Parfois, quand on remonte à l'origine des grands bouleversements de nos vies, on constate avec étonnement qu'ils découlent d'instants anodins, noyés au milieu de journées ordinaires.
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Drago se trouvait dans un atelier à l'ambiance dorée. Sur les étagères des objets divers fumaient, sifflaient, hoquetaient ou ronflaient. La plupart semblaient anciens, les autres étaient abîmés. Sur les murs couleur crème, de nombreuses photos étaient disposées. La plus impressionnante représentait un coucher de soleil sur un lac de montagne. Les dernières lueurs du jour y pulsaient en vagues horizontales, d'un rose intense et hypnotique.
Assis sur le bord d'une chaise en osier, Drago tentait de contraindre son corps agité de tics à l'immobilité, dans l'espoir de retrouver la posture altière qui lui était auparavant naturelle. Face à lui, derrière un bureau en bois tâché, les Cythère père et fille le jaugeaient. Il fallait qu'il obtienne ce poste. Dans son esprit, la voix claire de son père résonnait :
« Les sorciers de notre rang ne peuvent pas se cacher tels des rats au fond d'un trou. Ils doivent occuper ostensiblement la place qui est la leur dans le monde, sans honte ni détour. »
Il avait raison, bien sûr. Drago ne pouvait pas passer sa vie derrière les hauts murs du manoir familial.
L'homme, les épaules larges et les mains fines, prit la parole.
- Quelles sont vos compétences ?
- J'ai eu l'occasion de travailler chez Barjow & Beurk.
Cythère balaya l'air de sa main, comme pour écarter la phrase de Drago, faisant dangereusement osciller le chapeau recouvert de lentilles et de tuyaux qui était déposé sur ses cheveux parcourus de fils d'argent.
- Barjow & Beurk sont avant tout des vendeurs. Spécialisés en magie noire, qui plus est.
- Il y a quand même des points communs. Le travail autour des objets. Et j'ai un bon contact avec les clients. Je sais les mettre en confiance.
Derechef, le corps de Cythère manifesta son désintérêt, cette fois par un léger hochement de tête.
- N'avez-vous rien de plus spécifique à m'indiquer ?
- Et bien...
Drago hésita, incertain, avant de se jeter à l'eau.
- J'ai par le passé remis en état un couple d'Armoire à Disparaître.
- Seul ?
- Oui.
Cette fois, il avait réussi à piquer la curiosité du sorcier. S'ensuivit une longue discussion sur les méthodes que Drago avaient utilisées pour réparer l'artefact. Avec soulagement, l'ancien Serpentard nota que Cythère ne l'interrogeait pas sur le but de ce rafistolage.
Parfois, les yeux gris de Drago se détachaient du père pour regarder la fille. Peu loquace, la jeune femme aux yeux dorés et à la peau cuivrée ne perdait pas une miette de leur échange pour autant.
À l'issue de cet entretien, Drago fut embauché chez Cythère & Fille, un commerce spécialisé dans la compréhension et la réparation d'artefacts magiques, en tant qu'employé polyvalent. Certainement pas un poste à la hauteur de son nom, mais toujours mieux que de rester tous les jours chez lui à se sentir inutile.
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Quelques jours plus tard, Drago Malefoy et Anthéa Cythère se trouvaient dans l'arrière salle de la boutique. La salle, aménagée en atelier, baignait dans un silence concentré.
Drago sondait une montre piquée de rouille à l'aide d' une baguette de Kobus. La longue et fine tige de fer restait inerte, ne décelant aucune magie dans l'objet. Mrs Mirabole, la sorcière qui avait apporté ce bien familial (« J'ai trouvé ça dans les affaires de mon lointain grand-oncle Horophile »), était persuadée qu'il s'agissait d'un artefact, sans doute mineur, mais tout de même magique. Et Drago ne voulait pas la froisser.
Alors, il changea de méthode. Il posa le détecteur et prit sa baguette magique. Il était sur le point de lancer un sortilège de Démontage pour dévoiler les mécanismes de la montre (« Dasypodius ») quand il remarqua que la maisonnette miniature un peu kitsch posée sur l'étagère qui lui faisait face crachait une fumée rose. Un client était là.
Il prévint Anthéa qu'il partait. Elle hocha la tête pour indiquer qu'elle l'avait entendu et continua de psalmodier une incantation complexe au-dessus d'un tissu vert scintillant.
Dans la boutique, deux hommes aux vêtements dégoulinants patientaient. Drago les connaissait. Il s'agissait de Senecio Greengrass, père de Daphné Greengrass, une ancienne élève de Serpentard de la même année que Drago, et de son jeune frère Bryone. De nobles sorciers au sang aussi pur que pouvaient le prouver les registres, et donc des invités réguliers du manoir Malefoy. Du moins, avant la disgrâce.
Malefoy les accueillit avec professionnalisme :
- Bonjour, bienvenue à Cythère & Fille. Que puis-je pour vous ?
Les visages des Greengrass se fermèrent quand leurs yeux se posèrent sur Drago. Senecio toussota, plus par gêne que pour s'éclaircir la gorge.
- Ouais, ouais, c'est ça, bonjour, finit-il par marmonner.
Il reprit la parole en baissant exagérément la voix.
- Est-ce qu'il serait possible de parler à quelqu'un d'autre, Drago.
- Cet après-midi, c'est moi qui suis d'accueil.
Senecio ne cessait de regarder la rue à travers la vitre, tandis que Bryone se dandinait ridiculement d'un pied sur l'autre. L'aîné des Greengrass finit par planter ses yeux noirs dans ceux gris de Drago :
- Je préférerais que personne ne nous voit ensemble.
Drago sentit la moutarde lui monter au nez.
- Pourtant, ça ne vous gênait pas tant que ça, quand vous veniez manger des omelettes d'œuf de dragon à la maison.
- Ça, c'était avant que tout le monde connaisse vos accointances avec Vous-Savez-Qui. Il est hors de question que je mêle à nouveau publiquement mon nom au vôtre !
La bouche de Drago se contracta en un rictus ricanant :
- Vous ne croyez plus en la supériorité du sang sorcier ? Ou vous avez juste été trop lâche pour réellement défendre vos convictions quand l'occasion s'est présentée ? À moins que vous n'ayez agi de manière anonyme ? Cagoulé, par exemple ?
- Ça suffit Drago, gronda Senecio. Tu dépasses les bornes. Viens, Bryone, partons d'ici. Cet endroit est encore plus mal famé que l'Allée des Embrumes.
Dans un sec retournement de cape, les deux hommes repartirent dans la rue pavée battue par la pluie, laissant derrière eux un Drago fulminant et dépité. Il retourna dans l'arrière-salle, où se trouvait toujours Anthéa, et soupira :
- Si ça continue comme ça, ton père ne va pas me garder.
- Pourquoi ?
- Je viens de faire fuir des clients. Encore. Mon nom leur déplaisait, mes mots ont fait le reste.
- Papa t'a dit qu'il ne recherchait pas un vendeur. Et puis, j'ai aussi mon mot à dire. Tout comme papa, j'ai été impressionné par ta réparation des Armoires à Disparaître. Pour moi, tu restes.
Il haussa les épaules, indifférent. Anthéa insista :
- Ce n'est pas facile de restaurer un artefact qu'on n'a pas soi-même créer. Ça demande de comprendre le fonctionnement de la magie, mais aussi le fonctionnement de ceux qui la pratiquent. Quand un objet magique est cassé, beaucoup trouve ça plus simple d'enchanter ou acheter un nouvel objet. Tu verrais tout ce qu'on trouve dans la décharge du Chemin de Traverse ! C'est incroyable ! Je t'y emmènerai, un des ces jours. Mais toi, tu as réparé quelque chose que tu n'avais pas créé. Tu as été capable de te mettre à la place de quelqu'un d'autre et de le comprendre, profondément.
Drago ne savait pas trop quoi penser des propos d'Anthéa. Lui, s'intéresser à autrui ? Seulement à ceux qui lui ressemblaient. En tout cas, c'est ainsi qu'il avait été élevé. Devait-il prendre ça comme un compliment ou comme une insulte ? La compassion et l'empathie ne constituaient pas à ses yeux des qualités digne de ce nom. Plutôt des signes de faiblesse.
- Mon père dirait plutôt qu'il faut que tout le monde sache qui je suis. Que les gens devraient s'intéresser à moi, pas l'inverse. À l'entendre, il faudrait que je passe mon temps à développer ou utiliser mon influence.
- C'est ce que lui il fait ?
- Oui. Il est très peu à la maison. Et quand il y est, c'est qu'il reçoit des invités.
- Et tu pense que tout le temps qu'il passe hors de chez toi, il le passe à faire affaire ?
- Évidemment ! Et il s'attend à ce que je fasse de même. Le blason des Malefoy est terni et je me dois de participer à sa restauration. L'honneur de ma famille est mon honneur. Je crois que mon père apprécie que je travaille ici. Mais il me fait aussi sentir que c'est insuffisant à ses yeux. Il faut que je fasse mieux. Il faut que je fasse plus.
- Tu ne devrais peut-être pas fonder ta vie sur ce que tu supposes que ton père fait à l'extérieur.
Drago tiqua.
- Je ne suppose pas. Je le sais.
- Vraiment ?
- Oui, vraiment, rétorqua-t-il avec colère.
Ce fut au tour d'Anthéa de hausser les épaules. La discussion s'arrêta là et chacun reprit son travail.
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Mais à partir de ce moment-là, les propos d'Anthéa hantèrent Drago. Il ne parvenait pas à se sortir cet échange de la tête. Le doute s'insinuait en lui comme un ver dans une pomme. Un après-midi, tandis qu'Anthéa manipulait un petit alambic aux nombreux serpentins de verre, Drago remit le sujet sur le tapis.
- Je fais confiance à mon père.
Anthéa, sans relever les yeux de son office, lui répondit.
- Je sais et je trouve ça très bien.
- Et rien de ce que tu pourras me dire ne me fera changer d'avis.
- Certes.
- Il est l'homme le plus admirable que je connaisse.
- Je n'en doute pas.
- C'est un sorcier puissant, un modèle à suivre.
Anthéa releva la tête et les lunettes qu'elle portait sur le nez.
- C'est quoi le problème Drago ? Qui essayes-tu de convaincre ?
Pris au dépourvu, la voix de Drago perdit en assurance.
- Je... toi. C'est toi que je veux convaincre.
- Je viens de te dire que j'étais déjà convaincue.
- Tu es convaincue que Lucius Malefoy est un grand sorcier, qui œuvre chaque jour pour imprimer son empreinte sur le monde de la magie ?
- Je suis convaincue que ton Lucius Malefoy répond parfaitement à cette description.
Drago sentait qu'Anthéa perdait patience. Mais il voyait bien aussi qu'elle évitait de vraiment répondre à ses questions. Son ton commença à monter.
- Et le tien de Lucius Malefoy, il ressemble à quoi, Anthéa ?
- À une silhouette parmi d'autres, dit-elle en haussant les épaules et détournant le regard.
- Pourtant, tu ne cesses de me contredire.
- Je ne te contredis pas ! Bien au contraire. C'est toi qui me cherche des farfadets depuis tout à l'heure, Drago ! Tu vas me cuisiner encore longtemps comme ça ?
- Oui, répondit-il férocement. Je veux que tu me répondes.
- Je pense que tu serais plus heureux en continuant de vivre avec un reflet déformé de la réalité. Alors, arrête de me poser des questions.
- Qu'est-ce que tu sais ? Qu'est-ce que tu me caches ?
Drago serrait convulsivement les doigts, froissant la feuille sur laquelle il prenait des notes un instant plus tôt. Anthéa se releva et posa avec rudesses ses deux mains sur la table.
- Ton père, prétendument si occupé toute la journée à rencontrer le grand monde, je l'ai vu passé plusieurs fois dans cette rue, en direction de l'Allée des Embrumes. Il venait seul et repartait seul, une à quatre heures plus tard. Si quelqu'un l'abordait, il se débrouillait toujours pour s'en débarrasser rapidement. Je ne sais pas ce qu'il faisait exactement, mais il ne tenait pas à ce que ça se sache.
- Tu as des preuves de ce que tu avances.
- Je ne suis pas de la police magique. Je t'ai dit ce que j'avais vu. Si ça ne te suffit pas, ce n'est pas mon problème.
Après sa dernière tirade, froide et définitive, Anthéa se remit à travail, faisant comme si Drago ne se trouvait pas dans la pièce.
- Il faut que j'y aille, lança le jeune sorcier.
À peine avait-il fini sa phrase qu'il se trouvait déjà dans la rue.
