douloureuse, tentant de reprendre difficilement son souffle. Ça semblait presque trop beau pour être vrai. Allen savoura comme rarement il avait savourer une soupe. Il ne remarqua même pas les coup d'œil inquiet que Kanda délivrait discrètement, ni l'amusement de Lavi, et le coup de pied qu'il reçut sous la table. Non, Allen était trop occupé à se sentir revivre.

Après manger, il s'autorisa quelques cuillères de miel qu'il dégusta tout autant que son repas, ravit de sentir le sucre fondre dans son palais et imprégner ses papilles. Lavi rit joyeusement de le voir pétiller ainsi et lui ébouriffa affectueusement les cheveux. Quant à Kanda, il détourna la tête et croisa les bras, presque agacé de tant de niaiserie. Enfin, après plusieurs minutes de flottement, Lavi se rassit :

- Bon, je suppose qu'on te doit des explications.

Allen se tourna vers lui en gardant la cuillère encore pleine de miel dans sa bouche, tout ouïe. Lavi s'éclaircit la voix, regarda Kanda puis se lança :

- … Je vais pas y aller par quatre chemins mon vieux. Ce qu'on t'a filé tout à l'heure, c'est le sang de Kanda additionné à des plantes médicinales.

Progressivement, Allen relâcha la cuillère et la posa sur la table. Au ralentit, il se tourna vers Kanda, puis blêmit.

- C'était pas mon idée Moyashi. Me regarde pas comme ça.

- Je suis coupable, continua Lavi en levant une main à hauteur de son visage. Mais ça fonctionne. Son sang agit comme un antidote.

Voyant que Kanda ne disait rien, il poursuivit en brandissant son index :

- En fait, l'idée m'est venue après ton départ. Neah m'a frappé à la tête et vu comme je me suis écroulé d'un coup, je pense que sans Yû je serais plus sec qu'un raisin à l'heure où je te parle. Il a réussi à me guérir en m'offrant seulement quelques gorgées de son sang et ceux, peu importe le mal dont je souffrais. J'avais lu dans les archives concernant les secondes génération qu'ils avaient des propriétés de palingénésie complètement folles mais jusque là, je n'avais jamais pensée qu'on pourrait s'en servir de cette manière-ci.

Allen acquiesça. Il se souvenait parfaitement des souvenirs de Kanda. Les horribles expériences dont ils avaient été victimes avec Alma, leurs douleurs, leurs peines et toutes les épreuves qu'ils avaient subi. Ces deux jeunes garçons avaient été relayés au rang d'objet pour la congrégation, qui n'avait vu en eux que des cobayes, mettant de côté leurs âmes et leurs sentiments. Jamais Allen ne pourrait oublier ce qu'il avait vu ce jour-là. Jamais il ne pourrait pardonner aux adultes d'hier les sacrifices faits au nom de la victoire, se rabaissant à utiliser les mêmes méthodes et fourberie que le Comte Millénaire lui-même. Les humains ne pouvaient pas gagner au prix de leur humanité.

- Avec les informations que j'avais, j'ai supposé que son corps, et donc par extension son sang, contenait tout un panel de substances permettant de soigner un large spectre de maladies, de régénérer les cellules et de soigner le corps de bon nombre d'autres facteurs. Et, toujours avec mes spéculations, je me suis dit que Neah avait des chances d'être considéré comme un parasite invasif. C'était un peu à double tranchant, car il y avait un risque que ce soit toi qui soit considéré comme l'intru.

Et d'un coup, Lavi tapa dans ses mains, tout sourire :

- Mais finalement ça a marché ! Tu es parmi nous et le sang de Kanda continue de repousser l'éternelle envahisseur ! Autant te dire que je me sens particulièrement génial. Je ferais le meilleur des Bookman, c'est certain !

Allen ignora la pique que Kanda lançait à Lavi pour se concentrer sur ce qu'il venait d'apprendre. Ainsi donc, c'était le sang de Kanda qui lui permettait d'être parmi eux aujourd'hui. C'était grâce à ce sang, le sang que Kanda lui offrait qu'il se tenait là, assis à une table, à pouvoir digérer un bon repas chaud préparé par son meilleur ami. Cela faisait des semaines que son esprit n'avait pas été aussi vide, tranquille, reposé. Neah avait tellement dû reculer qu'il n'était plus qu'une ombre errante à peine perceptible dans sa conscience, et si Allen pouvait encore le sentir, se n'était qu'au prix d'une grande concentration. Mais, et même s'il avait tendance à toujours voir le verre à moitié plein, plusieurs questions réveillaient déjà ses angoisses. Combien de temps ce traitement fonctionnerait-il ? Serait-il en mesure d'annihiler à lui seul le Noah tapis au fond de ses entrailles ? Est-ce que Kanda serait seulement en mesure de lui fournir assez de sang au quotidien pour qu'Allen puisse vivre aussi normalement que possible ?

À bien y réfléchir, Allen se rendit compte que Kanda et lui n'auraient plus d'autre choix que de se supporter sans s'écharpper lorsqu'ils séjourneraient dans la même pièce. Et que si le beau japonais venait à défaillir pour une quelconque raison, il le condamnait lui aussi par la même occasion. Autant de contraintes dont Allen se serait volontiers passé tant il avait bien d'autres choses à gérer ces derniers temps. Les Noah, Apocryphos ainsi que la congrégation toujours à ses trousses impliquaient forcément que la vie de ses compagnons se retrouvent elles aussi mises en péril.

En fait, réalisa Allen, la situation n'allait que de mal en pire. Non seulement il était toujours poursuivi mais en prime, il n'avait plus que deux solutions possibles : réussir à fausser compagnie à ses camarades ou les embarquer avec lui dans sa galère. Sachant que même s'il penchait déjà pour la première option, ses chances d'évasion étaient d'ores et déjà réduites à peau de chagrin vu les prouesses d'ingéniosité et d'acharnement qu'avaient déployés Lavi et Kanda pour être là aujourd'hui. La première option signait aussi automatiquement sa fin et le retour de Neah car il était clair que lui non plus ne renoncerait pas.

Sans compter qu'avec tous les récents évènements et Lavi dans les parages, son attirance pour Kanda deviendrait très vite un secret de polichinelle. Cette idée empourpra ses joues tandis que dans sa tête se jouait déjà des dizaines de scénario horriblement gênant et malaisant.

Le soupir qu'il s'apprêtait à sortir pour évacuer son surplus d'émotion mourut entre ses lèvres alors qu'une main s'abattait sans douceur sur son front, l'immobilisant plusieurs secondes, ses pupilles figées sur le pot de miel encore ouvert devant lui.

- T'es rouges Moyashi, c'est pas ta fièvre qui remonte déjà quand même ? grogna Kanda en appuyant un peu plus sa main sur le front d'Allen, obligeant ce dernier à forcer sur ses muscles pour ne pas partir vers l'arrière.

Même Lavi qui continuait de palabrer sur sa perspicacité et son sens de l'observation "incroyable" s'était tût, bluffé. Oh, Kanda n'en était pas à sa première marque d'affection depuis que Romance avait caftée. Pourtant jusque-là, il avait toujours préféré le faire de manière discrète, préférant attendre que Lavi recharge le feu ou qu'il soit occupé avec Johnny par exemple. Mais en tant que futur bookman, rien n'échappait à son regard acéré et chaque détail était automatiquement inscrit et répertorié dans ses méninges, mémorisé aussi longtemps qu'il le souhaitait. Ainsi, Lavi se souvenait parfaitement des douze fois où Kanda avait replacé une des mèches rebelles d'Allen en maugréant des "foutu Moyashi" à peine audible, ou encore, de ses vingt-et-une fois où il lui avait épongé le front durant ses phases de fièvre intense. Ça, c'était sans compter tous les moment où Kanda s'était occupé de masser et de mobiliser le corps d'Allen sur des séances supplémentaires en le pensant absent. Autant dire que Lavi n'aurait jamais parié le voir aussi prévenant, encore moins devant un blandin parfaitement conscient.

Son regard affûté ne loupa pas une miette du rehaussement camaïeux que prit le visage d'Allen pendant que Kanda baissait sa main sans le lâcher un bref instant des yeux. Lavi dût se mordre la lèvre pour ne pas rire en voyant son meilleur ami ne sachant plus où se mettre afin d'éviter d'être scruté de la sorte. Il agitait sa tête de droite à gauche frénétiquement, sans doute pour répondre à la question posée un peu plus tôt. Kanda, après une poignée de seconde, réalisant enfin la bizarrerie de son geste en totale contradiction avec sa personnalité apparente, tourna à son tour la tête du côté opposé à Allen.

Là, Lavi aurait volontiers troqué sa prochaine conquête rien que pour avoir la chance d'entendre la voix d'Allen à cet instant précis. Il l'imaginait sans mal bafouillant, bégayant, empiégé dans ses mots sans réussir à mettre une idée devant l'autre pour se sortir de ce guêpier pendant que Kanda montrait sur ses grands chevaux, désireux de cacher sa honte derrière son caractère ronchon. S'il était amusant de savoir que l'attirance des deux garçons étaient réciproques, Lavi se plaisait encore plus à s'imaginer les voir patauger dans leurs sentiments sans réussir à se défaire complètement de leur personnalité. Car, même s'il s'était définitivement mis d'accord avec Romance pour jouer les entremetteurs, il était aussi clair pour lui que cela ne se ferait pas s'en rire un peu de leurs maladresses.

C'était d'ailleurs le parfait moment pour commencer. D'un geste énergique, Lavi déplia ses genoux en plaquant ses deux paumes sur la table, attirant l'attention de ses deux amis sur lui :

- Bon, maintenant qu'Allen à bien mangé et semble en bonne santé, je vais de ce pas prévenir Johnny.

Son œil, à la fois malicieux et fourbe, se tourna vers Kanda quand il enchaîna :

- Je te laisse t'occuper des ses exercices, c'est ton tour je te rappelle.

Sans laisser le temps à Kanda de réaliser la situation, il enfila son manteau, fit un léger salut de la main et disparut derrière la porte une minute à peine après sa dernière phrase.

Kanda resta coi. Le "non" farouche qui aurait ouvert un débat bloqué dans sa gorge, beaucoup trop tard pour encore émettre la moindre protestation, si bien que seul un grognement réussi à percer le silence du petit chalet. Son geste aussi inconscient qu'idiot lui coûtait cher à présent et il ne pouvait même pas blâmer le Moyashi pour cela. Bon sang, cet idiot de Lavi devait sûrement s'en frotter les mains et bien rire de la situation. Qu'il finisse coincer avec de la poudreuse jusqu'au cou, tiens.

En se levant de sa chaise, Kanda constata qu'Allen, toujours aussi rouge qu'un brûlé au troisième degré, le regardait intrigué et inquiet. Bien sûr, même s'il était le principal concerné, son inconscience ne lui avait pas permis d'apprendre le protocole mis en place par Lavi et Johnny afin de garder son corps fonctionnel et en forme. Un "tch" discret échappa à Kanda, ses sourcils se plissèrent d'un mécontentement mal contenu mais il essaya tout de même de ne pas agresser trop fort son comparse, dont le karma merdique l'éclaboussait au passage. Ou peut-être était ce l'inverse :

- Retourne te coucher, j'vais te masser.

Un, deux, trois…. Après 10 secondes sans qu'Allen, n'est engagé le moindre geste -même sa cage-thoracique ne bougeait plus ! -, ni que ses pupilles n'est frémis, se contentant de le dévisager avec effarement, Kanda se résolut à passer à la vitesse supérieure. Son regard devint assassin et un grognement bien plus sourd franchi ses lèvres :

- Moyashi, debout !

Allen sursauta comme si on venait de le frapper. Ses yeux clignèrent plusieurs fois avant de suivre le doigt de Kanda pointé vers le futon posé à trois mètres de la cheminée.

Non.

Certainement pas.

Le regard d'Allen retourna se planter dans les iris de Kanda et son froncement de sourcil fut sans équivoque. Pourquoi cette tête de mule de japonais voulait soudainement jouer les parfaites infirmières ? Il n'était pas dupe. Certainement que Lavi avait déjà laissé filer une ou deux infos au sujet de son béguin et que Kanda décidait de se jouer de lui. Mais Allen, certes diminué physiquement, n'allait certainement pas se laisser avoir par la fourberie éhontée de son collègue. Il darda sur Kanda un regard orageux et croisa les bras, bien déterminé à lui faire comprendre sa façon de penser, même sans ouvrir la bouche.

Un ange passa et la pression dans la pièce semblait s'alourdir de seconde en seconde.

Le poing de Kanda se serrant spasmodiquement mit Allen en alerte, mais il n'eut pas le temps de réagir. Une fraction de seconde plus tard, il était plus malmené qu'un sac de patates puis jeté sans ménagement sur le futon. À peine eu-t-il le temps de se retourner pour s'asseoir qu'une poigne emprisonna son épaule et le plaqua sur son lit.

- Si tu me fais chier Moyashi, je t'assomme. Tu restes tranquille et tu te laisse faire, pigé ?

Allen ne cessa de lancer des éclairs avec ses yeux si bien que Kanda serra les dents de colère, amoindrissant autant que possible sa réaction :

- Tch, j'vais pas te bouffer ! lança-t-il avant de soupirer et de s'expliquer. C'est Lavi et Johnny qui ont mis ce protocole en place. J'ai pas tout écouté, mais c'est pour permettre à tes muscles de pas trop se ramollir durant ta convalescence.

Sans plus rien ajouter, Kanda relâcha sa prise et regarda Allen droit dans les yeux. Ce dernier, sans le montrer, s'étonna que son collègue Kendoka n'ait pas davantage joué des muscles pour le contraindre. En tant normal, Kanda parlait peu et agissait beaucoup. Ça ne lui enlevait rien de son pouvoir de réflexion assez impressionnant, non, loin de là même. Sous ses airs bagarreurs, il était un fin stratège. Son défaut résidait plutôt de son manque de communication. Pour l'avoir expérimenté plus d'une fois, Allen savait comment marchait Kanda. Il attendait de ses coéquipiers de mission qu'il déduise par eux-même quoi faire et ronchonnait des lustres si ce n'était pas le cas. Et là, non seulement il lui avait expliqué la situation, mais aussi, et c'était plus surprenant encore, il semblait attendre son accord avant de se lancer. Ses doigts fermés sur le tissu de son pantalon trahissaient néanmoins son impatience et Allen aurait juré qu'une minute de plus de se silence suffirait à le faire imploser.

Alors, doucement et de lui-même, Allen décida à son tour de faire un geste pour la trêve. Il reposa sa tête sur son oreiller et acquiesça en fermant les yeux. Il entendit une série de froissement de tissus, seul signe que Kanda bougeait autour de lui mais il força sur ses paupières pour qu'elles restent closes. Ce fut un effort supplémentaire pour lui que de se rallonger plus convenablement sur son futon sans crisper ses muscles d'appréhension et d'anticipation. Être à la merci de quelqu'un, laisser les rênes de la situation était bien plus difficile que ce qu'Allen pensait, bien qu'il fasse totalement confiance à ce crétin de japonais taciturne. Lorsqu'ils étaient envoyés ensemble en mission, aucun des deux ne laissait consciemment l'autre prendre le lead sans avoir bataillé bec et ongle à grand renfort de cri et rebuffade en tout genre.

Plus généralement, être exorciste les obligeaient toujours à être vigilant, leur sens en éveil pour réagir à la moindre attaque, au moindre danger. Même si Allen pouvait se targuer d'avoir un avantage de plus que ses compagnons grâce à son œil maudit, il n'en restait pas moins vigilant sur son entourage. Rester allongé sans bouger était un exercice contre-intuitif pour son corps sur-entraîné.

Le premier contact sur le dos de sa main le surprit tellement qu'il rouvrit les yeux et banda ses muscles, prêt à répliquer.

- Détends-toi.

Kanda, dont un de ses sourcils tiquait nerveusement, étalait généreusement un baume sur son épiderme. L'odeur était fraîche et lui rappelait un mélange d'eucalyptus et de menthe que Lavi préparait à la congrégation pour s'entraîner aux concoctions de remèdes médicinaux. Son nez plutôt fin décelait aussi plusieurs extrait de conifère, dont du pins. Aussi agréable qu'apaisant, cela lui permit de prendre une grande bouffée d'air, de saturer ses poumons de la senteur pour mieux fermer les yeux, reposer sa tête sur l'oreiller et expirer doucement, mécaniquement, pour se forcer au calme.

La main de Kanda était chaude contre sa peau. C'était étrange de sentir la caresse de sa paume remonté jusqu'au pli de son coude, faire fonctionner un bref instant son articulation pour continuer jusqu'à son épaule. La pression disparaissait pour ensuite recommencer de sa main jusqu'au haut de son bras. À chaque passage, Kanda semblait veiller à mobiliser un peu plus ses muscles et ses tendons en articulant davantage son poignet et son coude. Après quelques allées supplémentaires, la paume fut remplacée par des doigts agiles et précis. Pendant que les pouces imprimaient de doux cercles sur l'intérieur de son bras, l'auriculaire, l'annulaire, le majeur et l'index distillaient de fines pressions au fur et à mesure de la remontée jusqu'à son épaule. Allen était incapable de dire si Kanda appuyait sur des points précis ou non, mais les résultats étaient là.

C'était à la fois étrange, mais aussi tellement agréable qu'il se sentit perdu dans ce mélange de sensation. Son corps était une arme de haute précision, et il y avait toujours fait attention autant que possible. Mais jamais personne ne l'avait manipulé de la sorte. Le contact avec les autres était souvent violent et bref car il résultait d'affrontements. Et après les batailles, quand venait le moment de se remettre sur pied, ce n'était pas non plus une partie de plaisir. Lorsque Komui le soignait, la douleur l'avait plusieurs fois laissé sombrer dans l'inconscience, de même que les médecins qui s'occupaient de ses blessures de chair. Souvent, il fallait faire vite et ils ne prenaient pas toujours le temps de sédater leurs blessés comme il le fallait. Que ce soit la sensation des perfusions ou des aiguilles qui s'enfonçaient dans sa peau pour la recoudre, ou bien encore de la remise en place d'un os ou d'une rotule dans son axe, c'était tout ce qu'il connaissait du contact avec l'humain. Oh bien sûr, il y avait aussi ses accolades avec Lavi et Lenalee, mais c'était avant tout des démonstrations d'amitiés, bien plus réconfortantes pour l'âme que pour le corps.

Kanda était doux et précis dans ses gestes, preuves qu'il n'en était plus à sa première fois dans l'exercice. Il avait appris à délier les tensions, à ré-activer le flux sanguin et à solliciter les muscles endoloris de la manière la plus douce et la moins invasive possible. Un sacré exploit quand on savait que la patience était un autre point faible de Kanda.

Allen se sentait terriblement bien entre ses mains et un nouveau soupir, cette fois bien plus détendu, lui échappa. Automatiquement, ses muscles et sa mâchoire se contractèrent d'anticipation.

Pourtant, alors qu'il s'attendait à un pic de la part du kendoka, rien ne vint troubler le calme de la pièce. Le silence était devenu poli et agréable, simplement dérangé par les crépitements du feu dans la cheminée.

Petit à petit, les muscles d'Allen se relâchèrent tandis que les doigts de Kanda continuaient leur œuvre sans jamais faire de fausses notes. Malgré les courbatures assaillant son corps, Allen appréciait bien plus qu'il ne l'avouerait jamais ce traitement de faveur auquel il avait droit. Bien conscient que son collègue taciturne ne s'investirait pas autant pour tout le monde, un "pourquoi ?" doublé d'un "merci, bakanda" lui brûlait les lèvres et seule la promesse de s'étouffer à cause de sa voix cassée lui permit de tenir sa langue. Cependant, cela ne l'empêcha aucunement de profiter des soins tout en gardant un léger rosé au teint.

Kanda s'avérait être aussi consciencieux dans cette tâche que lorsqu'il chassait les Akuma. Rien n'était laissé au hasard et le baume, préalablement réchauffé entre les paumes du kendoka, était régulièrement appliqué sur la peau avant que le massage ne reprenne de plus belle. Ses muscles étaient malaxés puis étirés de manière si juste qu'Allen ne sentait que peu ses courbatures.

Le ventre plein et le confort de la situation faillirent avoir raison de lui à plusieurs reprises, mais il lutta pour rester éveillé, essayant de profiter autant que possible. Les légères douleurs deci-delà permettaient à son cerveau de réaliser qu'il n'était pas en plein rêve et le seul doute qui subsistait était son état de sobriété. Peut-être que comme avec Tikky, Allen hallucinait simplement. Mais cette idée le contraria tellement qu'il préféra l'enfouir loin dans son esprit pour se concentrer sur l'instant présent.

Kanda c'était déplacer pour passer à ses jambes, et la encore, Allen fût surpris de le sentir si intentionné et investi dans la tâche. Les mains, devenues calleuses à force d'entraînement, appliquaient des pressions parfaites de la plante de ses pieds jusqu'à ses cuisses. Le baume, frais au premier abord, réchauffait progressivement ses muscles et rendait les caresses des doigts de Kanda plus agréables encore.

Un autre soupir, tirant un peu plus sur le gémissement, échappa à Allen lorsque Kanda revint masser généreusement ses pieds, lui faisant par la même occasion découvrir des sensations encore jamais expérimentées. Une brève chaire de poules fit frissonner ses mollets sans que Kanda ne fasse la encore la moindre remarque, se contentant de poursuivre à la perfection ses soins. Allen fut pris de remords en réalisant qu'à aucun moment le Kendoka ne s'était moqué de lui, et qu'il ne se servait pas non plus de la situation pour le faire. Il le fut encore plus quand, sans prévenir, Kanda attaqua sur ces mots :

- J'suis désolé.

Allen, pas bien certain d'avoir compris, redressa la tête sans bouger son corps pour dévisager son collègue. Ce dernier toujours à sa tâche ne lui accorda aucun regard et précisa :

- Pour ce que j'ai dit avant que tu m'aides à sauver Alma. J'étais aveuglé par la rancœur et la haine de toute cette histoire, et je t'ai traité de Noé. J'ai dit que tu n'avais rien à faire à la congrégation. Que tu étais aussi responsable de la création des Akuma.

Les mouvements des mains de Kanda cessèrent progressivement. Ses yeux gravent remontèrent doucement pour tomber dans les pupilles grises d'Allen, pendu à ses lèvres :

- Non seulement j'avais tort, mais je suis aussi responsable de la situation dans laquelle tu es aujourd'hui. Si je ne t'avais pas blessé avec Mugen à plusieurs reprises, jamais Neah n'aurait pris autant de puissance.

Délicatement, Allen rabattit ses jambes et s'assit pour faire face à Kanda. Leurs regards s'accrochèrent plusieurs secondes. Le calme de la pièce n'avait jamais paru aussi serein entre eux.

Allen était frustré de ne pouvoir prononcer le moindre mot alors que la situation l'exigeait. Kanda, si taciturne et ronchon avait pris sur lui pour s'excuser, sans détour, sans colère, bien plus qu'il ne l'aurait cru capable. Il se sentit encore plus coupable d'avoir pu penser qu'il allait se jouer de lui et de ses sentiments s'il en avait eu vent par Lavi. Son regard se détourna pour accrocher il ne savait quoi dans la pièce susceptible de l'aider, en vain. Alors, lentement, il retourna contempler celui de Kanda pour voir que ce dernier ne l'avait pas lâché une seconde.

La pensée qui lui traversa l'esprit colora ses joues de gêne, et pourtant, à cet instant, ce fut une évidence.

Son corps s'étira lentement vers l'avant à la manière d'un félin sans jamais cesser de fixer les prunelles anthracite de Kanda, y cherchant toutes interrogation ou désaccord à la situation. Mais rien, juste une attente patiente de la suite.

Lorsque leurs visages se retrouvèrent à quelques centimètres l'un de l'autre, Allen s'arrêta, son regard bifurquant sur les lèvres tentatrices. Son corps était parcouru de stress et d'anticipation mêlés, le rendant nerveux au-delà du possible, si bien que ses appuis sur ses mains en étaient rendus instables.

- Est-ce ça, ta puissante volonté, Moyashi… ?

Un murmure prononcé du bout des lèvres avant qu'elles ne viennent scellé un baiser doux contre les siennes. Allen cru fondre. C'était irréaliste ce qu'il était en train de vivre, si irréaliste qu'il souhaita que cela ne s'arrête jamais.

Allen ferma les yeux pour être sûr de graver toutes ces nouvelles sensations en lui. Après plusieurs secondes, le contact cessa et pourtant il ne bougea pas d'un pouce.

- C'était si mauvais que ça… ?

Le ton à la fois moqueur et chaud de Kanda lui fit rouvrir les yeux de surprise. C'est là qu'il s'aperçut que des larmes dévalaient ses joues. Puis un barrage céda en lui sans qu'il n'en réalise vraiment la raison et Allen s'effondra en larme, rattrapé par Kanda qui le rapprocha simplement de lui en l'enlaçant.

Plus un mot ne fut prononcé et les deux garçons restèrent étroitement serrés, l'un à déverser toutes ses émotions, l'autre à les accepter sans ciller. Confinée dans l'intimité du chalet, cette scène marquait sans aucun doute le début d'une relation bien plus saine que fût leurs échanges jusqu'alors.