Au deuxième étage du manoir Malefoy, Drago faisait les cent pas dans son salon, furieux.

Luna l'avait mis à la porte.

Alors qu'il avait commencé à prendre goût à ses entrevues avec dame Hécate et au mélange d'émotions qu'elles lui procuraient.

Le frisson de l'attente. L'intensité de la découverte. La tranquillité de la redescente.

Et soudain, pour des raisons puériles, des gamineries scolaires, il s'en retrouvait brutalement privé. L'injustice de la situation faisait bouillir son sang.

Un « pop » en provenance de sa garde-robe stoppa ses allers-retours. D'un pas vif, il se rendit sur place pour y découvrir un elfe de maison aux oreilles dentelées portant une pile de vêtements propres. La nouvelle propriété de la maison. Sa mère le lui avait présenté brièvement le matin même, mais il n'avait pas mémorisé tout ce qu'elle lui avait dit.

– Hey, l'elfe, c'est quoi ton nom, déjà ?

– Smooch, monsieur, répondit-il avec une rigidité protocolaire.

– Ah, oui. Smooch.

– Si je vous dérange, monsieur, je peux repasser plus tard.

– Non, non. Tu peux continuer.

Drago n'eut pas besoin de se répéter. Smooch s'attela à sa tâche sans attendre.

L'elfe était jeune. D'après sa mère, leur famille l'avait embauché sur les recommandations de l'architecte Janus MacMillan.

– En acceptant de prendre cet elfe à notre service, Lucius est persuadé que MacMillan va nous être redevable. Je me demande bien quel parti il espère en tirer. Ton père et ses relations ! avait-elle soupiré.

Elle avait ordonné à l'elfe de nettoyer et ranger la vaisselle et, tout en gardant un œil sur le nouveau venu, elle s'était assise près de son fils.

– Enfin, il faut voir le bon côté des choses. Comme il a peu d'expérience, nous allons pouvoir le former selon nos goûts et nos besoins. Et puis, il maîtrise à la perfection le rôti à la Merlin et le mijoté d'agneau.

Le frottement d'orteils nus contre le parquet extirpa Drago de son souvenir. Smooch se tenait devant lui, les mains derrière le dos, se dandinant d'un pied sur l'autre. Une de ses canines dépassait par-dessus sa lèvre inférieure. Il avait visiblement terminé de ranger le linge propre de Drago.

Perdu dans ses pensées, le sorcier n'avait pas eu conscience du fait qu'il n'avait pas cessé une seconde de fixer l'elfe de maison.

– Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda la créature avec déférence.

Sa servilité fouetta la colère qui brûlait toujours dans les veines du jeune homme. Il serra les poings et la mâchoire. Il avait besoin de frapper quelque chose.

Mais la voix de sa mère, au fond de sa tête, le retint. D'un regard qui n'admettait aucune contradiction, elle lui avait rappelé certaines règles :

– Une loi est passée l'année dernière, interdisant les châtiments corporels directs et indirects à l'encontre des elfes de maison et autres serviteurs domestiques. Tâche de ne pas l'oublier.

Oui, il s'en souvenait. Son père avait vaillamment combattu contre son adoption, arguant que le Ministère outrepassait ses pouvoirs en s'invitant dans les habitations privées et en légiférant sur la gestion des biens des familles sorcières. Sans succès.

Il n'avait donc pas le droit de frapper son elfe pour se défouler. Il n'avait même pas le droit de le punir s'il avait une bonne raison de le faire !

Évidemment, s'il lui donnait un coup de pied ou deux, personne ne s'en rendrait compte. Personne ne le saurait. Mais sa mère lui avait demandé de respecter cette règle. Et il n'aimait pas décevoir sa mère.

– Satanée Granger, siffla-t-il entre ses dents.

L'elfe ouvrit de grands yeux, où la crainte et la curiosité se mêlaient.

– Vous connaissez la Granger ? dit-il d'une toute petite voix.

– On peut dire ça, marmonna Drago. J'imagine que Mademoiselle-la-Reine-des-Tricots-informes est devenue une sorte d'icône adorée par tous les elfes de maison.

Smooch secoua énergiquement sa tête de droite à gauche.

– Non, non, non, pas du tout. On parle de la Granger aux tout-petits pour leur faire peur. On leur dit que s'ils ne sont pas obéissants, la sorcière Granger va venir les arracher à leur famille et les obliger à être inutiles.

Drago ricana. L'histoire lui plaisait.

– Tu n'as pas l'air si effrayé que ça, toi.

– Oh, si, si. Mais…

L'elfe s'arrêta, incertain de la conduite à tenir devant son nouveau maître. Face à son regard insistant, il finit par reprendre sa phrase en baissant les yeux :

– … je suis content que les châtiments corporels soient interdits. Je crois que vivre sous le règne de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom me fait plus peur que vivre sous les règles de la Granger.

L'elfe déglutit bruyamment avant de soudainement s'agiter en tout sens.

– Mais ne vous inquiétez pas, maître, couina Smooch. Je suis un bon elfe de maison !

Drago soupira.

– Je n'en doute pas une seconde.

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Chez Xenopilius Lovegood, sur la table du rez-de-chaussée, une montagne de choux fourrés attendait Luna.

– Il y en a aux poivrons et d'autres aux airelles, lui précisa son père. Malheureusement, je ne sais plus lesquels sont lesquels. Je ne voulais pas passer trop de temps en cuisine, un vol d'Énormus à Babille était prévu ce matin, alors j'ai tout cuit en une seule fournée.

Il haussa les épaules en guise d'excuse, un sourire désolé aux lèvres.

– Ça tombe bien, s'enthousiasma Luna, j'avais très envie de prendre mon dessert en même temps que mon apéritif.

Pour prouver son affirmation, elle s'empara de deux choux.

– Comment s'est passé ton observation ? lui demanda-t-elle.

– Mal, se désola son père. Les nuages bas m'ont empêché de voir quoi que ce soit.

Il souligna son désespoir en écartant largement ses bras, secouant vigoureusement la cruche qu'il tenait à la main. L'eau qu'elle contenait s'échappa en vagues par-dessus le rebord de grès, éclaboussant abondamment le sol et le tas de livres qui y étaient empilés.

– Oh non ! s'exclama Xenophilius.

Il posa le pichet sur la table et se saisit de son tablier tâché de terre et de confiture pour éponger le carrelage. S'emparant des serviettes oranges posées sur les assiettes, Luna partit à la rescousse de son père et de ses précieux ouvrages.

Elle tapota le tissu absorbant sur les fines pages de papier et les couvertures craquelées, en profitant pour jeter un coup d'œil à leurs titres.

Ma peau de pelouse, Tunnel et souterrains : un habitat à découvrir, Apprendre à différencier une créature magique d'une motte de terre,… Je crois distinguer un fil conducteur dans ta liste de lecture, nota Luna avec malice.

Le sauvetage d'urgence terminé et l'inondation circonscrite, les Lovegood s'attablèrent.

– En effet, je voulais t'en parler aujourd'hui : j'ai un projet à te présenter. Je comptais attendre le dessert, mais…

– J'y suis déjà, indiqua obligeamment Luna qui venait de croquer dans un chou au fourrage acidulé.

Son père, comme monté sur ressort, se releva d'un coup en embarquant trois choux dans sa main. Il s'approcha d'un tableau de liège, suspendu au mur par un clou et un fil, sur lequel était épinglé les sujets du prochain Chicaneur. Il le retourna, dévoilant une large carte du monde recouverte de pointillés rouges, de flèches bleues, de lignes jaunes et de croix noirs.

– Le retour de la recherche du Ronflak Cornu ! s'écria Luna avec une joie enfantine en tapant dans ses mains.

– J'espère qu'il te reste un peu de temps dans ton emploi du temps de cet été.

– Toujours, souffla-t-elle.

Les yeux brillants, prête à boire ses paroles, elle attendait avec impatience que son père démarre son exposé.

– Sur cette carte, j'ai représenté toutes nos expéditions passées. Comme tu peux le voir, nous avons déjà parcouru les terres les plus reculées, les lieux les plus isolés, les forêts les plus anciennes et les îles les plus secrètes. Nous avons observé des espèces étonnantes et rencontrés des sorciers incroyables. Mais le Ronflak Cornu nous est resté insaisissable.

Au fur et à mesure de l'avancée de son exposé, les yeux de Xenophilius s'emplirent de la même lumière que ceux de Luna. Pendant qu'il s'exprimait avec emphase, les choux qu'il tenait au creux de sa paume voyageant en l'air sans jamais attendre sa bouche, Luna remplissait méthodiquement son estomac.

– J'ai beaucoup réfléchi et j'en suis venu à la conclusion suivante : nous ne cherchons pas au bon endroit. Et par là, je ne veux pas dire que nous ne nous sommes pas rendus là où il fallait. Je veux dire que nous n'étions pas au bon niveau. Je crois que nous devrions chercher sous terre ! Imagine qu'au lieu d'hiberner, le Ronflak dorme l'été et que, pour ne pas être dérangé, il s'enterre ou se recouvre de boue… Peut-être que seule sa proéminence nasale ressort, faisant comme une pierre dressée. Peut-être que les Ronflaks éternent toujours au même endroit et que les légendes parlant de pierres qui tournent ou se déplacent indiquent leurs lieux de sommeil.

Frappée par l'idée, Luna interrompit sa mastication en plein milieu d'une bouchée. Elle reprit ses esprits quand elle sentit de la sauce dégouliner le long de son menton. Elle avala le morceau qu'elle avait en bouche et s'essuya les lèvres, sans que son père ne remarque quoi que ce soit.

– Avec ce nouvel angle de vue, le champ des possibles qui s'ouvrent à nous est immense !

Ils passèrent le reste du repas à discuter avec animation de leurs prochaines destinations souterraines.

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De retour chez elle, allongée sur son lit, Luna laissa son esprit divagué.

Comme de vieux enregistrements, les dernières conversations qu'elle avait eu se rejouaient en boucle dans sa tête.

Son échange avec Drago, les paroles de son père ; elle sentait au fond d'elle que ces deux discussions se répondaient.

Se complétaient.

Il suffisait de les ajuster.

La voix de Drago s'imposa un instant à elle.

« Qu'attends-tu exactement de moi ? » lui avait-il demandé.

Alors, Luna s'interrogeait. Qu'attendait-elle exactement de lui ?

Des excuses, oui. Mais des excuses sincères. Pas comme celles qu'il avait formulées.

Comme souvent, Luna avait échoué à se faire comprendre avec des mots.

Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, refaire une tentative identique se solderaient certainement par un nouvel échec. Alors, pourquoi persévérer ? Valait-il mieux abandonner ?

Elle repensa à son père. Il n'abandonnait jamais un sujet qui lui tenait à cœur. Il cherchait toujours une nouvelle solution.

Comme pour la recherche des Ronflaks Cornus.

Il suffit parfois de changer d'angle.

Luna sourit en regardant son plafond parsemé de nuages et d'étoiles.

Elle trouverait une nouvelle approche pour s'attaquer à son différend avec Drago.

Faire appel aux capacités de dame Hécate, par exemple. Restait à déterminer lesquelles…

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Affalé au-dessus de sa couverture, les bras en croix, Drago fixait son ciel de lit d'un air absent. Se lever, marcher, respirer étaient difficiles. Il vivait englué.

Tant qu'il travaillait à la boutique, l'activité le tenait éveillé. Mais dès qu'il passait les grilles du manoir, la cape sur ses épaules s'alourdissait, faisant baisser son front et voûtant ses épaules.

Une demi-heure auparavant, sa mère lui avait proposé de jouer un peu de musique. L'idée lui avait plu et il avait accepté. Elle lui avait alors demandé de choisir les partitions qui lui faisaient envie.

Devant la profusion de livrets, il s'était immobilisé, incapable de faire le moindre choix. Scié par l'indécision. Finalement, épuisé, il avait jeté l'éponge sur leur petit intermède musical et avait regagné ses appartements.

Il avait l'impression d'être redevenu celui qu'il était un an auparavant, quand il ne sortait quasiment pas de chez lui. Comme si ses récentes incursions à l'extérieur n'avaient été que des parenthèses qui ne le concernaient pas.

Que lui était-il arrivé ? À quel moment ses rencontres avec Lovegood avaient-elles pris tant de place dans sa vie ?

À peine quelques semaines auparavant, ses rendez-vous avec Luna lui semblaient inopportuns. Peu importants. Juste les conséquences inattendues, non voulues, d'une enquête qui lui avait échappé. Qui avait dérapé.

Qui avait tout fait déraper.

Son état actuel n'était que la dernière conséquence d'une longue chaîne de causes et d'effets.

Il avait oublié à quel point il était difficile de déchirer la léthargie quand elle vous enveloppait si complètement des pieds à la tête, poids invisible impossible à soulever.

Il entendit ronronner près de son oreille. Sombressence venait de s'extraire de l'ombre d'une des colonnes de bois. Ronronnant, le chat se roula en boule dans le creux du cou du jeune Malefoy. Celui-ci finit par s'endormir, bercé par les hypnotisants bruits de gorge de l'animal.