Brasier

John préféra ne pas retourner à Wellston. La perspective de retrouver le Joker dans le regard de ses camarades le rendait malade. Si certains parmi les plus belliqueux auraient sûrement profité de sa convalescence pour le coincer loin des royaux, l'immense majorité des élèves se seraient contentés, par réflexe, de raser les murs en sa présence. Or, il ne comptait pas s'excuser auprès de toute l'école ; ils étaient trop nombreux à avoir oublié ce qu'il avait enduré avant d'être contraint à faire la démonstration de sa puissance. Et le brun en avait assez d'être traité comme un sac de frappe ou un pestiféré.

Aurait-il pu tout recommencer dans un autre lycée ? Peut-être. Peut-être pas. Il avait trop peur d'essayer, et d'échouer encore. De toute façon, ce n'était pas comme si ses bulletins avaient la moindre promesse à tenir… En plus, avec tous les cours qu'il avait manqués, il lui aurait fallu repiquer son année. Autant s'épargner cette peine et mettre toute son énergie dans la recherche d'un boulot aussitôt que sa santé le lui permettrait.

Convaincre son père de le laisser arrêter ses études ne fut pas une mince affaire. William, quoique comprenant le point de vue de son fils, s'inquiétait. En s'enfermant à la maison, puis dans la routine d'un travail, qu'adviendrait-il de sa vie sociale ? Ils habitaient trop loin pour que le blessé puisse facilement voir ses amis. Quant à louer un appartement dans les environs… L'adulte avait brûlé ses économies pour rester à proximité de l'hôpital afin de pouvoir rendre visite à John tous les jours pendant près de trois mois.

Finalement, la solution vint d'Arlo, après que Seraphina ait mis le groupe sur le coup. Le roi proposa tout bonnement de l'héberger, à deux conditions. La première : son toit, ses règles, non négociable. La seconde : son appartement n'étant pas un moulin, le brun devrait sortir pour voir ses amis. L'écrivain donna son accord, et son fils s'empressa d'accepter à son tour. En effet, craignant que son père ne se rétracte en constatant ses doutes sur la viabilité du projet, le blessé feignit l'enthousiasme. Restait à savoir s'il n'allait pas amèrement le regretter…

[… … …]

Devait-il se féliciter ou se maudire de s'être porté volontaire pour accueillir John ? Avait-il saisi une opportunité en or de reconstruire et consolider leur relation ? Ou l'échec potentiel de cette cohabitation dégoûterait-il à jamais le brun de lui ? Serait-il lui-même capable de s'adapter à cette présence constante ? Autant de questions qui empêchaient le blond de fermer l'œil. Heureusement, il était jusque-là parvenu à donner le change. Ses examens étaient imminents, après eux la sortie du blessé. Blyke lui succéderait en tant que roi dès que les résultats seraient tombés et-…

Son téléphone sonna. Arlo roula sur le côté, se redressa sur un coude et attrapa l'appareil. Ses yeux s'écarquillèrent. Il était trois heures du matin, alors pourquoi ?… Il décrocha.

-John ? S'enquit-il sur un ton aussi neutre que possible.

-Je te réveille, hein ?…

Le roi n'apprécia pas du tout la fatigue perceptible dans la voix du brun.

-Non. Je lisais, mentit-il. Qu'est-ce que tu veux ?

-… Parler.

-A une heure pareille ? Il y a un problème ?

Un temps.

-Je n'arrive pas à dormir.

-Et c'est moi que tu appelles ? John, est-ce qu'il y a un problème ?

-… Je suis désolé. Je te dérange. Je vais raccro-…

-Fais ça et je préviens Seraphina.

-…

-Elle se fera un sang d'encre.

-…

-Alors ?

Un temps, encore. Un bruit, quelque chose d'étouffé. Des… pleurs ?

-Je suis désolé. C'est que… la police est venue me voir, aujourd'hui. Et il y avait quelqu'un qui… Enfin, ce n'était pas une affaire pour lui ; il n'aurait pas été là si ça avait été un autre que moi et… C-C'était supposé être un témoignage, pas un interrogatoire et je…

Le brun hoqueta à l'autre bout du fil. Le blond, désormais assis, sa lampe de chevet allumée, s'efforçait de garder son calme. Qui que soit ce « quelqu'un », quoi qu'il ait fait au blessé, et pour quelque raison que ce puisse être, John semblait en avoir une peur panique. Arlo comprenait mieux pourquoi c'était vers lui que le brun s'était tourné. Les autres étaient déjà en pleine remise en question de la société, en particulier des autorités, alors s'il les mettait sur la piste d'une nouvelle histoire suspecte…

Le roi réfléchit. Même s'il aurait aimé en apprendre davantage, le blessé ne l'avait probablement pas contacté pour lui faire un rapport, mais plutôt dans l'espoir de se changer les idées. Refoulant donc sa colère, qu'il ignorait vers qui diriger exactement, le blond se leva pour se faire un café.

-Respire. Tu n'as pas à t'excuser, ni à te justifier. Mais si tu veux me raconter, je t'écouterai.

Il se tut, attendant que John s'apaise. Alors qu'il mettait sa tasse à chauffer, le brun répondit. Sans surprise, il éludait ;

-Qu'est-ce que tu lisais ?

[… … …]

Sous le jet d'eau froide qui achevait de le réveiller, Arlo souriait doucement. Il ne s'était agi que de littérature, mais ils avaient discuté pendant près de deux heures. Emportés par leurs récits, leurs interrogations et leurs commentaires, ils s'étaient pris à plaisanter, à se conseiller, parvenant momentanément à oublier la cause de l'insomnie du blessé. Ils n'avaient pas les mêmes goûts, pas même un ouvrage en commun, mais le roi avait eu, au moment de raccrocher, comme une sensation de légèreté.

Le blond était rassuré ; ils étaient capables d'entretenir une conversation naturelle, et John avait même fait preuve d'une certaine passion. Arlo avait si bien dormi, était si reposé et si heureux qu'il décida de consacrer le reste de sa journée à savourer le souvenir de ce petit miracle. De toute façon, il n'avait plus cours ; il ne se rendait à Wellston que pour assumer son rôle de royal jusqu'au bout. Il était tout à fait libre d'étudier chez lui, et c'était ce qu'il prétendrait faire pour ne pas être dérangé, sachant qu'il avait déjà dû recevoir un texto de Remi s'inquiétant de son absence. Après tout, il s'était levé à onze heures passées.

Une fois habillé, coiffé, parfumé, rassasié, il envisagea de passer son après-midi devant une série policière ou des documentaires, mais un titre s'imposa dans son esprit. Le brun l'avait présenté comme son livre préféré, tout en refusant de dire un mot de plus à ce sujet, prétextant qu'en révéler une phrase aurait été une hérésie. Amusé, curieux, le roi se laissa tenter par un passage en librairie. Il faisait beau et, à cette heure, un vendredi, il n'y aurait personne. Après une dizaine de minutes de marche, il entra dans une boutique aux allées étroites, dont un escalier en colimaçon menait vers deux étages de rayonnages supplémentaires. Le blond se dirigea aussitôt vers l'unique vendeur, occupé à lire derrière son minuscule comptoir.

-Excusez-moi, bonjour.

-Oh, bonjour jeune homme ! Que puis-je pour vous ?

-Je cherche un livre, « De l'autre côté de la lune », par une certaine Mademoiselle Fiona. Vous n'en auriez pas un exemplaire ?

Le commerçant rit.

-Je vous apporte ça tout de suite !

Il disparut à l'étage, et revint bientôt avec plusieurs ouvrages qu'il tendit à son client.

-J'en ai trois éditions différentes, et si elles ne vous plaisent pas, je pourrai aisément en commander une autre !

Arlo observa les livres. Le choix ne fut pas difficile ; le premier était kitsch, le second fade, alors que le troisième, une version de poche, l'intrigua immédiatement. Le titre, dans une police sobre, s'extirpait d'une brume émanant de l'arrière-plan. Le pseudonyme de l'auteure, tout en courbes, longeait discrètement la tranche. En bas, le sommet d'une colline de cristal avait été brisé, laissant apparaître un bout de terre d'où avait jailli un entrelacs maladroit de fleurs sauvages. Certaines avaient gelé, d'autres brûlé ; celles qui subsistaient n'en étaient pas moins vives. S'interdisant de parcourir le résumé, le roi désigna l'exemplaire qui avait trouvé grâce à ses yeux et sortit son portefeuille.

-D'habitude, vous ne m'achetez que des polars ou des romans historiques. D'où vous vient ce soudain intérêt pour la romance ? Questionna joyeusement le libraire en scannant le code-barres.

Le blond rougit jusqu'à la pointe des oreilles et, sur cette réponse sans équivoque, retourna chez lui avec son achat. Il se servit un grand verre d'eau, mit son portable sur silencieux et s'installa confortablement sur son canapé. Enfin, il consulta la quatrième de couverture. Un mot de l'auteure constituait le résumé ; « Nous vivons dans un monde où nous ignorons, méprisons, sacrifions l'amour qui nous est porté. Par aveuglement, orgueil ou lâcheté, voilà que nous nous détournons de lui. L'affection nous embarrasse. Avons-nous vraiment fait un fardeau des sentiments d'autrui ? Tout comme la femme de cette histoire, je n'ai réalisé mes erreurs et retrouvé mon âme qu'après être allée jusque de l'autre côté de la lune. »

Il fut impossible à Arlo de ne pas faire le parallèle entre les propos de Fiona et la façon dont il avait trahi John. Tout d'abord, il se demanda si le brun l'avait fait exprès, afin de retourner le couteau dans la plaie, mais il rejeta bien vite cette hypothèse strictement paranoïaque. Puis son cœur s'emballa. Est-ce que le blessé savait ? Était-ce sa manière de le lui dire ? Le roi avala une gorgée d'eau, toute sa bonne humeur envolée. Non, il surinterprétait bêtement. John ne savait pas. Il n'était qu'un adepte de romances, et ceci était son ouvrage favori. Ça n'allait pas plus loin. Malgré tout, c'est avec fébrilité que le blond se lança dans cette lecture.

[… … …]

C'était une grosse boîte blanche, fermée par un énorme nœud de rubans aux couleurs vives. Le genre qu'on ne voyait plus que sur les cartes postales ou dans les pubs de Noël. John l'avait tenue contre lui durant tout le trajet, et était visiblement aussi impatient de l'ouvrir que s'il avait eu huit ans. Arlo craignait le pire. Cette horreur, supposée fêter la sortie du brun, contenait différents cadeaux anonymes. Mais le roi, en pleine semaine d'examens, ne s'était penché sur la question que trop tard. Aussi Elaine et Seraphina s'étaient-elles occupées de choisir pour lui ce qui serait de sa part. Le jeu, pour le blessé, consisterait à deviner qui avait déposé quoi. Avec le sentiment d'un désastre imminent, le blond enfonça la clé dans la serrure de son appartement.

A peine avait-il ouvert la porte qu'un boulet de canon orange se propulsait depuis le canapé jusque sous le meuble le plus proche. Princesse, chatte rousse dont les pattes et le cou immaculés donnaient l'impression qu'elle portait des bottines et un foulard, détestait les étrangers. Quand Arlo l'avait récupérée, elle lui avait fait la gueule pendant cinq jours, passant d'une cachette à l'autre comme une balle de flipper. Bien entendu, elle ne tenait pas son prénom ridicule du roi, mais de son ancienne propriétaire. La fille de cette dernière, après le décès de sa mère, s'était retrouvée avec l'animal sur les bras. Elle avait donc accroché un mot sur le tableau en liège dans le hall de l'immeuble, expliquant qu'avec l'allergie de son mari… Bref. Le blond, sans vraiment savoir pourquoi, n'avait pas tardé à composer le numéro indiqué.

Enfin, il avait évidemment averti John de l'accueil qui l'attendait, et cela avait au moins eu le mérite de faire rire le brun. Quoique pas autant que le nom de la bête, dont il ne perdait pas une occasion de se moquer. Comme à cet instant.

-Pardonnez pour l'intrusion, Princesse, fit le blessé, en roulant le « r » et fixant Arlo.

Le roi ne répondit pas, mais son agacement devait transparaître puisque John semblait très satisfait. D'un geste, le blond l'invita à entrer. Là, il retrouva l'ascendant, constatant que le brun s'accrochait désormais à sa boîte comme à une bouée de sauvetage. Après avoir refermé la porte, Arlo conduisit son hôte vers le couloir qui menait à la salle de bain, aux toilettes, et à la chambre. Il déposa la valise et le sac du blessé sur le lit, puis désigna la commode.

-Je l'ai vidée, ainsi que la table de chevet, pour que tu puisses ranger tes affaires. Je te laisse t'installer, faire le tour… Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

Il tourna aussitôt les talons, mais le blessé essaya maladroitement de lui barrer la route. Bien que le roi eut le réflexe de reculer d'un pas, leurs épaules eurent tout de même le temps de se heurter. John grimaça fugacement, chancela, puis se rétablit avant de s'écrier ;

-Attends ! Est-ce que c'est ta chambre ? Je veux dire… C'est ta chambre ! Tu vas dormir où ?!

Le blond ne répondit pas tout de suite, ne prêtant qu'une oreille distraite aux protestations du brun. Son incrédulité vira rapidement à l'angoisse. Si un coup aussi faible, accidentel, suffisait à déséquilibrer le blessé… « N'importe qui pourrait le coucher. Si quiconque l'attaque, sa capacité seule ne lui permettra pas de remporter le combat. », s'alarma Arlo. Ce qu'il avait inconsciemment nié ou minimisé jusque-là le frappa alors… Le retard des réactions de sa main gauche, la mollesse de son bras, sa démarche bancale, ses essoufflements ; John n'était pas juste amoindri… Il était infirme.

-Eh, tu m'écoutes ?! S'obstina le brun. Je ne vais pas squatter chez toi et prendre ta chambre !

-Il n'est pas question que je fasse dormir un convalescent sur le canapé ! Répliqua enfin le roi, soudainement agressif.

Regrettant toutefois immédiatement de s'être laissé emporter, le blond ajouta froidement, comme un défi ;

-Si ça ne te convient pas, tu peux toujours utiliser le panier de Princesse.

Sur ces mots, il enterra le débat en quittant la pièce et la tension qui y avait crû. Tandis qu'il se servait à boire, il tentait de déterminer ce qui pouvait être le pire ; que le blessé lui en veuille pour cette première dispute en moins d'une demi-heure de cohabitation, ou qu'il ait peut-être remarqué son trouble ?

Arlo hésitait à envoyer un message à Seraphina ; elle était sûrement la mieux informée au sujet des séquelles de John. Quoique… Le brun s'était considérablement rapproché de Remi, alors il n'était pas impossible qu'ils en aient parlé. Cependant, toutes deux risquaient de paniquer s'il les interrogeait. Devait-il attendre qu'un autre, peut-être le blessé lui-même, soulève le problème ? Mais, ah ! Que pouvait-il faire, de toute façon ? Il n'allait pas s'improviser garde du corps, ou demander aux autres de le faire. Ç'aurait été parfaitement insensé ; Seraphina avait beau être impotente, ils ne la suivaient pas partout.

Il en était là de ses réflexions lorsque John le rejoignit.

-Ça te dérange si je jette un œil dans ton frigo ?

-Hm ? Non, aucun probl-… Qu'est-ce que c'est que ça ?

Le roi regardait le brun comme s'il venait de lui pousser des antennes. Le blessé, se régalant de l'expression de l'autre jeune homme, arborait un sweat-shirt en nuances de rose et de violet. Il en rabattit la capuche sur sa tête, dévoilant les oreilles et la corne qui y étaient cousues.

-Ça ? Le cadeau de Seraphina.

Il s'approcha.

-C'est tout doux. Tu veux toucher ?

Le blond eut un mouvement de recul, l'air horrifié. John le contourna pour rejoindre le réfrigérateur.

-Panique pas. C'est herbivore, ces machins-là.

-Je ne… Non, peu importe. Mais tu ne comptes quand même pas porter ça dehors ?

-Ah bah si.

Regardant rapidement par-dessus son épaule, le brun réprima son hilarité et ouvrit le frigo. Pour déchanter aussi sec. Il n'avait jamais vu un contenu aussi triste. Quelques fruits dans le bac à légumes, des bouteilles d'eau dans la porte, pour un fromage seul dans son coin et une étagère recouverte de plats à réchauffer. Le reste était vide. Cette image lui refila un cafard monstrueux. Décomposé, il se tourna vers Arlo.

-D'accord, je te promets de ne pas le porter quand on sortira tous les deux, mais à condition que tu me laisses cuisiner.

[… … …]

Déduire qui lui avait offert quoi n'avait pas été difficile. Seule Seraphina était assez confiante pour choisir un vêtement. D'ailleurs, lorsqu'il lui avait envoyé une photo de lui dans son nouveau sweat-shirt, l'as avait répondu par une autre, sur laquelle elle portait un habit semblable, bleu et vert, représentant un dinosaure.

C'était évidemment Remi qui se cachait derrière la peluche, un hippopotame tout noir aux grands yeux bleus. Il s'agissait du personnage principal de « L'hippopodrame », un dessin animé qu'ils regardaient tous deux étant gamins et dont ils étaient fans encore aujourd'hui. Autant dire un point commun tombé du ciel.

Ce qui ne laissait pas non plus de place au doute, c'était la breloque pour portable en forme de grelot. Il ne pouvait y avoir que Blyke pour oser se moquer aussi ouvertement du Joker. De plus, le pendentif tintant vraiment -et bruyamment-, il n'y avait là aussi que le valet pour faire d'une pierre deux coups en emmerdant Arlo au passage.

Le cadre avec un vieux cliché provisoire en sépia était logiquement l'idée d'Isen. Quant à la petite boîte de chocolats, sa neutralité était caractéristique d'Elaine. Restait ce dé pipé. Le blessé n'en avait pas encore parlé au roi ; il avait peur de le vexer en lui avouant ne pas comprendre le message.

Une référence au Joker était hautement improbable, le blond n'ayant pas encore digéré sa propre responsabilité dans cette affaire. Un clin d'œil à la chance que John avait eue de survivre aux flammes aurait été d'un mauvais goût certain. Ce pouvait aussi être une façon de pointer du doigt sa capacité, mais un tel manque de subtilité ne ressemblait pas à Arlo. D'un autre côté, peut-être que le roi n'avait pas tenu à se retourner le cerveau pour quelqu'un à qui il n'avait rien de moins qu'ouvert sa porte. Ah ! Ou alors, il l'accusait une énième fois de tricher au poker.

Alors qu'il achevait de défaire ses bagages, le brun tira le dé de sa poche et le fit rouler entre ses doigts. C'était simple, finement pensé et, oui… amusant. Il sourit.

[… … …]

Seraphina avait enfin daigné lui dire ce pour quoi Elaine et elle avaient opté en son nom. Encore avait-il fallu qu'il mette l'accent sur le fait que le blessé était un peu chatouilleux question manigances, et qu'il valait peut-être mieux pour tout le monde que le blond ne paraisse pas découvrir sa part lorsque John lui en parlerait.

Un dé pipé. Un. Dé. Pipé. Oh, il n'avait pas eu besoin de demander pour savoir que c'était un plan de la guérisseuse. A ce compte-là, autant qu'elle lui fasse directement un doigt d'honneur. S'il était certain qu'elle n'avait parlé à personne des sentiments qu'il nourrissait à l'égard du brun, voilà qu'elle tentait de mettre la puce à l'oreille du principal concerné ! Ni une, ni deux ; il l'avait harcelée d'appels jusqu'à ce qu'elle réponde, histoire de mettre les choses au point.

De retour chez lui, il abandonna ses courses à l'entrée et fila à la salle de bain se passer de l'eau sur le visage. Il se rafraîchissait la nuque quand le blessé, sûrement inquiété par les portes claquées, toqua.

-Est-ce que ça va ?…

Arlo inspira profondément et coupa l'eau. Il aurait volontiers menti, mais ç'aurait été prendre John pour un con. D'autant plus que le brun savait déjà pour ces tensions que le roi cachait aux autres.

-Ce n'est rien, soupira-t-il. Je me suis juste engueulé avec Elaine.

-Et… Tu veux en parler ?…

-A ton avis ?

Ce n'était évidemment pas ce que le blessé devait vouloir entendre, mais c'était toujours moins sec qu'un « non » catégorique. Le blond tendit l'oreille, cependant aucun bruit de pas ne lui indiqua que John s'éloignait. Le brun hésitait probablement à insister, planté devant la porte. Souhaitant passer rapidement à autre chose, Arlo s'essuya les mains et réajusta son col avant d'aller ouvrir. Il surprit le blessé dans son indécision, s'amusa intérieurement de sa moue perturbée, et lui passa à côté.

-Laisse tomber cette histoire. Viens plutôt m'aider à ranger les courses.

[… … …]

L'après-midi avait filé, le roi conversant avec John ou lisant. Il culpabilisait un peu de n'avoir pas même proposé son aide au brun, mais il faisait partie de ces personnes que l'idée de préparer à manger gonflait prodigieusement. Il s'estimait déjà bien gentil d'avoir accepté d'aller chercher séance tenante les ingrédients divers et variés que le blessé lui avait réclamés. Le blond avait mis plus d'une heure à tout trouver. Entre ça et la guérisseuse… S'il avait dû mettre un pied dans la cuisine, il se serait montré détestable en moins de dix minutes d'efforts.

Désormais attablé pour le dîner, Arlo fixait les plats devant lui avec un effarement flirtant avec l'admiration.

-Ah, je suis content que tu fasses cette tête ! Déclara John en s'asseyant à son tour. Parce que je me suis donné un mal fou pour rendre cette bouffe artificielle appétissante ! Enfin, à deux dessus, on devrait avoir vidé tes réserves d'ici trois ou quatre jours, et je pourrai alors faire de la vraie cuisine.

Bien qu'encore sous le choc, le roi avait conscience que l'excellente humeur du brun n'était pas une opportunité à laisser filer. Se relevant le temps de faire le service, il rebondit sur le sujet.

-Tu aimes tant que ça cuisiner ?

-Oui ! Je tiens ça de mon père !

-Hm. Tout comme tes compétences de tricheur, commenta posément le blond.

Cette remarque lui valut un sourire complice, quoique narquois, du blessé.

-Un dé pipé, hein ?…

Arlo se raidit.

-Je ne vois pas de quoi tu parles.

-Oui, oui…, concéda John, ses yeux disant « cause toujours ».

Aucun d'eux n'ajouta un mot, et le roi allait pour se rasseoir lorsqu'il s'aperçut que le brun se massait discrètement la jambe.

-Tu as mal ? S'enquit-il aussitôt. Tu as besoin de quelque chose ?

-Non ! Non, non ! Tout va bien ! Assura le blessé. Je suis seulement resté debout un peu trop longtemps… Ça va passer !

Le blond souffla, sachant déjà ce que John ferait de son conseil.

-Fais attention. Je te rappelle que tu es en convalescence.

-Je sais, ça va…, grogna le brun. Mais je ne vais pas passer mes journées vautré sur le lit ou dans le canapé. En plus, mon endurance ne me reviendra qu'en y travaillant.

-Tu ne te remettras pas de tout ça du jour au lendemain, argua Arlo. Respecte tes limites.

-Ouais, ouais…

-De plus, poursuivit le roi en ignorant les grommellements du blessé, je ne tiens pas à découvrir ce que ton père, tout impotent qu'il est, serait capable de me faire s'il t'arrivait quoi que ce soit sous mon toit.

-Pff. La bonne blague ! Si ce n'est pas Elaine, c'est lui qui finira par fonder un fan club à ta gloire ! Rétorqua John, mais il avait retrouvé le sourire.

Ils mangèrent tranquillement pendant un moment mais, bientôt las de ce silence qui ne l'avait que trop accompagné durant son hospitalisation, le brun demanda ;

-Alors ? Qu'est-ce que tu comptes faire ? Je veux dire… On sait tous que tu vas le décrocher, ton diplôme. C'est quoi, la suite ?

Étrangement, le blond se figea brièvement avant de reposer lentement sa fourchette. Il baissa les yeux et parut chercher ses mots. Le blessé s'apprêtait à s'excuser d'avoir touché une corde visiblement sensible quand Arlo répondit.

-Je… Je ne sais pas. Jusqu'à il n'y a pas si longtemps, tout était clair. Mais maintenant, je ne suis plus sûr de rien.

-Il, hum… Il s'est passé quelque chose ?…

Le roi considéra John. Ce n'était pas simplement de la curiosité… Il n'essayait pas juste de faire la conversation. Il avait l'air sincèrement désolé et, comme un peu plus tôt au sujet de la guérisseuse, l'invitait à vider son sac. Après tout… pourquoi pas ? S'ils devaient habiter ensemble, ils n'allaient pas systématiquement parler littérature.

-C'est…, reprit-il donc. C'est à cause de ma tante. Elle a toujours été une source d'inspiration, pour moi. Je l'admirais. Mais j'ai réalisé… que c'était précisément des gens comme elle qui avaient fait de moi celui qui… qui…

Il ne put s'empêcher de détourner à nouveau le regard mais, avant que le brun n'ait pu prononcer un mot, le blond explosa. Toute la frustration qu'il avait accumulée ces derniers mois se mua en une rage soudaine qu'il libéra d'un coup. Ça n'avait rien à voir avec les petites crises qui le prenaient parfois, parce que quelque chose « débordait », avant de se ressaisir. Ce n'était pas le ton qu'il haussait une seconde car perdant patience… Cette fois, les digues mises à rude épreuve par les derniers événements avaient cédé, et un torrent furieux, hors de tout contrôle, se déversait enfin.

-Ce sont des gens comme elle qui ont fait de moi quelqu'un que je déteste ! Tout ce que j'ai dit, tout ce que j'ai fait, ce modèle que j'ai suivi pendant des années, tout ça me donne la nausée ! Je n'arrête pas de penser à tous ces élèves qui devaient aller en cours la peur au ventre à cause de moi ! Non seulement je n'ai jamais levé le petit doigt pour protéger plus faible que moi si ce n'était pas dans mon intérêt, mais j'ai rabaissé, humilié, blessé tellement de personnes que je ne suis même pas capable de me souvenir de leurs visages ! J'ai honte, mais je ne peux rien faire, rien changer, rien effacer ! Pire ! Parce que je me suis opposé à toi, au Joker, Wellston me traite comme un Saint ! Où est l'article, dans le journal de l'école, qui explique comment je t'ai mis dos au mur, et pourquoi ?! Où est l'article qui me blâme comme je le mérite ?! Ils sont tous si satisfaits de ne plus te voir alors que c'était de ma faute ! J'ai provoqué ce désastre et je n'ai pas su trouver les mots pour t'arrêter ! Des mots ! Ose me dire que ce n'était pas ce que tu attendais ! Les excuses que je t'ai servies étaient pitoyables ! J'aurais dû faire mieux, j'aurais dû retenter jusqu'à te convaincre de leur honnêteté ! Mais j'étais trop fier, encore et toujours trop fier ! J'ai laissé la situation s'envenimer ! J'ai regardé l'école faire front contre toi sans jamais rien révéler de mes responsabilités ! Crois-tu qu'Isen aurait parlé ?! Non, il s'est bien gardé de se faire un deuxième ennemi plus puissant que lui ! Est-ce qu'il a conscience de l'hypocrisie de sa loyauté, ou est-ce qu'il est persuadé que je n'ai pas fait tant de mal que ça et que tu as surréagi ?! S'il y avait la moindre justice, c'est moi que tout le monde désignerait comme le coupable ! Rien de tout ça ne serait arrivé sous le règne de Rei ! Il m'a formé, il m'a fait confiance et, aussitôt qu'il a été diplômé, j'ai abandonné son idéal pour mon profit ! J'ai empilé les cadavres pour obtenir l'approbation d'une poignée de personnes ! Je trouvais ça normal ! Aujourd'hui, je suis en conflit avec ma tante, la personne auprès de laquelle je venais chercher des conseils, parce qu'elle ne comprend pas pourquoi je ne t'ai pas encore défié et écrasé publiquement ! Elle me parle d'ordre et d'honneur ! Mais rien ! Rien ne va dans son discours ! Absolument tout y est à vomir ! Alors, maintenant que je dois suivre n'importe quelle voie pourvu que ça ne me ramène pas à elle, je ne sais plus ce que je dois faire ! Je n'avais jamais douté, ni jamais eu à me battre pour faire valoir mes opinions ! Je veux simplement être différent de celui que j'ai été ! Différent, et ne jamais, jamais, jamais redevenir ce… ce monstre !

Arlo se tut, les coudes sur la table, la tête dans les mains. Son visage n'étant qu'en partie caché, le brun put voir, un instant plus tard, des larmes commencer à y couler. Abasourdi, il n'en était même pas encore rendu à chercher quelle réponse faire à cette déferlante quand, ayant repris son souffle, le blond ajouta tout bas ;

-Je suis désolé… Pour tout. Y compris pour… ce qui vient de se passer. Je n'avais pas à t'infliger ça. Je suis… Je suis vraiment pathétique.

Un long silence et un profond malaise succédèrent à cette déclaration, nul n'osant plus parler ni même bouger. Le roi était au supplice, attendant le jugement du blessé en s'efforçant de ne pas se répandre en bruyants sanglots, ce qui aurait porté le coup de grâce à sa dignité. Il envisageait malgré tout de filer s'enfermer dans la salle de bain quand John ouvrit enfin la bouche.

-Merci.

Arlo se redressa vivement, nageant dans la plus totale incompréhension. Le brun se passa une main nerveuse dans les cheveux tandis que ses pommettes se coloraient, et tint quelques propos inintelligibles avant de s'expliquer.

-C'est que… nos parcours ne sont pas exactement, hum… comparables ? Pourtant, tu es peut-être la personne qui, actuellement, me comprend le mieux. Et… Oh, ce n'est pas du tout que je sois content que tu te sentes aussi mal, hein ! Mais… je sais ce que c'est que d'être rattrapé par la culpabilité. Je sais ce que c'est que d'être parfois convaincu qu'on ne sera jamais rien d'autre que ce… « ce monstre », comme tu dis. On essaye d'oublier et on fait tout ce qu'on peut pour être meilleur, pour se sentir meilleur mais… il arrive que la tâche paraisse insurmontable. Et peu importent nos excuses, nos circonstances atténuantes, impossible d'aller de l'avant… Alors savoir que je connais quelqu'un dans la même mauvaise passe que moi est… rassurant. C'est pour ça que je te remercie. D'autant plus que j'ai une idée assez précise du courage que ça demande d'en parler, puisque je n'ai jamais réussi à me confier de façon aussi, hum… franche ? A quiconque. J'ai bien raconté tout ce qui s'était passé à mon père mais… disons que je ne me suis pas attardé sur ce que j'avais pu ressentir, ni pourquoi. Donc, eeeeeh… Tu n'as pas à t'excuser et tu peux… recommencer ? Si tu en as besoin, un jour ou l'autre. Parce que, eh bien, nous sommes… amis ? Donc tu peux compter sur moi pour… pooouuur…

Lui apporter mouchoirs et réconfort. Une épaule sur laquelle s'appuyer, même si ce n'était pas la plus solide -littéralement- ou, en l'occurrence, sur laquelle pleurer. Autant de propositions que le blessé ne parvint pas à exprimer tant cela semblait bizarre venant de lui, qui plus est à l'adresse du blond. Il scanna la zone à la recherche d'une échappatoire, puis se leva d'un bond.

-… réchauffer les assiettes ! S'exclama-t-il. Donne-moi la tienne !

Au lieu d'obéir, le roi se leva à son tour et lui saisit le poignet. Les yeux gonflés, les joues mouillées, s'empourprant dangereusement, il murmura ;

-Tu le penses vraiment ?…

John ignorait si la question était d'ordre général, ou si Arlo avait quelque chose de particulier en tête, aussi prit-il un moment pour examiner tout ce qui venait d'être dit avant de pouvoir apporter une réponse, une conclusion satisfaisante. Finalement, il posa une main sur celle du blond ; tous deux tressaillirent mais maintinrent le contact.

-J'admets avoir beaucoup appréhendé d'emménager avec toi mais je veux bien croire, après tout ce que tu m'as avoué, qu'accepter ton soutien était une bonne décision, annonça le brun. Pour toi comme pour moi. Si l'on peut s'entraider, ce serait idiot de s'en priver. Tout seul, j'ai déjà essayé ; le Joker a été la cerise sur le gâteau le plus raté de l'histoire de la pâtisserie, tenta-t-il de plaisanter, le sourire hésitant.

Sourire qui se teinta bientôt d'une puissante tristesse mêlée d'une grande tendresse, émotion qui envahit rapidement jusqu'à l'atmosphère, tirant un frisson au roi. Le blessé acheva alors ;

-Ma… Ma mère te dirait que l'on ne peut pas réparer tout ce que l'on casse… Mais elle ajouterait que même si on se coupe dans l'entreprise, même si le résultat n'est pas celui qu'on recherchait, ce qui compte ce sont les efforts qu'on a faits pour y parvenir, et la valeur qu'on décide d'accorder à ce qu'on a construit.