Pfiou !
J'ai eu du mal à faire sortir ce chapitre du tunnel de la relecture, mais le voilà enfin et j'en suis plutôt fière.
Bonne lecture !
Le cœur du sanctuaire de dame Hécate n'était plus qu'un grand espace blanc et vide. Luna avait vidé la pièce de tous ses meubles et de toutes ses décorations. Elle bâcha méticuleusement le sol et apporta plusieurs pots de peinture aux couleurs variés, ainsi que des pinceaux de différentes formes et tailles.
Transpirant un peu sous l'effort, elle essuya ses mains contre sa salopette bleue et remit derrière ses oreilles les quelques mèches qui s'étaient échappées de ses couettes.
Elle avait préparé les peintures elle-même, à partir d' un mélange de pigments naturels et d'un philtre d'Évocation mis au point par ses soins, composé d'eau de Mnémosyne et d'extrait de pommes de vie. Les teintes étaient vives : un vert émeraude et un vert d'herbe fraîchement poussée, du rouge et de l'orange telle de la lave en fusion, du jaune poussin et du violet aubergine, un bleu de ciel pur d'été et un autre de ciel profond de nuit.
Luna jeta un dernier coup d'œil autour d'elle. Le travail de préparation était terminé, il était temps de passer à la réalisation proprement dite.
La sorcière s'assit en tailleur, faisant bruisser le plastique blanc sous ses pieds et ses fesses, et respira profondément. Elle laissa les vieux souvenirs revenir à la surface, ceux qui grattaient et qui piquaient, remplis de bêtises et de méchancetés.
Et elle se rappela.
Du moment où, en surprenant sa voisine de dortoir les mains serrés autour de sa plume préférée, elle avait du finalement admettre que la disparition de ses affaires n'était pas causée par le hasard ou la malchance, mais par ses condisciples.
De cette fois où elle avait ouvert son manuel d'histoire de la magie pour découvrir que toutes les petites lettres qui le composaient étaient devenues des bestioles urticantes qui s'étaient empressées de s'enfuir aux quatre coins du château, non sans l'avoir mordu au préalable. Elle n'avait pas osé les faire revenir par magie, de crainte de faire disparaître une nouvelle forme de vie. Elle s'était contentée de disposer des miettes de pain, des brins d'herbe et des dés de jambon sur les pages ouvertes de son livre dans l'espoir d'attirer les lettres et de les faire rentrer au bercail.
De cette journée où, dès qu'elle prenait entre ses mains un fruit ou un plat qui lui faisait envie, il se transformait systématiquement en une mélasse visqueuse et sans goût.
Du matin où toutes les fientes des hiboux postaux n'étaient étrangement tombées que sur elle et ses affaires.
Des remarques désobligeantes, blessantes, contre son père, ses convictions et son travail.
Des surnoms insultants dont elle était affublée.
Et les rires moqueurs qui la poursuivaient sans cesse, se réverbérant sans fin le long des couloirs. Quoi qu'elle fasse, où qu'elle soit.
Avec les vieux souvenirs revenaient les anciennes émotions. La douleur, l'incompréhension, la solitude, la colère, l'abandon.
La violence du jugement des autres, de leur regard et de leurs mots.
L'attente que ça finisse, l'espoir que ça s'arrête.
Et alors que ses sentiments remuaient en elle comme un breuvage bouillant dans un chaudron, elle se saisit de ses pinceaux et se mit à recouvrir les murs blancs de couleurs. Les yeux mi-clos, elle traçait de longues lignes sinueuses sans queue ni tête, ses dessins vibrants à l'unisson de son ressenti.
En quelques heures, les murs impersonnels se muèrent en une fresque flamboyante. Quand Luna se sentit vidée de toutes ses émotions, elle déposa les pinceaux et ouvrit les yeux en grand. Elle jeta un regard circulaire dans la pièce et constata avec satisfaction qu'elle avait réussie. Elle se tenait debout, au centre de ses sentiments.
Entourée. Assaillie.
Au milieu d'elle-même.
.
Chacun d'un côté du bureau de bois, Drago et Luna, tendus, se faisaient face sans un mot. Entre les échos encore proches de leur dernière entrevue et la conscience aiguë de l'importance de l'instant, la tension dans l'air était palpable. Étouffante.
Drago, ne sachant à quoi s'attendre, s'inquiétait de ce que Luna allait lui faire subir. Luna, tiraillée entre sa confiance en l'avenir et la brutalité de ses souvenirs, oscillait entre espoir d'être comprise et crainte de la réaction de Drago. Tous deux, incertains des attentes de l'autre, faisaient inconfortablement durer ce rendez-vous qui pouvait bien être le dernier.
Luna, ses yeux plantés dans ceux de Drago, brisa finalement le silence :
– Je ne vais pas me venger, Drago.
– Ah non ? Tu vas seulement me faire « goûter à ta colère » ? répliqua-t-il avec une pointe de sarcasme, citant la lettre dont il avait involontairement appris par cœur chaque ligne à force de relecture.
– Alors, à quoi dois-je m'attendre ? reprit-il. Un bon ou un mauvais moment ?
– Je ne suis pas sûre que ce soit la bonne grille à utiliser, répondit Luna, d'une voix sérieuse et d'un air pensif. Aujourd'hui, ce que j'aimerais, c'est partager mes sentiments avec toi. Cela dit, ce ne sont pas des sentiments très joyeux, donc j'imagine que la catégorie la plus pertinente est celle de « mauvais moment ».
– Bien. Quoi qu'il en soit, je suis prêt.
Il frappa ses paumes contre ses cuisses puis les frotta contre le tissu rêche de sa robe avant de se lever pour aller se doucher.
– Ce n'est pas une séance à proprement parler aujourd'hui, l'interrompit Luna. Pas besoin de te laver. Ou de déposer de l'argent. Tu peux aussi garder tes habits. Et ta baguette.
L'absence de l'habituelle routine perturba Drago.
– Alors, je me rends juste dans la chambre ? demanda-t-il d'une voix peu assurée.
– Oui. Et, si tu veux bien, j'aimerais te bander les yeux. Pour garder l'effet de surprise.
Il accepta.
Elle s'approcha de lui et ceignit son front d'un bandeau bleu, qu'elle venait de sortir d'un des tiroirs du bureau. Pour vérifier qu'il était bien aveuglé, Luna se mit devant lui et fit quelques grimaces. Drago ne réagit pas.
Satisfaite, elle effleura le dos de la main de Drago du bout de ses doigts.
– Prends ma main. Je t'emmène.
Après un instant d'hésitation, Drago enroula ses doigts autour de ceux de Luna.
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Luna installa Drago au centre de la salle aux murs peints. Sans le quitter des yeux, elle fit quelques pas en arrière et plaqua son dos contra la porte tout en la refermant.
– Tu peux ouvrir les yeux, l'informa-t-elle.
Le sorcier porta ses mains derrière son crâne et défit le nœud que Luna avait fait. Avant même que le morceau de tissu ne touche le sol, ses yeux s'écarquillèrent, son souffle se coupa et sa bouche s'entrouvrit.
Doucement, il se mit à tourner sur lui-même, son regard aimanté aux lignes colorées qui dansaient du sol au plafond.
Drago ne s'était pas attendu à ça.
À cette salle vide. À ces murs recouverts d'une fresque intense. Éclatante. Palpitante.
Chaque coup de pinceau vibrait d'une émotion qui lui était propre, si précise qu'il pouvait quasiment décrire la situation qui lui avait donné naissance. Qu'il pouvait quasiment la revivre.
La souffrance, la tristesse, la peur, le rejet, l'isolement. Les moqueries et les silences. Les personnes s'écartant de toi quand tu marches et celles qui ne s'approchent que pour te faire du mal.
Tout résonnait en lui.
Traversé, transpercé, Drago se disloquait dans la douleur des couleurs qui tournoyaient sous ses yeux.
Sans qu'il ne le veuille, les sentiments de Luna éveillèrent en lui des souvenirs enfouis. Ceux d'une année à Poudlard où il avait passé beaucoup de temps dans les toilettes des filles.
– Myrtle, murmura-t-il la gorge nouée, bouleversé.
Luna l'entendit prononcer un prénom qui lui était inconnu et vit les larmes trembler au fond des yeux gris de Drago sans en tomber.
Au bout d'une éternité, constatant que le jeune homme ne décrochait pas son attention des murs, Luna s'avança d'un pas et prit la parole :
– Tu t'es assez immergé. Nous pouvons parler, maintenant.
Les mots, devant trouver leur chemin à travers le brouillard du passé, mirent du temps à atteindre la conscience de Drago.
– Non, finit-il par dire.
Il déglutit difficilement.
– Pas ici. Je ne pourrais pas…
Il secoua la tête et répéta :
– Pas ici.
Luna réfléchit. Se rendre dans le salon ne lui semblait pas approprié. L'ambiance cosy qui y régnait ne convenait pas.
– Le bureau ? proposa-t-elle.
Drago approuva d'un hochement de tête absent. Peu lui importait, tant que ce n'était pas « ici ».
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Les coudes plantés dans ses cuisses, le visage entre les mains et la tête sous l'eau, Drago suffoquait toujours, submergé par les sentiments de Luna.
Quand la sorcière déposa un verre d'eau devant lui, un brin de souffle lui revint enfin et Luna entendit sa voix murmurer :
– Ce que tu vivais… Je ne sais pas comment tu as fait pour tenir.
Elle haussa les épaules.
– Tu n'as vu que les pires moments. Ceux où tu étais là. Mais à côté, j'avais de nombreuses sources de joie. Tartiner du beurre sur un toast grillé au petit-déjeuner. Retracer le périple d'Ulric le Follingue dans les couloirs du château. Chanter avec les êtres de l'eau au clair de lune. Suivre les cours du professeur Flitwick. Découvrir une nouvelle énigme dans un vieux grimoire de la bibliothèque.
Draco, incapable de ricaner, hoqueta nerveusement. Même en pleine tempête, Luna serait capable de voir le soleil et d'admirer le vent. Il puisa de la force dans le ton calme de la jeune femme.
Mais au moment où il s'apprêtait à prendre la parole, Luna le devança :
– Qui est Myrtle ?
Il battit des paupières, surpris par la question.
– Tu la connais, répondit-il. C'est un fantôme de Poudlard. Elle hante les toilettes des filles.
– Mimi fur…
– Ne l'appelle pas Mimi furoncle, s'il-te-plaît, supplia Drago à voix basse.
– J'allais dire Mimi fureteuse. Mais je note ta demande. Même si je ne vois pas pourquoi je l'appellerais comme ça, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Pourquoi as-tu mentionné son nom en voyant ma peinture ?
– Sa scolarité a été chaotique. Violente. Comme la tienne, termina-t-il doucement.
– Tu as l'air de bien la connaître, constata Luna.
Drago fronça les sourcils.
– C'est le cas, je crois. Elle a été d'un grand soutien quand je n'allais pas très bien. Elle m'a écouté. Et je l'ai écouté.
Les souvenirs de Drago se mêlaient à ceux de Luna. Il fixa un point dans le vide, tandis que les mots de sa mémoire continuaient de sortir de sa bouche, vague par vague.
– Ce qu'elle m'a raconté, tout ce qu'elle a vécu, ça m'a rendu triste. Si triste. Et ça m'a tellement mis en colère. Ses camarades, avec leur méchanceté et leur bêtise, ils l'ont pour ainsi dire jetée dans les bras de la mort.
Il releva la tête pour donner plus de poids à ses paroles.
– Et maintenant, je me rends compte que je t'ai fait subir exactement la même chose.
Luna sentit l'air emplir chaque parcelle de ses poumons. Elle n'avais pas imaginé que des paroles aussi graves pourraient la rendre aussi légère. Et cela lui donna envie, à son tour, d'alléger la peine du jeune homme qui lui faisait face, torturé par un passé qu'il affrontait pour la première fois.
En guise de main tendu, elle lui offrit quelques paroles d'espoir.
– Drago, tu es donc capable d'empathie quand tu enlèves ton costume caparaçonné de Malefoy.
– Qu'est-ce que tu croyais ? se braqua-t-il. Que j'étais un monstre sans cœur ?
– C'est juste que tu te donnes beaucoup de mal pour donner l'image d'un homme n'ayant aucun problème à écraser les autres sans leur accorder le moindre regard, constata-t-elle avec détachement.
– Parce qu'en général, je n'ai pas intérêt à le faire, fit-il, toujours sur la défensive.
Elle planta ses grands yeux dans les siens.
– Tu avais un intérêt à le faire avec Mimi ?
Il détourna le regard.
– Et pourtant, tu l'as fait, reprit Luna. Quand tu n'es pas en représentation, quand tu es juste toi, les murs de ta forteresse s'effondre et le monde peut entrer en toi. La douleur de Mimi vit en toi. La mienne aussi, maintenant.
Drago sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine et cogner contre ses côtes. Avant de se serrer à nouveau quand les paroles de Luna refluèrent.
Le sorcier soupira. Il s'était comporté comme un idiot, agissant méchamment par jeu, sans se rendre compte de la destruction qu'il pouvait engendrer.
– Je suis désolé, Luna, vraiment désolé, de t'avoir infligé des moqueries cruelles pendant des années. Je te présente mes excuses pour l'adolescent que j'ai été. Mais aussi pour l'adulte qui se tenait devant toi il y a quelques jours, et qui a refusé d'entendre. Je… j'essaierai de mieux écouter.
Luna sourit.
– Je sais que tu as l'âme pour.
Drago ne s'attarda pas sur la phrase de la sorcière et continua sur sa lancée :
– Et je comprendrai tout à fait si tu ne veux plus jamais me voir.
– Ce n'est pas exactement ce que j'avais en tête, dit-elle avec une pointe de malice
Il lui lança un regard interrogatif.
– Nous allons reprendre les séances ?
– Si tu es d'accord, oui, acquiesça Luna.
– Comme avant ?
Cette fois, la sorcière secoua négativement la tête.
– Non, pas comme avant. Je ne peux pas te traiter comme je traite les autres personnes qui passent cette porte. Alors, j'ai envie d'essayer autre chose. Tenter une autre voie, arpenter un autre chemin. Quelque chose qui s'étendrait au-delà des moments où nous nous voyons entre ces quatre murs.
– Je ne me vois pas faire ce que nous faisons ailleurs qu'ici, indiqua Drago, gêné.
– Il ne s'agit pas de ça. Mais plutôt de te donner des leçons et des devoirs. Des récompenses et des punitions. Pour que tu puisses faire amende honorable. Imagine-moi en professeur de vie.
Drago haussa les sourcils. Lui donner des leçons ? Si on lui avait dit que Luna, une fois adulte, deviendrait une enseignante du genre chignon strict, guêpière noire et coup de règle en bois… La pensée le fit ricaner.
Luna ne s'en offusqua pas. Elle savait que ce ricanement était une protection, pas une attaque. Une diversion pour gagner du temps.
– Qu'est-ce que j'y gagne ? demanda Drago.
– Tu es sans doute le mieux placé pour répondre à cette question. Le plaisir de te distinguer des autres ? Pouvoir continuer à me voir ? Te lancer un nouveau défi ? À toi de voir.
Drago fixa intensément Luna tandis que celle-ci laissait son regard divaguer par la fenêtre. Le tsunami des émotions de la sorcière en lui s'apaisait peu à peu, une mer se retirant, laissant l'étendue de sables de ses propres sentiments resurgir. Mais il ne voyait aucun motif s'y dessiner.
Il ne savait pas trop de quoi ils étaient en train de discuter, ni à quoi il envisageait de s'engager. Mais il savait que ces derniers jours avaient été durs pour lui. Et que les expériences qu'il vivait dans cet étrange lieu lui avait manqué.
Mais si elle se mettait à lui demander des choses impossibles ? Elle lui avait dit qu'elle ne voulait pas se venger, mais peut-être essayait-elle seulement de le mettre en confiance avant de lui faire payer tout ce qu'il lui avait fait des années auparavant.
– Pour combien de temps ? demanda-t-il encore.
– Jusqu'à ce que l'un de nous deux se lassent.
– À quel prix ?
– Toujours les mêmes tarifs pour les séances. Pas de supplément pour les devoirs à la maison.
Il délayait et ils le savait tous les deux. Mais il ne pouvait pas faire ça éternellement.
– Est-ce que je peux prendre du temps pour y réfléchir ?
– Tu peux. Mais pas trop longtemps. Ton temps de réflexion est celui que tu passes dans ce bureau. Si tu pars sans me donner de réponse, je considérerais ça comme un refus. C'est ici, de vives voix, que la décision doit être prise.
Drago se sentait tiraillé.
Voulait-il retourner à sa routine solitaire ? Une routine sans saveur, mais connue. Confortable comme un vieux fauteuil défoncé dont on connaît toutes les bosses.
Ou préférait-il se jeter dans le vide, les yeux fermés, en tenant la main de cette jeune femme qui avait toutes les raisons du monde de le détester ?
Il attendit que le regard de Luna croise le sien pour lui donner sa réponse :
– C'est d'accord.
