Brasier
Blyke et Isen venaient d'arriver, apportant quelques packs de bières, et racontaient fièrement comment ils avaient pris leur air le plus viril pour pouvoir passer en caisse sans que le vendeur les soupçonne d'être encore mineurs. Arlo désapprouvait tant leur comportement que l'enthousiasme de Remi, d'autant plus que la soirée avait lieu chez lui. La présence d'Elaine, avec laquelle Seraphina discutait, n'arrangeait évidemment rien à son humeur. Comment John était-il parvenu à lui faire accepter cette petite fête ? Le brun n'en était lui-même pas certain. Aucun des arguments qu'il avait avancés n'étant vraiment imparable, il supposait que le roi avait simplement voulu lui faire plaisir. En conséquence, le blessé s'était quelque peu mis la pression mais, s'il s'assurait de limiter, d'une façon ou d'une autre, les échanges entre le blond et la guérisseuse, il n'y avait pas de raison pour que les choses tournent mal.
John terminait d'écrire les noms sur les gobelets lorsque Remi s'approcha de lui.
-Alors ? Qu'est-ce qu'on célèbre, au juste ? S'enquit-elle.
-Oh, tout un tas de choses ! Lui répondit-il d'un ton enjoué. Le diplôme d'Arlo -mieux vaut tard que jamais-, le succès de ce premier mois de cohabitation, le fait que mon père ait arrêté de téléphoner tous les jours -parce que ça devenait vraiment lourd- et… attends un peu, tu vas voir.
Il lui fit un clin d'œil et partit de son pas bancal, disparaissant dans le couloir. Peu de temps ensuite, il attira l'attention générale en se raclant la gorge ;
-Hm, hm ! Tout le monde… Veuillez saluer Nemo !
Le brun se tenait à la limite des parties communes, un chiot dans les bras. Celui-ci, malgré son jeune âge, était déjà imposant, grosse boule de poils aux énormes pattes. Son épaisse fourrure sombre était bouclée, frisant tout à fait au niveau du ventre. Il dardait sur la petite assemblée un regard intimidé. Si la pauvre bête couina et s'agita, inquiétée par l'excitation dont firent preuve les filles et Isen, elle finit par comprendre que ces réactions étaient positives et, lorsqu'elle eut l'air en confiance, le blessé la déposa parmi ses fans. Tant de mains pour le caresser et le grattouiller… Nemo ne tarda pas à se coucher sur dos, la langue pendant en dehors de la gueule. Le valet, en retrait avec le roi, interrogea ce dernier.
-Il n'est pas de cette race de chiens qui, une fois adultes, sont genre… des poneys ?
-Ne m'en parle pas…, grogna le blond.
-Tu te souviens que c'est ton appartement, pas vrai ?
John s'approcha d'eux, tout sourire.
-Oh, mais il m'a ordonné de le ramener où je l'avais trouvé. Sauf que je venais de lui donner une douche, et on n'allait pas le remettre dehors encore mouillé…
-Il s'est d'ailleurs avéré que tu avais bouché le siphon…
-Il a donc dû accepter que le chien passe la nuit ici… Nuit au cours de laquelle Nemo s'est couché au pied du canapé, un pull…
-Mon pull…
-Qu'il avait fait tomber d'un dossier de chaise en guise de doudou. Et même s'il refuse de l'admettre, le chien a marqué des points en préférant son odeur à la mienne. Ça flatte son ego à l'agonie depuis deux semaines que Princesse dort avec moi.
-Non, non, non. Rectification : elle a décidé de te tolérer dans l'unique but de profiter de mon lit.
Le brun leva alors les yeux au ciel et, cessant de s'adresser à Blyke, répliqua en se détournant.
-Je t'ai proposé cent fois d'échanger nos places ! Tu ne veux pas récupérer ton lit, tu n'auras pas le chat.
Les jeunes gens furent bientôt réunis autour de la table basse. John, Seraphina et Elaine étaient assis sur le canapé, Arlo et Blyke sur les chaises rapportées de la cuisine et disposées aux deux extrémités de la table, et enfin Remi et Isen par terre sur des coussins, le chiot entre eux. Avec le saladier de bonbons, les plats d'apéritifs et de gâteaux secs, ils avaient du mal à trouver de la place pour poser leurs gobelets. Les bouteilles d'eau, de jus de fruit et la bière patientaient sous le meuble. Dans la cuisine, les pizzas n'attendaient que d'être réchauffées. Ravie d'être enfin en vacances et charmée par le chiot, la reine se portait déjà volontaire pour accompagner le brun et l'animal en balade. Parce qu'ils avaient des examens à passer, un diplôme à fêter ou des rattrapages à assumer, les élèves en dernière année terminaient les cours bien plus tôt, mais seul le roi était ici concerné. Le reste de leur petit groupe venait tout juste d'être libéré. Le rouquin était franchement soulagé de ne plus avoir à supporter les responsabilités liées à la Safe House jusqu'à la prochaine rentrée. Le blond et la guérisseuse grignotaient sans tellement participer aux conversations qui s'enchaînaient.
Bien sûr, Arlo se tenait sur la chaise à côté du blessé, donc la plus éloignée d'Elaine, mais ça ne les empêchaient pas de s'échanger de méchantes œillades à l'insu de tous. Le roi se faisait violence pour paraître décontracté. A croire que la guérisseuse avait viré télépathe, car il pouvait presque entendre sa voix dans sa tête. Avait-il confessé ses sentiments à John ? Non ? Combien de temps ce petit jeu allait-il durer ? Qui savait comment les choses se passeraient si le brun découvrait tardivement qu'on s'était à nouveau moqué de lui… Parce qu'il pourrait aussi bien être flatté que le prendre de travers. Les deux jeunes hommes ne se fréquentaient pas simplement durant leurs sorties ; ils habitaient ensemble et cela changeait radicalement la donne. Peut-être que le blessé agirait différemment, voire partirait carrément s'il savait qu'un autre homme avait des vues sur lui. Il avait le droit de savoir, d'être mal à l'aise et de choisir de prendre ses distances. Le blond avait parfaitement conscience de tout ça, et c'était précisément pourquoi il ne pouvait rien dire au principal intéressé. Il ne voulait pas voir le dégoût dans les yeux de John. Il ne voulait pas le faire fuir et le perdre pour de bon. Était-ce si égoïste que ça ? « Je ne veux pas qu'il me déteste ! Est-ce que tu peux comprendre ça ? », répondait-il silencieusement aux accusations d'Elaine. « Je ne veux pas savoir ce qu'il pense de l'homosexualité ! Je risque bien pire qu'un vulgaire râteau ! » Bon sang… La soirée allait être longue.
-Ah, ne remets pas ça, par pité ! S'écria soudain le valet.
La conversation avait dérivé sur leurs occupations lorsqu'ils étaient gamins, donc entre autres choses sur les dessins animés qu'ils regardaient, et Remi n'en demandait pas tant pour se mettre à chanter le générique de l'hippopodrame.
- « L'hippopodrame n'a que des soucis ! »
-Que quelqu'un la fasse taire !
- « C'est pourtant un hippopotame vraiment très gentil ! » Allez, John, avec moi ! « Malheureusement le pauvre attire les ennuis ! »
-Arrête de l'encourager, toi ! Protesta Blyke alors que le brun s'y mettait lui aussi.
- « Mais qu'importent les autres car tu es son ami ! »
Le valet se massa les tempes.
-Vous avez une case. Tous les deux.
-Rooh, allez ! Comme si tu ne chantais jamais tes génériques préférés ! Les défendit Isen.
-Je les fredonne tout seul dans mon coin ! Je ne les fais pas subir aux autres !
-Ce n'est pas tant les paroles qui te gênent, s'en mêla tranquillement l'as, mais plutôt le fait que Remi chante effroyablement faux. Tu pourrais avoir les couilles de le lui dire.
Blyke s'empourpra.
-Panique pas ! S'esclaffa Remi. Je sais que j'ai une voix affreuse, c'est juste que je m'en fous !
Ils en vinrent finalement à évoquer comment ils occuperaient leurs vacances sans toutefois parvenir à établir aucun début de programme. Ils firent quelques parties de cartes traditionnelles et de jeux de société plus modernes mais abandonnèrent après deux heures à progressivement enrager devant la chance scandaleuse du blessé. L'alcool avait un peu coulé, quoique sans excès, et les joues étaient rougies, exception faite de celles d'Arlo qui s'était cantonné aux boissons sobres. Quant à John, il était déjà repassé au jus d'orange quand la guérisseuse avança une première idée fumeuse.
-J'ai entendu parler d'un jeu qui ne laisse la place ni au hasard, ni à la stratégie. Il s'agit seulement d'être honnête et de savoir rire des réponses. « J'embrasse, j'épouse, je tue », vous connaissez ? Il n'y a que très peu de règles. Vous devez choisir trois personnes différentes, il faut qu'elles soient à proximité, et ce n'est réellement amusant que si l'on dit la vérité.
Le roi avait une méchante envie de l'étrangler. Dans le meilleur des cas, il plomberait l'ambiance en refusant de participer. Mais plus probablement le charrierait-on afin de savoir pourquoi il se montrait si rétif et finirait-on par trouver son comportement louche. Quant à mentir, ça ne ferait que rendre les révélations plus compliquées encore si le brun venait à découvrir le pot aux roses. Le blond était coincé et il avait la très désagréable intuition que le cauchemar ne faisait que commencer.
Elaine ouvrit donc le bal.
-Par exemple… Hm… J'embrasse Arlo. J'épouse Seraphina. Je tue John.
Sachant la guérisseuse et son crush en froid, le blessé s'abstint de faire le moindre commentaire. Il n'y avait pas si longtemps, Elaine aurait assez évidemment choisi d'embrasser Blyke et d'épouser Arlo. Quelques sourcils se haussèrent mais nul ne lâcha la vilaine question, sentant la planche savonneuse. Tous préférèrent rire de l'assassinat de John, lequel leva son gobelet.
-Au premier d'une longue série !
-C'est rien de le dire, confirma le valet. J'embrasse Elaine. J'épouse Remi. Et je tue John.
-Alors, intervint le rouquin, permettez-moi de vous surprendre. J'embrasse Remi. J'épouse Elaine. Et je tue Blyke.
Ce dernier roula des yeux.
-Pourquoi ?!
-Parce qu'on ne tape pas sur les handicapés et que, pour rappel, j'ai salement contribué à l'implosion de Wellston. Eh puis t'as une sacrée grande gueule, aussi.
-Voilà ! Approuva la reine. Délit de grande gueule ! J'embrasse Arlo ! J'épouse Isen ! Et je tue Blyke, ah, ah !
-C'est ça, c'est ça… Acharnez-vous, maugréa le valet.
Le tour d'Arlo était venu à une vitesse foudroyante, si bien qu'il n'avait pas eu le temps de mettre au point une parade. Les regards et sourires se tournaient vers lui, dont la réponse semblait prévisible ; embrasser Elaine, épouser Seraphina ou inversement, et tuer l'un des trois jeunes hommes. Il pouvait prétendre cela ou remplacer la guérisseuse par Remi. Dans le premier cas, Elaine et le brun sauraient qu'il avait menti, dans le second, ce serait les autres qui comprendraient qu'il y avait anguille sous roche. Ils en parleraient entre eux et, tôt ou tard, John s'enquerrait de ce qui avait bien pu le pousser à se dérober.
-J'embrasse Seraphina.
Ciel ! Chaque mot lui coûtait.
-J'épouse John.
Bouffées de chaleur et sueurs froides se succédaient, mais il pouvait se féliciter d'encore s'exprimer d'une voix égale.
-Je tue Elaine.
Contre toute attente, ce fut plutôt le choix de la guérisseuse pour le meurtre qui sembla choquer ses amis. Était-ce parce que cela s'ajoutait à la surprise provoquée par les affirmations de la jeune fille ou car cela tombait en dernier et accaparait momentanément toute l'attention ? Des moues embarrassées glissèrent vers la garce au petit sourire satisfait.
-Ce doit être à cause de la nourriture…, fit-elle doucement.
Nul ne saisissant où elle voulait en venir, elle s'expliqua.
-Pour John.
Celui-ci rit. Jouait-il le jeu d'Elaine afin d'éviter que les autres ne s'interrogent trop sur un éventuel conflit entre le roi et la guérisseuse ou s'amusait-il véritablement de la remarque ?
-J'aurais dû ouvrir un club de cuisine à Wellston ! J'aurais été vachement moins emmerdé !
Bien que tirée sans malveillance, la balle perdue accentua la gêne au sein du groupe. Malgré la volonté du blessé de faire table rase de leurs antécédents, qui plus est ici d'en rire, chacun appréciait assez diversement la référence à leurs responsabilités dans l'apparition du Joker et à leur inaptitude à gérer la crise consécutive. L'autocritique d'Isen était infiniment moins amère que l'innocente plaisanterie de leur victime. Le brun parut pourtant s'étonner du flottement engendré.
-Eh, c'était une blague… Détendez-vous ! Je…
Il se passa une main dans les cheveux.
-Bon, changeons de sujet. J'embrasse Seraphina. J'épouse Remi. Je tue, hm… Bonne question. Elaine, je suppose…
-Pourquoi moi plus qu'un autre ? Le questionna la jeune fille en feignant la surprise.
Assurément espérait-elle une réponse un peu plus savoureuse que celle qui lui fut retournée dans un haussement d'épaules.
-Parce qu'il faut toujours désosser le healer en premier.
-On a dit que c'était pas un jeu de stratégie…, grommela Blyke.
-Ses raisons importent peu tant que son choix est sincère, riposta gentiment la guérisseuse. Seraphina ?
-Facile. J'embrasse John. J'épouse Remi. Je tue Arlo. Mais honnêtement, il n'est pas bien fou, ce jeu, non ?
-C'est parce que normalement il faut que ceux que l'on tue prennent un shot, mais comme les condamnations sont très subjectives et peuvent vite toutes tomber sur la même personne, j'ai pensé qu'il valait mieux ignorer cette règle. Mais vous admettrez que ce serait quand même dommage de s'en priver pour un « Je n'ai jamais, j'ai déjà »…
Le blond fronça les sourcils. Il connaissait ce jeu-ci. On y affirmait avoir ou n'avoir pas fait quelque chose, et ceux dans le cas contraire devaient descendre un shot.
-Une minute. Personne ne se forcera à boire chez moi, c'est clair ?
John le soutint aussitôt.
-Ouais, désolé. Je veux bien jouer le jeu en disant la vérité, mais pour moi ce sera shot de jus d'orange ou rien du tout. Sauf si tu veux finir la soirée à l'hôpital. Clairement, je ne pourrai pas encaisser d'aligner les rasades de bière.
-Que chacun boive ce qui lui plaira et c'est tout ! Trancha la reine. Personne n'a besoin d'être bourré pour rigoler !
Tous n'étaient pas également convaincus, mais puisqu'il n'y avait pas à insister, ils laissèrent à nouveau Elaine débuter. Les affirmations furent tout d'abord sans originalité ni fourberie. Cependant, et comme le redoutait Arlo, les hormones firent peu à peu leur œuvre. Bien trop rapidement au goût du roi, il finit par n'être plus question que de romance et de sexe. Son obstination à affirmer des banalités lui valut bientôt le surnom de « Papy Arlo », les autres n'ayant pas manqué de faire le rapprochement entre le tournant du jeu et sa contrariété croissante quoique contenue. Encore pouvait-il s'estimer heureux que la mauvaise grâce évidente avec laquelle il faisait ses révélations suffisait pour le moment à décourager toute tentative de plaisanterie à ce sujet. L'air de rien, Elaine poussait les autres à aborder des questions toujours plus sensibles, cherchant à mettre le blond dos au mur. Le niveau général d'ébriété empêchait le reste du groupe de s'apercevoir du manège de la guérisseuse, celle-ci manquant pourtant de plus en plus de subtilité. Jusqu'à ce que, son tour revenu, elle lâche carrément ;
-Je n'ai jamais été attirée par quelqu'un du même sexe.
Sans hésitation, l'impotente vida le fond de son gobelet et se resservit. Pendant que les autres s'exclamaient, abasourdis, puis se mettaient à glousser, réclamant des noms, des circonstances, Arlo se décomposait. Une part de lui enviait Seraphina de s'assumer si simplement, si naturellement, et se demandait s'il n'aurait pas mieux fait, lui aussi, de se saouler un minimum. Mises à part quelques blagues grasses pour lesquelles on pouvait accuser l'alcool, les réactions de ses amis vis-à-vis de ce que l'as avoua être un attrait véritable et exclusif pour la gent féminine étaient hautement positives. N'aurait-il pas dû en profiter ? Une autre part de lui estimait cependant cette confession d'une telle importance qu'il apparaissait totalement exclu de se livrer lors d'un jeu ridicule, auquel il ne participait que de mauvais gré. Ses amis, ainsi éthylisés, ne pourraient comprendre ce que ça représentait pour lui et il en revenait encore au blessé. Ça ne le dérangeait peut-être pas que sa meilleure amie soit attirée par les femmes, mais verrait-il d'un bon œil que son colocataire préfère les hommes ?
Misérable et nauséeux, le roi n'osait pas lever les yeux. Il était livide, crispé, voûté, comme attendant une pluie de coups. Bientôt, l'impotente cesserait de monopoliser l'attention. Bientôt, on remarquerait son étrange comportement et lui demanderait des explications. Bientôt, bientôt, bientôt…
Une main se posa sur son épaule et il sursauta violemment. Le brun s'était levé et se tenait devant lui, dissimulant le tableau pitoyable qu'il offrait aux autres. Son expression était indéchiffrable, rendant son geste d'autant plus obscure. Avait-il seulement voulu l'extirper de ses pensées ? Avait-il besoin d'un appui après être resté sur longtemps assis ? Ou avait-il deviné ce qui l'accablait et essayait-il de le réconforter ? Contrairement à leurs amis, John était après tout à peu près sobre. Lorsqu'il prétendit vouloir couper et réchauffer les pizzas, soulignant qu'il était grand temps de manger, le blond acquiesça avec raideur et l'accompagna sans un mot jusqu'à la cuisine. Même si celle-ci ouvrait sur le salon, un genre de bar faisait démarcation. Tout en ouvrant une boîte et commençant la découpe, le blessé chuchota, remuant à peine les lèvres.
-A tout hasard… Est-ce que les tensions avec Elaine ne seraient pas dues au fait que tu l'aies repoussée et qu'elle ait découvert -ou que tu lui aies avoué- que c'était parce que tu es dans l'autre équipe ? Mais si je ne sais pas pourquoi elle tient tant à ce que tu nous le dises, je vois ce qu'elle est en train de faire et, pour ce que ça vaut… Je désapprouve.
L'ahurissement fut tel qu'Arlo vacilla et dut se rattraper à la table. Puis le soulagement lui fit monter les larmes aux yeux. Le roi se positionna de façon qu'on ne puisse voir que son dos depuis le salon. Les reins contre la table, les phalanges blanchissant à trop en serrer le bord, il s'efforçait de ravaler ses émotions, paupières closes. Sous les rires et exclamations des joueurs dans le salon, il entendait le raclement du couteau contre le cartonnage des emballages. En dépit de ce que lui infligeait la guérisseuse, il se sentit obligé de la défendre, ne serait-ce que pour montrer au brun, lequel n'était pas tombé si loin de la vérité, sa culpabilité de s'être fait passer pour ce qu'il n'était pas.
-Elle est fermement convaincue que… ce serait mieux pour tout le monde si je… cessais de mentir là-dessus.
-Et elle a probablement raison, concéda John. Ça ne peut rien t'apporter de le cacher, d'autant que ce n'est pas quelque chose de mal. Reste que ce n'est pas à elle de décider quand le moment sera venu pour toi d'en parler. Qu'elle aille se faire foutre.
[… … …]
Le roi était lessivé, pour autant il était dans l'incapacité de fermer l'œil. Toute la compagnie était enfin partie, sauf Remi qui, ivre morte, comatait sur le canapé, une bassine et un rouleau d'essuie-tout à portée de main. Le blond s'était bien résigné à dormir dans un fauteuil, quitte à passer une vraie sale nuit et à finir tout courbaturé, mais le blessé n'avait rien voulu savoir. « Tout va bien. Je ne te toucherai pas. Tu ne me toucheras pas. Personne ne s'imaginera rien. Arrête de baliser et va te coucher. », avait-il conclu, exaspéré, avant d'aller se changer dans la salle de bain. A court d'arguments, Arlo n'avait pu qu'obéir. Il se tenait désormais aussi loin du brun que les limites du lit le lui permettaient, résolument tourné vers la fenêtre qu'il fixait, un bras sous sa tête et l'autre par-dessus le drap. Son esprit ne trouvait pas le repos.
Il avait passé la soirée sur ses gardes à cause des manigances d'Elaine et subi les comportements toujours plus agaçants de ses amis au fil des bières descendues, mais John avait su gérer chaque situation et éviter un désastre. Le blessé semblait se ficher complètement de dormir dans le même lit qu'un homosexuel. Parce qu'ils n'étaient pas des animaux, bien sûr. Le brun devait partir du principe que le roi ne lui sauterait pas dessus comme lui-même ne sauterait pas sur la première fille venue. C'était là que ça coinçait. « Il ignore qu'il n'est pas n'importe qui. » Jamais il viendrait à l'idée du blond de toucher John sans son consentement, mais il avait néanmoins l'impression d'avoir déjà envahi son intimité. Arlo était partagé entre l'envie de s'échapper de la chambre aussitôt que le blessé dormirait et celle de se retourner, de tendre la main vers lui et de… Il ne savait même pas ! Un bruyant soupir lui valut un frisson d'angoisse tandis que le brun remuait de son côté du lit. Aucune lampe ne fut allumée, mais John prit bientôt la parole.
-Tu ne dors pas… C'est à cause de moi ? Ma présence t'embarrasse tant que ça ? Je te jure que je ne pensais pas à mal quand j'ai insisté pour qu'on partage le lit. C'est juste pour cette nuit, pour qu'aucun de nous ne se casse en deux dans un fauteuil.
-Tu n'as rien à te reprocher…, assura tout bas le roi.
-… Alors, c'est parce que c'est récent ? Tu es encore perturbé par ta découverte et je ne fais que retourner le couteau dans la plaie, c'est ça ? Je suis désolé…
-Comme je viens de le dire, tu n'as rien à te reprocher…, bissa le blond. Le problème vient de m-…
-Non, le coupa sèchement le blessé avant de murmurer. Je ne peux pas te laisser dire ça.
Le silence s'installa. Une minute, deux peut-être.
-Tu l'aimes ?
Arlo tressaillit. Il n'était pas sûr d'avoir bien entendu, et encore moins de saisir où le brun voulait en venir.
-Quoi ? Fit-il en roulant malgré lui sur le dos.
John était adossé à son oreiller, les bras refermés autour de ses jambes repliées.
-Le type qui t'a ouvert les yeux. Tu l'as juste désiré, ou bien tu l'aimes ?
Les paupières du roi papillotèrent.
-Quoi ? Reprit-il d'une voix rauque.
Le blessé souriait, mais il y avait une certaine tristesse sous la malice.
-Je n'ai jamais été amoureux. Je n'ai même jamais été ne serait-ce qu'attiré par quelqu'un. Et personne ne m'a jamais fait de déclaration. Je suis seulement curieux de savoir ce que ça fait.
Le blond se redressa. Il n'en revenait pas. Ces mots auraient pu sortir de la bouche d'une collégienne rougissante. Arlo se rappela soudain que le brun était un mordu de récits romantiques dont le cercle de fréquentations se résumait apparemment à leurs amis communs et à son père. Il n'avait évoqué sa mère qu'une fois, sans détailler leur relation. Si le roi ne savait strictement rien du passé de John, celui-ci vivait a priori dans un isolement qui excluait de nouvelles rencontres, particulièrement les flirts.
Face au silence prolongé du blond, la nervosité changea de camp, le blessé baissant les yeux et commençant à tirer sur ses manches afin d'y enfoncer les mains. Il se frotta machinalement la joue sur l'épaule. Arlo comprit brusquement. A la vue des brûlures qui faisaient comme d'écœurants gants au brun et qui s'élançaient jusque sur son cou et son visage, le roi ne pouvait qu'imaginer l'état du reste du corps. John prenait toujours grand soin de se changer enfermé dans la chambre ou la salle de bain. S'il ne cachait pas forcément ses mains et son cou quand il était à l'appartement, il prenait toutefois cette précaution lorsqu'il sortait, arborant gants et col montant, voire une écharpe. Entre son statut de tardif à la scolarité mouvementée et les cicatrices indélébiles qui le recouvraient désormais… « Il croit qu'il n'aura jamais sa propre histoire d'amour. » A cet instant, le cœur du blond se serra douloureusement et les mots lui échappèrent.
-Tu es parfaitement désirable. Quelqu'un saura t'aimer.
S'il s'était planté dans son raisonnement, pareille affirmation avait quoi faire exploser de rire le blessé ou provoquer un sérieux malaise. Venant d'Arlo, tout homosexuel qu'il était, ça ne pouvait que paraître sortir de nulle part. Une tentative de réconfort, même excessivement maladroite, n'était attendrissante que dans la mesure où il y avait besoin de réconfort. Ce qui était « heureusement », avec de gros guillemets, le cas. Le brun l'en assura d'une riposte amère.
-Qui ?
« MOI ! », hurla une part du roi. Celui-ci s'assombrit pourtant, se rallongeant et tournant de nouveau le dos à John.
-Quelqu'un qui te méritera.
« Pas un lâche de mon espèce. »
[… … …]
Avait-il dormi une heure ? Deux ? Le blond se réveilla subitement, tous les sens en alerte. Il y avait un bruit de fond qu'il n'identifiait pas encore, et des raclements dans le couloir. Pire : il ne pouvait plus bouger. Les odeurs étaient familières. Celle de John, évidemment, qui imprégnait les draps. Un mélange entêtant des baumes moyennement plaisants dont il enduisait ses cicatrices avant d'aller se coucher, de son déodorant piquant adouci par un parfum boisé. Ces deux derniers n'avaient persisté que parce que le blessé avait omis de prendre une douche ce coup-ci, trop fatigué après cette soirée. Il y avait bien sûr une pointe de transpiration. C'était une présence enveloppante qui avait terriblement angoissé Arlo au moment de s'endormir tant il avait craint une réaction traîtresse de son corps. Mais émergeant à présent brusquement du sommeil sans avoir déterminé ce qui clochait, ces odeurs que dégageait le brun le rassurèrent quelque peu.
Il tendit l'oreille et reconnut le son de la douche. C'était ça, le bruit de fond. Remi devait s'être réveillée et, malade, traînée jusqu'à la salle de bain. Cela avait dû troubler Nemo qui dormait dans le salon. C'était les griffes du chiot qui résonnaient contre le sol tandis que l'animal tournait en rond dans le couloir, ne comprenant ni pourquoi ce n'était pas la même personne qui avait occupé le canapé, ni pourquoi elle l'abandonnait à son tour. Un bourdonnement… non. Un ronronnement lui indiqua enfin que Princesse avait profité du sommeil de ses maîtres pour passer du pied à la tête du lit et, puisque le roi disposait encore de son oreiller, elle avait dû s'accaparer celui de John. Impossible cependant de vérifier, le blond étant ceinturé, une masse brûlante dans son dos. Il avait chaud mais, ayant conclu qu'il ne se passait rien de bizarre dans son appartement, était déjà en train de se rendormir. Jusqu'à ce qu'une information retardataire débarque sans crier gare aux portes de sa conscience.
Le cœur du blond fit une embardée, sa respiration s'accéléra et la température grimpa en flèche. C'était le blessé qui était calé contre son dos. C'était son bras qui enserrait son torse. Et Arlo tenait la main du brun dans la sienne, qu'il avait presque portée à ses lèvres. Ça devait faire un moment, car leurs peaux s'épousaient, collées par un début de moiteur. « Merde. Merde, merde, merde ! » Si l'activité de la reine et du chiot l'avaient réveillé, ce pouvait aussi bien être le cas de John, ou cela ne saurait tarder. « Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! » L'un et l'autre se tenaient si étroitement qu'il n'y avait pas moyen de rompre le contact sans de toute façon sortir le blessé de son sommeil. A moins qu'il ne l'ait particulièrement lourd aussi le roi ferait-il mieux d'en profiter tout de suite. Mais il n'arrivait pas à bouger. Ce n'était plus l'empêchement physique d'un corps engourdi et vaguement entravé. C'était autre chose. C'était… un refus. Refus de se séparer du brun, de le réveiller, de s'excuser, de s'expliquer. Et c'était une envie. Envie dévorante de déposer un baiser dans sa paume et de croire que ce n'était pas dépasser les bornes. « Je suis une merde. »
On repoussa plus largement la porte déjà entrebâillée par Princesse. Le roi frissonna d'appréhension. Nemo s'approcha du côté du lit où se tenait le blond, ses yeux larmoyants emplis d'hésitation et d'espoir luisant dans la pénombre. Il avait le pull d'Arlo dans la gueule, doudou affiché, humide de bave et déjà bien épluché.
-Ne fais. Pas ça, souffla lentement le roi, les yeux écarquillés.
Comme si le chiot pouvait saisir. Son maître préféré l'avait laissé dans le salon avec cette fille malade. Il était là, dans la chambre où le chat avait le droit d'aller, couché dans ce très grand panier avec son autre maître. Il ne mit qu'une poignée de secondes à se décider, puis bondit. Il s'emmêla les pattes dans son doudou, culbuta contre le blond et retomba lourdement de l'autre côté, bousculant John. Princesse feula, Nemo couina, le blessé gémit puis marmonna.
-Hein ? Quoi ?… Kécépa-…
Sa soudaine interruption ne pouvait signifier qu'une chose. La mort dans l'âme, Arlo déplia les doigts, libérant la main du brun, leurs peaux se décollant après une légère résistance.
-Pour ma défense, dit le roi sans lâcher la fenêtre du regard, nous étions déjà dans cette position quand je me suis réveillé. Je n'ai pas… Ce n'était pas…
… volontaire. Mais il l'émotion l'étranglait, de même que la raison, car ça n'aurait été qu'une demi-vérité. Le silence fut interminable, nonobstant les feulements du chat et les couinements du chiot. Puis John réagit enfin. Il amorça le mouvement de retirer son bras, toutefois il s'arrêta en cours de route et posa la main bien à plat sur la poitrine du blond, dont le cœur battait à tout rompre.
-M-mais…, bredouilla le blessé. Ça n'a aucun sens…
-Je sais.
-Après… Après tout ce qui s'est passé… C'est…
-Je sais.
-Et… une minute… Elaine, elle… ?
-Elle sait.
Arlo s'en voulait, se maudissait pour tout, y compris le trémolo dans sa voix, les saccades de sa respiration, les battements hystériques de son cœur.
-Je ne voulais pas te mentir.
Il haletait.
-Mais je ne pouvais pas te le dire.
Il tremblait.
-Je n'avais pas d'arrière-pensées, il n'y a jamais eu de plan…
Il avait envie de vomir.
-… de plan vicieux, ou je ne sais quoi. S'il te plaît. Ne doute pas de ça… Je ne suis pas une espèce de… de…
-Pervers.
Tétanisé, glacé, il aurait voulu disparaître. Les larmes roulèrent, filant s'écraser sur l'oreiller. La main sur sa poitrine se retira. Il sentit le brun se détacher de lui. Il allait faire ses valises. Foutre le camp le plus vite possible, trouver refuge n'importe où plutôt que de rester sous le toit d'un-… Une main s'abattit sur son épaule, le retourna brusquement sur le dos. Le roi se retrouva face à John, qui le surplombait, une main de chaque côté de sa tête. Son expression oscillait entre la colère et l'inquiétude.
-C'est ce que tu allais dire, l'accusa-t-il.
-Je…
Le chagrin et la douleur prirent le relais.
-Un jour, une personne que je croyais être mon amie m'a qualifié de monstre. Je l'entends encore. Je la revois. Comme si elle était là, devant moi. Et elle se trompait. Mais parfois… Parfois je me dis que c'est peut-être bien ce que je suis et qu'il vaudrait mieux que j'en finisse. D'autres fois, je voudrais qu'elle revienne vers moi et qu'elle reconnaisse ses torts, qu'elle supplie mon pardon. Je sais que ça n'arrivera pas, mais je l'espère quand même parce qu'il n'y a qu'elle qui pourra effacer cette empreinte.
Sa main se reposa sur le cœur affolé du blond, se crispa sur ses habits. Le blessé paraissait désormais horrifié.
-Je ne veux laisser ce genre d'empreinte sur personne. Tu peux m'aimer tant que tu le veux, mais si ce que je peux penser, si mes réactions te terrifient à ce point, alors ça ne va pas.
Ceci n'était pas un aveu de réciprocité et Arlo n'aurait su dire à quel moment l'échange bascula, mais voilà… Il s'était redressé et il embrassait le brun. Ç'avait d'abord été doux, en quête d'une autorisation. Sans expérience, dans l'attente d'un sursaut de confiance. Princesse continuait à se scandaliser de la présence de Nemo qui s'était roulé en boule, les corps de ses maîtres pour rempart. Remi pouvait à tout moment sortir de la salle de bain, passer dans le couloir et les voir depuis l'ouverture laissée par le chiot, mais le roi s'en moquait éperdument. Il dévorait la bouche de John, qui s'agrippait à lui et lui répondait. Il n'y avait plus que le blessé. Sa chaleur, son odeur, sa saveur. La texture particulière de ses mains brûlées autour de ses poignets ou effleurant ses joues, sa gorge. Et ils ne faisaient que s'embrasser. Il n'y avait pas besoin de plus. C'était déjà trop. Ils ne voulaient pas que ça s'arrête.
[… … …]
Note de l'auteur : Pour clôturer ce chapitre en beauté, je recommande l'écoute de Any Other World, de Mika, et Light, de Sleeping at Last.
