Brasier
Il se noyait, encore et encore, dans des eaux bouillonnantes qui lui tiraient des hurlements de souffrance. Il se sentait rôtir, s'attendait, dans l'obscurité des flots déchaînés, à ce que ses chairs se décollent de ses os.
Parfois, un souffle surgissait des profondeurs et le propulsait à la surface. Il se débattait alors, dans l'espoir misérable de trouver quelque chose à quoi s'accrocher. Il inspirait avidement l'air saturé de fumée. Il toussait, crachait, pleurait.
Il appelait au secours des voix qui tombaient d'un ciel menaçant. Elles lui semblaient familières mais, en dépit de ses efforts, il n'avait mis ni nom ni visage sur aucune d'entre elles. Elles résonnaient, leurs propos hachés par les roulements du tonnerre.
Les nuages, toujours plus nombreux, toujours plus épais, descendaient en colonnes vers lui, comme de longs doigts cherchant un bout de viande. Ils étaient sur le point de l'attraper lorsqu'une vague s'abattait sur lui, l'entraînant à nouveau vers les abysses.
Cet enfer se répétait jusqu'à ce qu'il sombre dans l'inconscience. Alors il se réveillait quelque part, n'importe où, ensanglanté aux pieds de créatures ricanantes. Les coups pleuvaient, sur fond de rires mauvais et d'insultes.
Il s'entendait supplier, un goût d'acier dans la bouche. Il se voyait se recroqueviller, se faire sans cesse plus petit, peut-être pour disparaître. Il tremblait.
Quand il trouvait la force d'amorcer une défense, sa main s'étirant vers quelque chose susceptible de faire office d'arme, la foudre fendait le ciel et des crocs invisibles s'enfonçaient dans ses membres.
« MONSTRE ! »
Il se faisait ensuite méthodiquement déchiqueter, jusqu'à ce que l'on vienne farfouiller dans sa cage thoracique pour en extraire son cœur. La poigne invisible le compressait lentement. Lorsqu'il succombait enfin, le décor se dérobait sous lui.
Il chutait, s'écrasait sur un tapis de cendres se déroulant à l'infini. Il revenait à lui pour considérer l'immensité suffocante, le vide partout où son regard se posait. L'absence de tout relief lui donnait bientôt le tournis, et il s'effondrait.
-Monstre ! Jaillissait alors un cri du néant. Monstre ! Monstre ! Monstre ! L'accusait-il.
Et l'écho en faisait autant. Alors il se bouchait les oreilles, se mordant la lèvre inférieure à sang. Le plus souvent, cela se poursuivait jusqu'à ce qu'une vague déferle depuis l'horizon et le noie, le renvoyant à son point de départ.
Mais il arrivait que la boucle soit brisée, que l'engrenage s'enraye. Une barrière jaune apparaissait autour de lui, et le silence se faisait. Le raz-de-marée ne l'emportait pas, les coups ne l'atteignaient plus.
Il pouvait se reposer, affalé contre elle, déplorant simplement, les yeux mi-clos, sa disparition prochaine. Elle ne restait jamais bien longtemps.
[… … …]
Il émergeait péniblement, comme gravissant la gigantesque paroi d'un précipice dans lequel il aurait erré des années. Il était à bout de force, et la lumière qu'il apercevait loin au-dessus de lui, quoique faible, lui brûlait les yeux. Il était presque tenté de replonger dans les ténèbres. Mais, non ! Il devait poursuivre l'ascension. Il s'en sentait le besoin, s'en faisait un devoir. Plus il approchait du but, plus le souvenir des tourments endurés jusqu'à présent s'embrumait. Cela le confortait dans sa décision ; il lui fallait s'échapper de ce gouffre. Là-haut, il serait en sécurité.
Les ombres se dissipaient. Sa volonté n'était plus qu'un réflexe. La lumière l'aveugla totalement, et il lui sembla entendre un crépitement. Puis plus rien.
-John ?
La voix transperça le silence, là, juste à côté de lui, sans qu'il parvienne à en déterminer l'origine. Il fronça les sourcils.
-John ?!
Il y avait tant d'émotions dans cette voix puissante qu'il n'arrivait pas à les démêler. Incertitude, appréhension, espoir peut-être ?
-John ?! Tu m'entends ?! Est-ce que tu m'entends ?! Je suis là, mon grand ! Je suis là, ouvre les yeux !
Il ne sut pas vraiment pourquoi il obéit. Ses paupières frissonnèrent, papillotèrent… Çà et là, des ombres se dessinèrent.
-Oh mon Dieu… John !
Une main froide, sèche, se posa sur sa joue. Des touches de couleurs envahirent le tableau. Quelque chose de chaud et mouillé tomba sur sa pommette, qu'un pouce essuya aussitôt.
-John ? Réponds-moi…
Son regard croisa celui, gris métallisé, d'un homme aux yeux baignés de larmes. Alors le blessé se rappela qui il était, comprit où il se trouvait, et pourquoi. Il s'affola, son corps tressautant sans vraiment lui répondre.
Son père l'agrippa et l'attira à lui, le serrant contre son torse. Il lui caressait les cheveux en murmurant des paroles rassurantes. John essayait en vain de lui rendre son étreinte. Son bras gauche refusait de bouger, et la perfusion dans le droit lui interdisait tout mouvement. Il ne tarda pas à être secoué par de lourds sanglots.
[… … …]
Il avait pleuré sans discontinuer, jusqu'à en avoir mal aux yeux et l'impression qu'une pierre obstruait sa gorge. William l'avait alors délicatement rallongé, lui annonçant qu'il devait prévenir le personnel de son réveil et lui jurant qu'il n'en aurait pas pour plus de cinq minutes. Le blessé ne doutait pas que son père avait couru pour tenir sa promesse.
Peu après son retour, un médecin et une infirmière entrèrent. Son père s'était fait une place à la tête du lit, l'aidant à se caler contre lui. Il lui frottait doucement les bras, les épaules. Il le traitait comme un enfant, sans que John s'en formalise une seconde.
L'entretien avec les soignants dura plus d'une heure. Ils l'examinèrent, lui détaillant son état en pesant chaque mot. Ils allèrent jusqu'à s'excuser de n'avoir pas pu faire mieux, évoquant l'incendie et les témoignages. Le médecin conclut ainsi, bien qu'avec réticence ;
-Si ce feu ne s'est vraiment éteint que parce qu'il le voulait bien, alors cela explique que nous ayons eu tant de difficultés à obtenir des résultats, et il est à craindre que tu conserves certaines cicatrices, voire séquelles, toute ta vie. Actuellement, nous n'espérons plus que des développements mineurs ; ton état stagne depuis déjà plusieurs semaines.
Il se tut, et John n'embraya pas. Les adultes attendirent une réaction qui ne vint pas. Le blessé s'était comme absenté au fil du rapport, ne laissant dans les bras de son père qu'une coquille abîmée. Les soignants se levèrent, s'adressant désormais à William.
-Inutile d'insister ; il va lui falloir un peu de temps pour digérer toutes ces informations. J'aurais préféré une crise d'angoisse à cette apathie, mais ne nous emballons pas. En tout cas, je suis tenu d'avertir la police qu'il est réveillé ; c'est qu'il y a toujours une enquête, à propos de cet incendie… Rassurez-vous ! Je ne permettrai pas d'autres visites que celles de ses proches tant que je ne le jugerai pas assez solide. Mais s'il vous livre quoi que ce soit au sujet de cet incident…
L'écrivain acquiesça, remerciant le médecin qui partit. L'infirmière s'attarda.
-Monsieur Doe… Ses amis pourraient le bousculer malgré eux… Peut-être vaudrait-il mieux annuler quelques jours les visites de ces jeunes gens…, signala-t-elle avec diplomatie.
William approuva, bien qu'attristé, et s'apprêtait à prendre la parole lorsque John réagit enfin. Hagard, il battit faiblement des paupières.
-Mes amis ?…, bissa-t-il comme s'il s'agissait d'un mot dans une langue étrangère.
C'était la première fois qu'il s'exprimait depuis qu'il avait ouvert les yeux, et il ne reconnaissait pas sa propre voix. Déformée par l'inactivité, elle sonna beaucoup trop caverneuse. S'il avait fait une phrase plus longue, nul doute qu'il aurait buté, bafouillé, chevroté. Son père lui donna les noms de ceux de ses camarades qui s'étaient relayés à son chevet, se fendant d'un commentaire enthousiaste sur chacun d'entre eux. Quand il eut terminé, John était tout bonnement livide. L'infirmière fit un pas vers lui, et le blessé paniqua.
[… … …]
Seraphina avait les mains moites. Elle inspirait, expirait, inspirait, expirait, plantée devant la porte de la chambre de John. Pendant trois jours, William lui avait interdit de venir. Il lui avait expliqué pourquoi, et elle comprenait. Pour autant, l'attente n'avait pas été facile. Est-ce que l'écrivain avait dit la vérité ? Toute la vérité ? Est-ce qu'il avait fallu laisser le blessé tranquille pour des raisons strictement médicales, ou est-ce que c'était John qui ne voulait tout simplement pas la voir ? William le lui aurait-il caché ? Des dizaines de questions se bousculaient dans son crâne, auxquelles elle trouvait les pires réponses. Un message de l'écrivain lui avait confirmé qu'il avait quitté la pièce, lui laissant le champ libre pour une trentaine de minutes. Elle tendit les doigts vers la poignée. Au moment d'ouvrir la porte, elle se ravisa et toqua timidement avant d'entrer.
Le blessé, arborant des cernes comme des valises, braqua aussitôt son regard sur elle. L'as chercha vainement ses mots, n'osant pas avancer davantage. Alors John baissa les yeux.
-Je suis… désolé…, articula-t-il d'une voix étranglée. Je suis… désolé… Pardon, je… Je suis… désolé… S'il te plaît ne… ne me… Je… Je suis… désolé…
L'impotente, en voyant les larmes dévaler les joues pâles du blessé, se précipita vers lui et l'enlaça. Lorsque le flot d'excuses commença à se tarir, elle se permit un bruyant soupir, abandonnant sa tête dans le cou du brun.
-Tu m'as manquée…
-Tu ne… me… détestes pas ?
Elle nota qu'il ne lui rendait son étreinte que du bras droit, d'où la perfusion avait été retirée. Elle en perçut aussi la faiblesse.
-Je détestais le Joker. Tu me manquais déjà à ce moment.
Sur ces mots, elle se détacha de John et se résolut à faire preuve d'un peu de fermeté.
-Je suis toujours en colère. Je ne suis pas certaine qu'on m'ait vraiment rendu John. J'ai peur d'un nouveau masque.
Le blessé ne répliqua pas, et Seraphina durcit encore le ton.
-Je croyais que nous étions amis. Je te faisais confiance. Tu m'as menti, puis tu m'as accusée de t'avoir trahi. Pourquoi ? Parce que je me suis tournée vers Arlo ? Mais qui, hein, dis-moi, était le mieux placé pour me protéger de toi ? Tu m'as menacée, insultée. Tu m'as jetée… comme si je n'avais plus aucune valeur.
Le brun tressaillit.
-N-Non… Tu n'es… Je…
-REGARDE-MOI !
John, qui n'en finissait plus de s'enfoncer dans ses oreillers, nez bas, paupières closes, déjà vaincu, se raidit et obéit, passant du coupable résigné à la victime consentante. L'as se radoucit et glissa une main dans celle du blessé.
-Mais ce n'était pas ta faute. D'ailleurs, ce n'était pas la mienne, ni celle des royaux ou des autres élèves. Est-ce que j'ai seulement le droit de me plaindre ? Lorsque j'avais encore ma capacité, je piétinais les autres. Tu m'as permis de changer, mais dans quelles proportions ? Je me foutais bien du reste de Wellston. Ce que je vis depuis que je suis impotente, tu l'as subi pendant des années. Et tu n'avais pas Remi ou Blyke pour te couvrir. Tu n'avais pas de Safe House où te réfugier. C'est moi qui suis désolée, John, que ce monde soit comme il est. Nous avons tous pris de mauvaises décisions. Nous avons tous des griefs contre les uns ou les autres. Nous avons tous été des bourreaux. Si tu as nié les efforts des royaux pour arranger les choses, leur bonne volonté… Tu ne t'es pas montré plus hypocrite qu'eux ou moi. Et je ne suis pas la seule à en avoir conscience.
L'impotente porta la main du blessé à son cœur, la tenant solidement contre sa poitrine. Elle se courba sur sa prise et rompit le contact visuel.
-Je sais tout. Isen a retrouvé Claire. Je l'ai interrogée. Je me suis aussi renseignée sur cet instructeur. J'ai pu recoller les morceaux, depuis le début. Les autres n'ont pas en leur possession autant de pièces du puzzle que moi, et pourtant… Si tu savais que Remi s'arrache encore les cheveux quand elle pense à tout ce que tu as enduré à Wellston, lorsque tu te faisais passer pour un impotent. Ou si tu voyais Blyke ! Il est devenu le roi que tu aurais voulu avoir. Il restera le valet jusqu'au départ d'Arlo, mais personne ne pourra prétendre lui disputer le titre. Et la Safe House fonctionne ! Il y a de moins en moins de combats, de moins en moins d'abus…
-Parce que je n'étais pas là.
Seraphina, coupée dans son élan, leva les yeux et découvrit sur les lèvres du brun un sourire amer. Il poursuivit ;
-Vous ne seriez pas parvenus à rétablir l'ordre à Wellston si je n'avais pas été coincé ici. Je vous aurais harcelés. J'aurais coulé votre club, d'une façon ou d'une autre. Tu le sais. Tu n'as aucune raison de regretter mon absence.
L'as serra les dents. Quoi ? Il lui avait demandé pardon, et maintenant il la poussait à partir ? « Je suis le méchant. Fuis. » Voilà ce qu'il lui disait. La prenait-il pour un chien maltraité revenant vers son maître la queue entre les pattes ? Il allait voir !
-Et si tu n'avais pas fait sauter la hiérarchie, si tu n'avais pas été le pire roi possible, peut-être bien que personne n'aurait jamais vu où était le problème ! Alors si tu crois t'amender en prenant tous les torts sur toi, laisse-moi te dire que tu te trompes ! C'est ce que ce Keon est parvenu à te faire gober, après New Bostin, n'est-ce pas ? Que c'était ta responsabilité ? C'est n'importe quoi ! Où est-ce qu'il était, ce type, quand c'était toi qu'on tabassait ? Ces souvenirs-là, il n'y a pas prêté attention, pas vrai ? Ça l'arrangeait bien ! Comme s'il avait envie de se confronter aux failles du système qu'il défend… Mais, nous, on l'a fait ! Et… ! Et… !
L'impotente le lâcha, se leva, et pointa rageusement la porte du doigt.
-Remi m'a accompagnée ! Elle attend dans le couloir ! Elle n'est pas là seulement pour moi ! Donc si tu prétends être l'unique personne à blâmer, c'est que tu me prends pour une imbécile, et elle avec ! Parce qu'il faudrait être sacrément idiot pour revenir vers toi après ce que tu as fait, si tu ne te résumais qu'au Joker ! Alors dis-moi… A QUI est-ce que je parle ?!
[… … …]
John avait fini par obtenir de son père qu'il ne reste pas à son chevet toute la journée. Bien que son argumentaire ait été assez brouillon, William avait compris le principal ; son fils avait besoin d'être seul. Le blessé lui avait tout raconté, et la honte le dévorait. La présence constante de l'écrivain le renvoyait sans cesse à la déception qu'il soupçonnait chez son père et celui-ci avait préféré lui laisser un peu d'espace. « Tu es mon fils, et je t'aimerai toujours. », lui avait-il tout de même assuré avant de s'en aller, espérant que cela soit suffisant pour éviter à John de se perdre dans un brouillard de négativité. Depuis, le blessé était libre de broyer du noir entre deux migraines. Il avait bien essayé de s'occuper mais, au bout de deux pages de lecture, les lignes se chevauchaient et il lui devenait impossible de poursuivre. Ainsi, lorsqu'il ne dormait pas, il s'ennuyait ferme.
D'ailleurs, il somnolait quand on toqua. Seraphina apparut et John esquissa un sourire qui se fana aussitôt que Blyke et Isen entrèrent -furent poussés- dans la pièce. Ils n'étaient plus venus depuis son réveil. Le malaise crût en un quart de seconde, tandis que Remi refermait la porte. Le valet se racla la gorge. Le rouquin toussota. Les regards ricochaient sans se croiser. Alors la reine brandit une boîte cartonnée.
-Et maintenant, nous allons partager le gâteau de la réconciliation ! Claironna-t-elle.
Elle rayonnait tandis qu'elle sortait couverts et assiettes en plastique de son sac et coupait les parts. L'as s'était assise près du brun, venant aux nouvelles. Elle lui tendit bientôt un nouveau téléphone.
-Evie a retrouvé un de ses anciens portables ; elle te l'offre. Ne le balance pas, celui-ci, d'accord ?
Le blessé acquiesça.
-Tu la remercieras pour moi…
-Tu le feras toi-même. Son numéro est de ceux que j'ai ajoutés à ton répertoire. Et pense à signer ton premier texto, pour ceux que tu n'aurais jusque-là jamais contactés.
-O-Oui, bien sûr…
Il manipula l'appareil. C'était un vieux modèle ; l'écran était tactile, mais il fallait le faire coulisser latéralement pour révéler le clavier. John constata quelques bosses et égratignures ; rien qui ne semblait entamer le bon fonctionnement de l'animal. En en testant la sensibilité, le brun découvrit deux albums dans la galerie. L'un était rempli des photos que contenait initialement la carte mémoire que l'impotente avait récupérée, l'autre était un ajout. Le blessé fit rapidement défiler les clichés étrangers. Il s'agissait de photos de Seraphina et des autres, à l'hôpital ou à la Safe House, autour de dés, cartes, plateaux, feuilles éparses ou livres.
-C'est une idée de ton père, expliqua l'as. Parce que tu aurais dû être là. Alors, avec Remi, on a demandé aux autres de sélectionner quelques-unes des photos qu'ils ont prises ces derniers mois, et on a créé un album.
Touché, John répondit en zoomant sur l'un des clichés. L'impotente comprit sa question muette et jeta un regard à Blyke et Isen. Plantés l'un à côté de l'autre, ils fixaient leurs pieds ou le plafond. Elle reporta son attention sur le brun.
-Oui, on s'entraînait au poker. Ton père t'a sûrement appris que-…
-Ce tricheur…, grommela le valet.
Le brun considéra successivement le sourire subtilement triomphant de Seraphina, et le raccorda à l'intervention de Blyke. Ainsi, elle s'attendait à ce que ce sujet contraigne le valet à s'en mêler, et elle était très satisfaite que le blessé lui ait permis de l'aborder. John hésita, interrogeant l'as du regard. Elle fronça les sourcils ; « Ne me demande pas la permission de répliquer ! », criaient ses yeux. Alors le brun osa faire face à l'humeur de Blyke et renvoya avec assurance ;
-Mon père ne triche pas. C'est toi qui es un amateur.
Le valet bafouilla de colère, et le blessé enfonça le clou.
-Rien que sur cette photo, ça se voit que tu as une mauvaise main. Tu espérais bluffer quelqu'un ?
[… … …]
John s'habituait aux autres, et les autres s'habituaient à lui. Avec plus ou moins de naturel, ceux qui avaient été, de gré ou de force, ses ennemis, le traitaient désormais comme l'un des leurs. On pouvait dire qu'ils s'apprivoisaient mutuellement, chacun ayant à cœur de mettre les choses à plat. Ils s'étaient parfois surpris à rire ensemble. Malgré tout, le brun aimait quand Seraphina venait seule ; il y avait des choses dont il ne parvenait encore à parler qu'avec elle. Et puis, eux deux… c'était « comme avant ».
-Comment se passe ta rééducation ?
Le blessé, fournissant d'importants efforts, leva le bras gauche et, lentement, avec d'infinies difficultés, ferma mollement le poing. Par la suite, il déplia les doigts avec autant de peine.
-Ça se passe…, commenta-t-il en grimaçant.
-C'est douloureux ?…
-Un peu. Pas trop. C'est surtout désagréable et…
Il laissa retomber son bras, comme celui d'une marionnette dont on aurait coupé les fils.
-… J'ai l'impression qu'on m'a greffé un membre qui ne m'appartient pas.
L'as s'assombrit. Depuis qu'il était sorti de son coma, John portait d'épais sweat-shirts ; on ne voyait plus de ses bandages que ceux qui couvraient sa main. Mais si ses vêtements dissimulaient en effet des cicatrices plus ou moins résorbées, l'impotente savait que le brun tentait surtout de cacher les kilos qui manquaient à l'appel. Cette perte de poids n'était en réalité pas dramatique, mais la fonte de sa musculature pesait au blessé. Sa forme physique était sa première arme, au quotidien. L'idée de s'exposer ainsi fragilisé le torturait d'anxiété et il s'impatientait, désirant ardemment reprendre une activité sportive. Seraphina ne trouvait pas toujours les mots pour lui remonter le moral, ayant même parfois l'impression d'empirer la situation. Heureusement, les médicaments assommaient John, si bien qu'il n'était pas rare de le voir piquer du nez en pleine conversation. Elle n'avait alors plus qu'à le secouer gentiment, et la magie opérait ;
-Hm ? Quoi ? Je me suis encore endormi, c'est ça ? Pardon…
-Ce n'est rien.
-On parlait de… ?
-Le sujet était clos. J'allais te demander, tu sais, à propos d'Arlo.
Le brun se renfrogna.
-Pourquoi est-ce que tu me tiens la jambe, avec lui ?
L'as haussa les épaules.
-Je lui tiens la jambe avec toi aussi.
-C'est pas une excuse. Et ça ne répond pas à ma question ; pourquoi ?
-Pourquoi pas ? Ça ne l'a pas gêné de camper ici quand tu étais comateux.
Le blessé passa sa main valide dans ses cheveux et marmonna quelque chose d'inintelligible. L'impotente croisa les bras sur sa poitrine et, profitant de l'émotion -quelle qu'elle soit- de John, poursuivit ;
-Quand j'ai enfin pu le coincer pour obtenir qu'il s'explique sur son refus catégorique de remettre les pieds ici, il a commencé par essayer de me balader avec ses examens qu'il doit préparer, je cite ; « consciencieusement ». Alors que ce premier de la classe n'aurait besoin que de relire ses notes pour décrocher une mention ! Même en visant l'excellence, il ne peut pas être aussi occupé qu'il le prétend. Je lui ai donc signifié poliment qu'il risquait un genou dans les parties s'il continuait à me prendre pour un lapin de six semaines, puis je lui ai patiemment exposé que ça se passait très bien avec Blyke et Isen, que tu donnerais bientôt la patte à Remi -non, John, tu ne te vois pas la regarder, un jour on te retrouvera à l'attendre roulé en boule devant ta porte en couinant- et qu'il n'avait donc pas à craindre d'être accueilli par une tourelle automatique. Là, il m'a rétorqué qu'il n'avait pas le même passif, pas les mêmes responsabilités, et que sa présence n'était par conséquent ni nécessaire, ni souhaitable. Sur ces mots, il est parti drapé dans sa dignité comme un sénateur qui aurait daigné accorder quelques minutes à une plébéienne et -oui, il m'a vexée- je lui ai fait savoir que c'était un gros con et que j'allais la lui mettre profond.
Le brun tenta pour la troisième fois d'interrompre le monologue de son amie, mais celle-ci le devança à nouveau en traduisant son expression et en calant une riposte entre deux mots, imperturbable. Le blessé déposa alors les armes et la laissa en venir au plan qu'elle avait échafaudé pour faire plier Arlo.
-Tu sais, on nous a dit qu'il fallait te parler, que tu pouvais nous entendre, malgré ton coma. Que ça pouvait même t'aider. Et il préférait venir seul. Conclusion ; il a dû te confesser des choses embarrassantes. Mon hypothèse, c'est qu'il est mort de trouille à l'idée que tu t'en souviennes, et c'est pour ça qu'il n'ose pas venir te voir.
Seraphina tapa dans ses mains puis sur ses genoux, dans ce qui se rapprochait chez elle d'un état d'intense excitation.
-Tu te rends compte, John ? Tu disposes d'informations compromettantes sur Arlo ! Il doit bien y avoir quelque chose qui te revient, non ?
John fixa l'as avec autant de sérieux que possible, aussi longtemps qu'il le put, mais il hurla bientôt de rire. Il eut besoin de plusieurs minutes pour s'en remettre et, un bras autour de ses côtes douloureuses, les yeux humides, il reformula, le souffle court ;
-Donc, selon toi, Arlo s'est servi de moi comme d'un journal intime… C'est sûr que c'est plus crédible que de l'imaginer esquiver une très déplaisante confrontation !
-Ah oui ?…, grogna l'impotente.
Son humeur s'était nettement dégradée, mais le brun, plié en deux, hilare, n'y prit pas garde. Il fallut que Seraphina détourne le regard en pianotant des doigts sur ses cuisses pour que le blessé perçoive le problème.
-Sera ?… Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?…, s'enquit-il doucement, non sans s'être légèrement raidi.
Elle soupira, se calma.
-Je n'avais pas envie de remettre certaines choses sur le tapis, mais… Écoute. Quand on s'est brouillés, toi et moi… Quand tu m'as repoussée… J'étais tellement en colère que, sur le coup, j'étais prête à suivre ton « conseil »… M'occuper de moi et te laisser… être le Joker. Pas Arlo. Tu avais été odieux, avec lui comme avec moi, et pourtant, les premiers mots qui sont sortis de sa bouche après qu'on t'ait quitté ont été « Il a besoin d'aide. ». Et depuis que tu as été admis à l'hôpital, il lui est arrivé de tenir certains propos, de se comporter de telle façon… Je ne sais pas si tout ça a un lien avec toi ; il ne parle jamais de sa vie privée, alors il a peut-être des ennuis qu'il n'a pas voulu nous partager mais… Il a été tellement présent pour nous, pour toi, lorsque tu étais dans le coma, que je crois sincèrement qu'il est rongé par la culpabilité et qu'il redoute d'être celui à qui tu ne pardonneras pas. Tu dois le convaincre de te faire face ; ça vous sera bénéfique à tous les deux. S'il te plaît, John. Fais-moi confiance et donne-lui une chance.
[… … …]
Elaine posa sa calculatrice en soupirant. Cela faisait bien dix minutes qu'elle en fixait l'écran sans rien comprendre des formules qu'elle y entrait, se heurtant à un message d'erreur à chaque nouvelle tentative. Elle n'était décidément pas concentrée, et ne tirerait rien de l'engin tant qu'elle n'aurait pas fait le tri dans sa propre tête.
Elle alla s'enfermer dans la salle de bain. Après s'être passé de l'eau sur le visage, elle considéra son reflet dans la glace. Rapidement, elle baissa les yeux et serra les poings. Était-il permis d'être aussi… insipide ? Ni trop, ni pas assez. Rien pour se démarquer. Pas même un petit défaut pour attirer l'attention. Elle était oubliable.
Elle rejoignit son lit et s'y laissa tomber. Personne n'avait remarqué quoi que ce soit. C'était pourtant une évidence, non ? Elle était amoureuse d'Arlo. Et elle n'était pas la seule. C'était d'ailleurs en apprenant les échecs de rivales plus courageuses que la guérisseuse avait résolu de ne pas tenter sa chance.
Risquer le rejet du roi, c'était risquer qu'il ne voie plus en elle qu'une prétendante parmi d'autres, assez naïve pour s'intéresser à une pareille relation. Le fait était le suivant ; le blond avait d'autres chats à fouetter. Pour lui, l'amour n'était qu'une perte de temps. Et la jeune fille s'était satisfaite de cette situation.
Jusqu'à ce qu'Arlo change d'avis sur la question. Pas qu'il ait répondu favorablement à une déclaration, ni qu'il ait confié ses sentiments à qui que ce soit. Son regard l'avait trahi. Oh, Elaine le connaissait, ce regard. Celui d'un cœur pris qui sait la bataille perdue d'avance. Ce regard, son miroir le lui renvoyait tous les jours.
Prise de sanglots, la guérisseuse passa sous ses draps et se recroquevilla. Elle était si malheureuse qu'elle avait plusieurs fois caressé l'idée de retourner à l'hôpital pour gifler John. Parce qu'il ne faisait aucun doute qu'il était coupable ! Cela expliquait tout ! Une preuve ? La dernière en date alors, et la plus flagrante de toutes !
Lors d'un déjeuner, le roi avait manqué de s'étouffer et avait passé une longue minute à calmer sa toux. Mais la jeune fille avait eu le temps d'apercevoir la cause de son émotion ; « Poker ?… » proposait le brun. Là n'était pas le problème, pour Elaine. Il résidait en une photo de contact. La miniature en elle-même n'avait rien d'extravagant, mais le blond ne prenait jamais la peine de joindre une photo aux numéros de son répertoire. Il n'avait alors fallu qu'une fraction de seconde à la guérisseuse pour comprendre de quoi il retournait. Amalgamant sa pudeur à celle d'Arlo, elle avait furtivement éteint l'écran, devançant la mise en veille automatique.
Depuis cet incident, le roi était d'une humeur exécrable, snobant la Safe House, envoyant promener ceux qu'il n'ignorait pas, n'ayant pris le soin que d'avertir Isen qu'il ne voulait plus entendre parler de Seraphina. Quand le rouquin avait demandé des explications à l'impotente, cette dernière avait déclaré, triomphante ; « Il cherche simplement un trou dans lequel s'enterrer. Laisse-le ruminer. Il va s'en remettre. » Elaine savait -tous savaient- que l'as voulait forcer le blond à rendre visite à John mais, visiblement, personne ne se figurait qu'elle ait pu parvenir à convaincre le brun de faire le premier pas. Or, la guérisseuse ne croyait pas que Seraphina ait saisi quelle intime douleur motivait Arlo à lui résister. Elle était donc la seule à pouvoir aider le roi. Une question demeurait ; le souhaitait-elle ?
La jeune fille pleura plus chaudement encore en réalisant qu'elle ne se voyait pas tenter de profiter de la situation, pas plus que de la maintenir en l'état. Elle savait qu'elle n'oserait jamais dévoiler son amour au blond, et elle ne supportait pas l'idée qu'il s'inflige la même peine. La réponse s'en trouvait évidente ; non, elle ne le souhaitait pas. Mais elle le devait.
[… … …]
Lorsqu'on toqua à sa porte, John ne leva pas les yeux de son livre ; étant donné l'heure, ça ne pouvait être aucun de ses camarades, alors en cours. Toutefois, le silence qui suivit l'interpella, et il lâcha son paragraphe dès qu'il eut atteint un point.
Qu'est-ce qui s'avéra le plus stupéfiant ? La présence d'Arlo alors que celui-ci s'était bien gardé de répondre à son message -ni oui, ni non, ni merde- ? L'heure à laquelle il débarquait, le roi faisant indéniablement l'école buissonnière ? Ou bien la méchante inflammation de sa joue droite, signe que quelqu'un venait de lui en coller une ?
Une foule de questions était bloquée dans la gorge du brun par autant de raisons de les taire. Ce face-à-face avait un quelque chose d'absurde ; s'il était raisonnable de songer que d'anciens ennemis veuillent faire la paix pour éventuellement se fréquenter comme deux personnes civilisées, le fait qu'il s'agisse d'eux en particulier confinait au ridicule.
Mais puisque le blond avait fait l'effort de reparaître devant lui, le blessé aurait dû l'aider à crever l'abcès. Il semblait logique qu'exposer leurs torts respectifs soit le moyen le plus efficace d'obtenir un pardon mutuel et d'éviter d'être tous deux bouffés par leur culpabilité. Néanmoins, il était loin d'être exclu que la conversation s'envenime. Aussi, John céda-t-il à la facilité, s'excusant mentalement auprès d'une Seraphina dont il devinait le dépit prochain ; il adopta la technique de l'autruche.
Après avoir marqué sa page, il esquissa un sourire et désigna la chaise.
-Tu peux t'asseoir ; ce n'est pas encore payant.
Arlo tiqua, surpris par la tournure de la rencontre, probablement suspicieux, mais obtempéra.
-Si tu es là pour le poker, reprit le brun, tu vas devoir battre les cartes ; j'en suis pour le moment incapable !
Désormais clairement sur ses gardes, le roi posa son sac et attrapa un jeu sur la table de chevet.
-Pas trop stressé par tes examens ?
-… Non.
-Ah ! Bien. Tout roule à Wellston ?
-… Oui.
-Sûr ?
-Oui.
-C'est marrant parce que…, commença le blessé en fixant la joue écarlate du blond.
Il n'eut pas l'occasion de s'obstiner ou de se raviser ; Arlo, excédé, mit un terme à sa comédie.
-Tu ne me feras pas avaler que tu prévois vraiment de faire comme s'il ne s'était rien passé. J'ignore comment Seraphina a obtenu que tu soutiennes son plan fumeux, mais ce serait charitable de ta part d'en finir rapidement.
Bien. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que le roi prenne sa candeur feinte pour une attaque sournoise plutôt que comme une perche désespérée. John, tout en se massant le bras gauche, contint un grognement ; le blond n'avait même pas essayé d'y croire un peu. Enfin, maintenant qu'ils y étaient…
-Pourquoi est-ce qu'on « n'en finirait » pas en décidant simplement de ne plus jamais en parler ? Suggéra le brun.
-Oh, oui. Et je suppose qu'avec le temps nous deviendrons inséparables ?
-Ah, épargne-moi tes sarcasmes ! Ce n'est pas ce que j'ai dit, mais rien ne nous oblige à débattre du pire.
-C'est un joli discours. C'est Seraphina qui te l'a soufflé ? Tu as peut-être oublié que tu as failli la perdre à cause de moi ?
-Non, je te remercie. Je sais très bien qu'il n'y aurait pas eu de Joker si tu t'étais mêlé de tes affaires. Mais ce qui est fait, est fait. Tu as merdé. Tu l'as réalisé ? Toutes mes félicitations ! Tu t'en veux ? Bienvenue au club ! Alors quoi ? On se lamente chacun de notre côté jusqu'à ce que mort s'ensuive ? Pitié !
-Donc on efface tout et on recommence ? Comme si c'était aussi simple. Admets-le ; c'est le malaise depuis que j'ai passé cette porte, ce qui ne serait pas arrivé sans l'insistance de Seraphina.
-Oh ! La paix, avec Seraphina ! Elle fait de son mieux pour aider tout le monde à tourner la page ! Si cette perspective t'horrifie tant que ça, pourquoi être venu jusqu'ici ? Tu n'avais qu'à bloquer mon numéro et couper les ponts avec elle une fois ton diplôme en poche !
-Mais c'est toi qui devrais être le plus récalcitrant ! Comment peux-tu accepter de marcher dans cette combine après tout ce que tu as subi à cause de moi ?!
-Quoi ? Je ne comprends pas. Si j'ai des raisons d'être furieux après toi, tu en as autant à mon service ! Et je suis prêt à jouer l'amnésie parce que tout ça me fatigue ! Où est le problème ? A moins que tu ne veuilles pas arranger les choses ! Dans ce cas, on y revient, qu'est-ce que tu fous là ?!
-Ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que ça n'a aucun sens !
-On s'en cogne !
-Toi, peut-être !
-Moi, certainement !
-Franchement, John, tu nous vois amis ?!
-C'est-à-dire que, là tout de suite, tu n'es pas très engageant !
-Tu vois ?!
-Ta mauvaise foi, oui !
Arlo jeta les cartes sur le lit et se leva d'un bond.
-Et si tu avais vraiment été impotent ?! Seraphina est la preuve vivante qu'une capacité peut être compromise ! Et si ça avait été ton cas, le jour où je t'ai tendu cette embuscade ?! Que serait-il arrivé ?! Comment te serais-tu défendu ?! Jusqu'où aurais-je pu aller pour prouver que j'avais raison, persuadé de ton niveau ?! Jusqu'à quel point ça aurait pu dégénérer ?! Jusqu'à quel point aurais-je pu te faire du mal ?! Moi, je n'en sais rien ! Je n'en sais rien !
L'expression du roi oscillait entre la rage et l'effroi. Il haletait, son corps tendu comme la corde d'un arc. Ses mains tremblaient.
Le blessé, d'abord abasourdi par cette déclaration et l'implication émotionnelle du blond, d'ordinaire si mesuré, fut bientôt submergé par une vague de compassion. L'as avait donc vu juste, du moins… à un détail près. John, se reconnaissant dans cette détresse, saisit l'avant-bras d'Arlo, l'inquiétude renforçant sa poigne.
Toute couleur déserta le visage du roi, qui parut chanceler.
-Eh… Tout va bien…, fit doucement le brun.
Un triste sourire naquit sur ses lèvres.
-Tout va bien, seulement… Ce n'est pas mon pardon que tu cherches, mais le tien…
Le blond ne répondit pas et, plutôt que de le lâcher, le blessé l'attira sur le lit, balayant les cartes éparses de sa main libre.
-Je devrais m'en aller…, murmura Arlo.
John soupira, puis inspira profondément. Il chassa les dernières minutes de son esprit et libéra prudemment le roi, prêt à l'agripper de nouveau s'il tentait de filer. Constatant que le blond ne bougeait pas, il pointa le tas de cartes du doigt.
-Non. Tu devrais ramasser et battre ça.
[… … …]
Il était difficile de mettre des mots sur la présente atmosphère. Une tension demeurait, qui leur chatouillait la nuque comme le souffle d'un prédateur invisible. Des frissons plus ou moins prononcés les secouaient. Tantôt glacés d'appréhension, tantôt brûlants d'embarras, quand l'un levait les yeux, l'autre détournait le regard. Un quelque chose d'électrique flottait dans l'air, qui leur piquait les mains, le dos…
Le brun pataugeait dans l'incompréhension la plus totale. S'il ne s'attendait pas à partager de grands éclats de rire, il avait osé croire qu'ils se détendraient suffisamment pour, eh bien… se parler. Mais depuis qu'ils avaient commencé à jouer, ils n'échangeaient plus que des signes discrets ou des sons étouffés.
Le blessé avait la sensation d'avoir pénétré un domaine inconnu et d'y déambuler aux côtés d'un étranger. Il avait fait son possible pour rassurer Arlo, mais il en payait désormais le prix. Il sentait planer sur lui le spectre de l'embuscade et une petite voix mauvaise lui prédisait une nouvelle trahison. Il avait beau récapituler tous les éléments qui niaient un tel risque, c'était plus fort que lui ; la crainte s'insinuait dans tout son être.
Il s'en serait frappé la tête contre un mur ! Après avoir affirmé vouloir repartir à zéro, et malgré toute la bonne volonté qu'il y mettait, voilà que les arguments du roi prenaient l'allure d'une malédiction, menaçant de le coucher sur la ligne de départ. Que c'était frustrant ! Pourquoi fallait-il que ce soit si compliqué ? Il avait décidé d'aller de l'avant. Il n'était pas question de se laisser museler par la peur ! Pas maintenant que le plus dur était derrière lui.
Il devait relancer la conversation, qu'importait le sujet tant que ça faisait réagir le blond. Il savait même déjà comment, mais… « Allez, John. », s'encouragea-t-il. « Tu peux le faire. En plus, tu meurs d'envie de savoir. Quitte ou double. Sois un homme. »
-C'était Elaine, annonça Arlo.
John battit bêtement des cils, se demandant ce qu'il avait manqué.
-Quoi ?
La lassitude et la contrariété se disputaient les traits du roi lorsque celui-ci développa.
-Tu me dévisages depuis tout à l'heure. Ce n'était qu'une question de temps avant que tu ne cèdes à la curiosité. Alors voilà ; c'est Elaine qui m'a giflé.
Pendant un moment, le brun ne dit rien. Il se contenta de regarder fixement le blond, ouvrant et refermant la bouche comme un poisson hors de l'eau. Puis il nia ce qu'il venait d'entendre d'un vigoureux mouvement du chef. Il posa ses cartes et inspira bruyamment.
-Écoute. Je suis pratiquement sûr que, dans son esprit, tu es, hm… sacré, d'accord ? Tu ne peux pas juste me dire qu'elle t'a mis une mandale -extrêmement bien appliquée, pour ce que je peux en juger- et t'arrêter là. Comment ça a pu arriver ?
Arlo abandonna à son tour son jeu et croisa les bras, raide sur sa chaise -qu'il avait évidemment regagnée au lancement de la partie-.
-Il se trouve qu'elle avait des… objections.
-Solides, dans ce cas ! Et c'était à quel sujet ?
-Ça ne te concerne pas. D'ailleurs, ça ne la concernait pas non plus.
-Ah, t'as vu ? C'est chiant quand un tiers se mêle de tes affaires…
Face à la mine soudainement blême du roi, le blessé leva les mains en signe de paix.
-Trop tôt pour te vanner là-dessus. Désolé, c'est noté. Mais du coup, Elaine ?…
Rougissant-… Minute. Rougissant ? Le blond se borna au silence. Cependant, John ne comptait pas ôter ses crocs de cet os savoureux. Arlo avait préféré sécher les cours et se réfugier ici plutôt que d'affronter la guérisseuse. Il voulait connaître la nature de ces fameuses « objections », mais comment faire craquer le roi ? Il allait essayer une nouvelle approche quand le blond prit la parole ;
-S'il te plaît. Non.
Les mots moururent dans la gorge du brun, qui ne laissa échapper qu'un gargouillis étranglé. Encore une fois, le blessé était sidéré. L'émotion pourtant contenue qui transpirait de cette prière le touchait. Arlo s'acharnait à dissimuler quelque chose d'important, qui le rongeait, le fragilisait, et sur quoi Elaine avait vraisemblablement mis le doigt. Et il apparut en cet instant si démuni à John que celui-ci, se reprenant, lui offrit la plus belle porte de sortie qu'il put trouver ;
-A condition que tu me promettes de revenir.
