Chapitre 34

Pendant près d'une heure, entre le petit-déjeuner et le moment où il était remonté dans la chambre, la salle de sport de l'hôtel avait occupé un Dean au top de sa forme. Il n'était pas revenu les mains vides : il avait voulu apporter lui-même à son frère un plateau copieux, et se tenait à présent devant la porte rouge, sur la moquette clinquante qui avait étouffé ses pas. Il espérait bien surprendre Sam, qu'il avait laissé profondément endormi après une nuit torride, et entra sur la pointe des pieds pour le trouver exactement là où il l'avait quitté, étendu au milieu du lit aux draps froissés où il continuait de sommeiller, magnifique. En souriant, il posa le plateau près du téléviseur, referma la porte sans bruit, et se faufila jusqu'au lit qu'il aborda prudemment, afin de ne pas secouer son cadet dont il commença à embrasser avec gourmandise le torse nu et apparent, depuis les abdominaux de son ventre creux jusqu'aux tétons pointus, où la caresse fit frissonner le jeune homme.

- Hé, émit-il d'une voix pâteuse en ouvrant lentement les yeux, l'air enchanté.
- Salut, lui rendit son frère d'un large sourire.
Et il déposa un baiser sur ses lèvres avant de quitter la couche. Sam se redressa et, les yeux plissés malgré la relative pénombre qu'entretenaient les rideaux tirés, vérifia :
- Déjà debout ? Quelle heure il est ?
- Presque huit heures, annonça Dean en se débarrassant de ses chaussures. Je suis levé depuis presque deux heures, marmotte. Je t'ai ramené le petit dej.
Sam s'étonna un peu de l'horaire relativement tardif, sans s'en affoler. Le souvenir de la nuit écoulée le gardait dans un état de semi-euphorie, mais ce furent la bonne humeur et le dynamisme apparents de son frère qui lui firent surtout plaisir à voir. Trois jours plus tôt, en plein désarroi, Dean lui avait confié ses doutes, ses remords et ses dilemmes, lui déclarant être enfin en paix avec ses sentiments insensés et sa volonté de les concilier avec leur âpre réalité, sans savoir comment. Il semblait avoir trouvé, à défaut d'une solution idéale, au moins le moyen de composer avec l'ensemble des éléments constitutifs de son existence sans se torturer, et l'évolution était majeure. Ses pieds nus, il ôta alors son pantalon, puis ce fut son t-shirt dont il se délesta. Sam prit un instant pour admirer la vue, le trouvant tout particulièrement tonique, ce matin, mais l'interpella néanmoins lorsqu'il ne fut plus qu'en caleçon :
- Hey, qu'est-ce que tu fous ? On n'a pas le temps pour ça.
Dean se figea, et en le regardant de haut il répliqua :
- Wow, détends-toi, tombeur, c'est pas pour te rejoindre au pieu, que je me dessape.
Il prit alors soin de se placer bien en face de son frère et retira son caleçon, prenant un plaisir évident à exhiber ses parties sur lesquelles Sam fut bien incapable de ne pas lorgner.
- J'vais me doucher, si tu permets, reprit l'aîné des Winchester. Tu nous avances le boulot en préparant nos tenues ?
Sam, tout émoustillé qu'il fut, y consentit de bonne grâce et laissa Dean rejoindre la salle de bains. Mais, une fois prêt à en franchir le seuil, celui-ci fit halte pour viser le puîné d'un sourire entendu et lancer :
- Sinon, t'as qu'à venir te doucher avec moi, on gagnera du temps... Et je t'aiderai à tout préparer juste après.
Sam ne prit guère plus que le temps d'une réflexion expresse avant de faire son choix. Et sautant hors du lit nu comme un ver, il se précipita pour rattraper Dean qui s'engouffra dans la salle d'eau en riant.

Ce ne fut qu'après dix heures que les deux hommes abordèrent le parvis de l'IU Bloomington, vêtus de costumes mais sans cravates. Ils seraient Jimmy Stone pour Dean, en chemise blanche et livrée marine, et Jack Kent pour Sam, chemise pâle, veste anthracite. Ils arrivèrent à pieds depuis l'hôtel, tout proche, profitant du temps de trajet pour ajuster les derniers détails, et découvrirent l'esplanade au dallage brun, les bacs à fleurs stylisés, ainsi que les imposants porches de pierre qu'ils franchirent jusqu'à l'accueil.
Le temps était au beau, avec un ciel bleu déjà lumineux, et des températures très clémentes, en dépit de l'heure matinale.

Ils présentèrent leurs fausses cartes de presse et louèrent la réputation du professeur Hansen qu'ils souhaitaient vivement interroger dans le cadre d'un dossier sur les croyances et mythes anciens à paraître sous quinzaine. Ils furent reçus poliment, mais avec distance ; le professeur étant en cours, et peu disponible pour les interviews. Ils furent invités à laisser leurs coordonnées. Mais insistèrent, avec courtoisie, mettant en avant la longue route qu'ils avaient parcourue dans l'espoir de s'entretenir avec l'éminent spécialiste qu'était Gérald Hansen. Ils requirent juste la permission d'aller se présenter directement à lui, surtout Sam qui se vit bientôt en train de faire du charme à son interlocutrice sous l'œil moqueur de son frère. Ils finirent par avoir gain de cause, à condition de promettre de patienter jusqu'à la fin du cours et de ne pas importuner le professeur. Bien sûr, ils acceptèrent. Et se dirigèrent selon les indications qui leur furent données, vers le lieu possible de la rencontre.

Ils longèrent des pelouses, traversèrent des jardins, passèrent sous le feuillage encore jeune des arbres. Une ambiance qui ne manqua pas de rappeler Stanford à Sam, à certains égards, avec tout ce que cela fit rejaillir de souvenirs heureux et tragiques. Au détour d'un large bâtiment, et après s'être fait confirmer leur chemin à deux reprises, ils aperçurent le sentier ombragé par lequel ils étaient censés passer.
- Vachement bronzée, la nana, releva Dean en se retournant sur une étudiante à robe courte. Ok, il fait pas froid, mais j'avais pas capté qu'on était déjà en été.
Il secoua la jambe de son pantalon comme pour s'aérer la peau. Sam rappela :
- C'était le spring break. C'est plutôt ensoleillé à Cancún, à cette période de l'année.
- Ah, ouais, c'est ce truc où tu passais ton temps terré à la bibliothèque ? Heureusement que tu t'es un peu dévergondé les années qui ont suivi, soupira Dean d'un air dépité.
- Avec un final en apothéose ces derniers jours, marmonna-t-il d'un sourire sarcastique, ses mots lui échappant presque.
Son frère ne parut pas l'entendre, occupé qu'il fut à secouer le pied, une main tout au fond de sa poche.
- Dis-donc, t'as un souci ? fit Sam tandis qu'ils s'engagèrent sur le chemin de terre sous les branches des arbres. Depuis qu'on a quitté l'hôtel, ça fait au moins dix fois que je te vois remuer dans ton froc.
Dean lui jeta un coup d'œil sévère avant d'expliquer sèchement :
- J'ai les bonbons qui collent au papier, si tu veux tout savoir. Je suis pas habitué à me peler les valseuses, moi.
- Je t'ai pas forcé, blasonna le cadet. C'était ton idée, si je me souviens bien ?
- Hey, t'as pas dit non, gros malin. Et puis, compléta-t-il d'un sourire goguenard en jetant son coude dans les côtes de son frère, ça a l'air de t'avoir inspiré... Vu ce que tu m'as fait cette nuit, ça aurait été dommage que je le fasse pas, tu diras pas le contraire...
Sam se tendit quelque peu, raidissant le dos et le cou en regardant derrière lui.
- Restons concentrés, somma-t-il en sentant le rouge lui échauffer le cou. Tiens, on arrive.

Au sortir du bosquet, ils aperçurent un groupe d'une vingtaine d'individus rassemblés au milieu d'une vaste pelouse, au soleil. Un seul d'entre eux, un homme, était debout et semblait haranguer la foule qui l'écoutait attentivement. De taille moyenne, mince et le teint hâlé, il avait le visage glabre et de courts cheveux frisés poivre et sel. Une paire de lunettes en demi-lune, également.
- C'est notre homme ? demanda Dean.
- On dirait bien.
- Ok. Tiens, allons par là.
Les Winchester dévalèrent la pente douce en contrebas du sentier et mirent pied sur le gazon dont il restèrent en périphérie. Ils rejoignirent un groupe d'arbres, sur le côté, et se placèrent sous leur ombre pour observer et attendre le moment adéquat. Le professeur Hansen, qui parut lever un œil dans leur direction, continua son cours sans varier d'un iota, à une vingtaine de mètres plus loin.
- Tu penses qu'il en a encore pour longtemps ? questionna Dean, sur le flanc droit de Sam.
- Il est bientôt onze heures, fit celui-ci en jetant un œil à sa montre. On va bien voir.
L'aîné eut un soupir silencieux en haussant les sourcils. Et farfouilla de nouveau dans sa poche. Sam le crut encore accaparé par son entrejambe mais le vit peu après sortir un chewing-gum et le gober pour commencer à le mâcher ostensiblement. Les narines de son frère, qui ne trouva pas le moment des mieux choisis, se dilatèrent, et il secoua la tête.
Alors, tandis que côte à côte, ils continuèrent d'observer Gérald Hansen parmi son jeune auditoire, Sam se raidit d'un seul coup, ses yeux s'écarquillant, sans qu'il osât bouger.
- Dean, avisa-t-il fermement en le toisant du coin de l'œil. Qu'est-ce que tu fous, bon dieu ?
- Hein ? lança l'intéressé avec nonchalance, le regard flânant au gré du vent. Rien...
Sam le gronda du regard et le somma d'un ton sans réplique :
- Retire ta main, Tout de suite.
A l'abri des yeux, le bras gauche caché par le bras et le flanc droit de son cadet, Dean était ni plus moins qu'en train de lui palper la fesse. Sam, effaré, se mit à transpirer.
- C'est pas ce que tu disais hier, renvoya Dean d'un air fat.
- Je vois pas le rapport ! cria Sam dans un murmure. Retire ta main !
D'un geste brusque, il repoussa le bras de son frère et se décala d'un pas.
- Hier, on était seuls, enfermés dans une chambre, raisonna le puîné d'un air fâché. Pas en plein air là où tout le monde peut nous voir !
Dean leva les yeux au ciel et fit imparfaitement éclater une bulle de gomme. Mais tandis que Sam s'inquiéta de vérifier que personne n'avait fait attention à eux, son frère se rapprocha de lui. Et recommença. De plus belle. Glissant la main sous sa veste, lui frôlant les reins et, cette fois, plongeant directement dans son pantalon.
Le culot incroyable de Dean laissa Sam médusé.
- Non, mais... tu es malade, ou quoi ! persifla ce dernier, le visage décomposé. Quelle mouche te pique, tu es bourré ?
- Relax, Sammy, déroula-t-il en mâchouillant sa langue derrière un sourire, les yeux balayant les alentours avec détachement. Personne ne nous voit. Et y'a pas de mal à se détendre...
Ses doigts enveloppèrent la fesse droite de Sam, puis la gauche, avant de les caresser plus largement. Dean prit un plaisir manifeste à palper son fessier d'acier, et il sentit que son frère, aux contractures fébriles de son corps tant qu'au soupir étouffé qu'il émit, n'éprouvait pas que de l'indignation à l'égard de cette inconvenance.
- T'as une drôle de façon d'évacuer ton stress, morigéna Sam en essayant à grand peine de conserver une dureté de ton qui parut plutôt vouloir migrer vers sa braguette. Je suis très content que tu vives tout ça mieux qu'avant, mais reste concentré, putain.
Il remua en essayant de faire glisser la main de Dean hors de son pantalon mais les doigts de celui-ci s'étaient déjà aventurés bien trop loin. Sam sentit des gouttes de sueur lui piqueter le front, et la volonté de saisir le poignet de son frère, malgré son désir de le faire, lui manqua clairement.
- Je suis pas stressé, détrompa Dean dans une posture assurée. J'ai fini par piger que les questions que j'arrête pas de me poser sont sans réponse, alors... j'essaie de les laisser au placard. Après tout, si on se sent bien, c'est ptet que c'est bien... Parfois il faut suivre son instinct.
Son œil se portant sur trois étudiants qui longeaient une allée sur la droite, trop loin pour qu'ils puissent les surprendre, Dean mobilisa ses quatre plus longs doigts pour s'infiltrer délicatement entre les fesses serrées de Sam qui ne résistèrent guère longtemps. Et le nouveau soupir qu'il poussa, au moment où ses muscles se relâchèrent, dessina un sourire ravi sur les lèvres de son aîné, peu avant que ne résonne un carillon sonnant la fin des cours et que le groupe d'étudiants du professeur Hansen ne se mette en mouvement.
- Il est onze heures, dit Sam.
Comme au sortir d'un rêve, il reprit pied avec la réalité et se ressaisit, éloignant d'un geste vif le bras de Dean tout en enfonçant une main dans sa poche pour redresser ce qui devait l'être. Il adressa un regard sombre à son frère qui le visa d'un air innocent, pour aussitôt lui intimer cet ordre :
- Allez, au boulot.
Il partit comme une fusée droit vers Hansen qui rangeait un livre dans sa serviette, suivi par Dean qui, l'air satisfait et le pas léger, porta les doigts à ses lèvres pour en goûter le sel.

L'enseignant se laissa approcher sans réticence, et accueillit aimablement les deux hommes. Après qu'ils se furent présentés, surtout par la joviale entremise de Dean qui compensa ainsi l'air pincé dont son frère eut bien du mal à se défaire, ils se déclarèrent engagés dans la rédaction d'un article poussé pour le compte d'un journal local du Texas, et orientés vers leur interlocuteur par le bouche-à-oreille d'initiés. Gérald Hansen, le regard profond et très bleu, les avait écoutés impassible, sans commenter ni leurs amabilités, ni le contenu de leurs travaux supposés, répondant succinctement et avec une grande courtoisie à leurs questions directes. Lorsque vint celle afférente à la possibilité d'un entretien pour compléter leur dossier, le professeur y consentit assez vite, sans joie ni peine, n'y voyant guère d'objection. Et, soulignant qu'ils arrivaient au bon moment, il invita les Winchester, ou plutôt messieurs Kent et Stone, à le suivre dans son bureau puisque les cours de la matinée étaient terminés.

Les deux frères, qui furent assez agréablement surpris de l'aisance avec laquelle ils avaient obtenu audience, furent presque pris au dépourvu. Lorsqu'ils parvinrent au bureau de leur hôte, situé dans un bâtiment non loin de là, près de la bibliothèque de l'université, ils découvrirent une pièce chargée mais méticuleusement ordonnée, tout en bois d'acajou et garnie d'étagères pleines d'objets hétéroclites dont certains firent mieux comprendre à Sam la réputation d'archéologue de Hansen, qui leur proposa une tasse de thé. Ils acceptèrent, et prirent place dans les fauteuils moelleux placés face à celui du professeur, de l'autre côté d'un long bureau alourdi de livres, de piles de feuilles et d'objets plus singuliers dont ils n'eurent pas vraiment l'occasion de décrypter la fonction ni l'origine. Quand Hansen, après leur avoir servi le thé dont lui-même se passa, vint s'asseoir à son tour, avec dans son dos une grande fenêtre donnant sur les jardins, il commença :
- Un article sur les croyances antiques, m'avez-vous dit. Le sujet est vaste, et bien flou en l'état. Dites m'en plus. Époque archaïque ou classique ? Ciblez-vous une mythologie en particulier ou votre travail se veut-il plus généraliste ?
Il avait une voix chaude, un peu ronflante, et s'était exprimé sur un ton posé, ouvert et curieux. Dean se fit la réflexion que ses yeux étaient étonnamment clairs, pour un homme à la peau si cuivrée.
- En réalité, initia Sam en s'efforçant de tenir efficacement son rôle, un carnet de notes dans la main, notre approche du sujet sera chronologique. Et, assez ambitieuse, je pense. Nous souhaitons offrir une vision large des mythes qui ont eu cours au sein des multiples cultures de l'Antiquité, et en particulier ceux qui sont communs à un grand nombre d'entre elles.
- Vous en trouverez beaucoup, affirma Hansen en hochant la tête avec bienveillance. La Création, les forces du Bien contre les forces du Mal, les dieux, le Paradis, l'Enfer... Sous un nom ou sous un autre, les mêmes parties saillantes du folklore resurgissent sans fin, indépendamment du temps et de l'espace.
- Ça c'est bien vrai, souffla Dean d'un sourire emprunté en trempant les lèvres dans son thé.
Sam le visa du coin de l'œil puis, affichant un rictus en s'éclaircissant la voix, enchaîna le dos tendu :
- En fait, comme je le disais, c'est l'approche chronologique qui structure notre article. Nous commençons par le commencement, et donc... la création. Mais, pas celle du monde tel qu'il peut être décrit dans la Genèse ou le mythe de Pangu, pour ne citer que ceux-ci. Nous voudrions plutôt essayer de lever le voile de cette part de non-dit commune à la plupart des cosmogonies, et qui nous ramène à l'origine de l'origine.
La soucoupe dans une main, la tasse dans l'autre, Dean mit plusieurs secondes à réaliser qu'il fixait son frère la bouche entrouverte. Sam soutint sans ciller le regard droit et scrutateur de Hansen, qui opina du chef.
- Je vois, dit-il. Une tâche peu aisée, car les récits cosmogoniques sont plus prolixes sur les Premiers que sur ce qui les a précédés.
- C'est pourquoi nous sommes venus vous voir, justifia Sam. Nous pensons que votre savoir sur la question peut servir notre article et nous être très précieux.
Allait-il mordre ? L'allusion à sa connaissance de l'inconnu ne reposait à ce stade sur aucune base logique, et c'était pourquoi Sam en avait fait mention. Pour jauger sa réaction.
- Je vous sais gré de la valeur que vous donner à mes travaux, remercia Hansen sur un ton poli. Mais comme je le disais, ce que j'appelle la Prime origine est peu documentée. Vous semblez déjà connaître votre sujet, sur quel point précis souhaitez-vous mon concours ?
Sam faillit répondre tout à trac mais réserva son commentaire. Dean, lui, eut soudain une sorte d'intuition. Celle d'un jeu de dupes à double-voie.
- Pour être honnêtes avec vous, intervint-il alors avec un sourire affable, en consultant vos travaux nous avons souvent vu revenir... le thème du chaos, et...
- Il fait écho à l'une des théories de la création les plus connues, embraya Sam sans délai. Y-a-t-il une raison pour que ce sujet soit privilégié ? Une attente de vos étudiants, peut-être, ou bien avez-vous des éléments pertinents, novateurs, qu'éventuellement vous accepteriez de partager ?
- Et nous citerons nos sources, professeur, rassura Dean en hochant la tête d'un geste ample. Vous pouvez nous faire confiance.
Hansen les considéra tour à tour avec un demi-sourire, ses yeux infiniment bleus enjambant le bord de ses lunettes en demi-lune.
- Comme je l'ai dit, réagit-il d'une voix un rien plus pesante, vous semblez connaître votre sujet. Mais je présume que c'est naturel. C'est votre métier.
Les deux frères tachèrent de conserver leur mine détendue pendant les quelques secondes où leur hôte continua de les observer. Puis il baissa la tête en prenant une lente inspiration et exprima en posant les deux coudes sur son bureau, les doigts croisés devant son menton :
- Je consacre une partie non négligeable de mon temps à ce sujet, vos renseignements sont exacts. Ceci dit, le Chaos ne renvoie pas qu'à la thématique de la création, qui ne correspond qu'à une partie plus restreinte des cultures qui le dépeignent. Il n'y a pas de raison particulière au fait que j'aborde ce sujet, si l'on excepte les temps dans lesquels nous vivons.
- Que voulez-vous dire ? s'enquit Sam, le timbre soudain plus contraint.
- Eh bien, compte tenu de votre profession, pointa Hansen, vous n'êtes pas sans ignorer la dégradation de ce monde. Tensions géopolitiques, dérèglement climatique, effondrement de la biosphère... Les exemples se multiplient chaque jour davantage.
- C'est ce que vous entendez par « chaos » ? opposa Dean avec un froncement de sourcils. Étant donné votre domaine de compétence, on aurait pu s'attendre à une vision un peu plus métaphysique...
- Les deux postulats ne sont pas antinomiques, protesta l'érudit.
- Comment cela ? intervint Sam. Comment faites-vous le lien entre le Chaos originel qui a préludé à la Création, et les perturbations qui secouent le monde ? À part une homonymie, quel point commun y voyez-vous ?
- C'est un appel, déclara-t-il d'un air grave. Comme la goutte de sang diluée dans la mer annonce aux squales la tenue du festin. La dégradation de notre monde peut être vue... comme un signal. Qui éveillerait l'instinct du Chaos, indiquant que le temps est venu... ou revenu d'enclencher son travail de création, après annihilation.
Les frères restèrent stoïques, mais sombres. L'Apocalypse, ils avaient déjà donné.
- Selon vous, demanda Sam en se représentant parfaitement la chose, l'époque troublée que nous vivons pourrait être le catalyseur d'une catastrophe à l'échelle cosmique ?
Hansen le visa d'un œil brillant avant de répliquer, son regard se fixant sur Dean qui se sentit soudain mal à l'aise :
- Est-ce une vision assez métaphysique pour vous, monsieur Stone ?
L'aîné des Winchester resta muet mais soutint le regard de son interlocuteur, sans savoir quoi penser d'un tel discours. Comme son frère, il se prit à penser que si un danger de cet ordre pouvait constituer le dessein ultime de Chaos, le neutraliser deviendrait non pas une précaution, mais une nécessité absolue.
- Surtout, ne prenez pas au pied de la lettre ce que je viens de vous dire, pria le professeur d'un geste de la main. Nous savons bien, vous et moi, qu'il ne peut s'agir là que d'une interprétation purement philosophique.
- Bien sûr, concéda Sam d'un rictus plus crispé qu'il en eut l'air. Mais... c'est justement cet ancrage du mythe dans la réalité qui nous paraît intéressant. Nous pensons en effet que...
Il regarda momentanément son frère avant de reprendre :
- ...Que partir de l'idée que tous ces concepts puissent recéler une part de vérité nous aide à mieux en saisir l'essence. Je pense, en vous disant cela, à ces étranges affaires traitant de sciences occultes ou d'évènements paranormaux dont certains journaux - pas le nôtre - font leurs choux gras, et... je dois dire que même s'ils sont concurrents, nous nous sommes laissé troubler plus d'une fois par leurs écrits.
- Spiritisme ? supposa Hansen. Possessions ? Créatures surnaturelles ? Divinités ?
- Exactement, confirma Dean d'un ton qui n'avait plus rien de léger.
Ce fut au tour du professeur de soutenir posément son regard. Décidant de pousser l'avantage que lui donnait sa connaissance de l'accointance de Hansen avec ce monde, leur monde, Sam poursuivit, puisant directement dans son expérience :
- Que bon nombre de ces phénomènes soient une farce, sans doute. Malgré tout, nous avons nous-mêmes eu l'occasion de travailler sur plusieurs cas extrêmement troublants, lors de nos enquêtes, et... considérez qu'il s'agit peut-être là d'une trop forte manifestation de notre imagination mais, nous ne jurerions pas qu'aucun d'entre eux ne puisse exister.
- Garder l'esprit ouvert me paraît un préalable indispensable, dans votre profession, émit Hansen en frottant lentement une main avec l'autre. Même si nous sortons de mon champ de compétences.
- Heureux de voir que vous ne nous prenez pas pour des illuminés, nota Dean. En général, dès qu'on évoque la crédibilité de ces choses-là, on ne nous regarde plus pareil.
L'enseignant étira ses lèvres en un sourire fermé qui flétrit rapidement.
- Je suis convaincu qu'a travers les âges, les hommes ont perdu la mémoire d'évènements qui auraient dû rester vivaces, soutint l'enseignant. Ce monde moderne, il... Il affranchit les cœurs des peurs ancestrales qui les ont si longtemps minés, et sans doute est-ce une bonne chose, dans certains cas. Mais cette sécurité dans laquelle nous croyons vivre, c'est un mensonge. Une illusion. Chaque souvenir abandonné, c'est un atout de moins pour faire face aux défis qui s'imposent à nous.
Sam et Dean se sentirent parcourus d'un frisson. L'espace d'une seconde, ils avaient eu la sensation d'une déclamation prophétique. Et, pour eux qui avaient dû trop souvent contempler la fin du monde, elle eut une résonance perturbante.
- Professeur Hansen, fit Sam en sortant un peu malgré lui de son rôle. Pensez-vous que Chaos puisse faire partie de ces savoir ancestraux que nous avons perdus ? Selon vous, ces entités primordiales ont-elles pu exister, d'une façon ou d'une autre ?
L'homme aux cheveux grisonnants recula lentement contre le dossier de son siège.
- L'hypothèse que vous suggérez est d'une tout autre ampleur, avisa-t-il. C'est comme si vous me demandiez de vous confirmer l'existence de Dieu.
Les frères Winchester continuèrent de le regarder, sans une réaction, Chuck et Jack revenant brutalement occuper leurs pensées. Leur atonie amena Hansen à ajouter :
- Je ne puis envisager la question, aussi insolite soit-elle, que du point de vue du chercheur. Nos connaissances sur les temps qui nous ont précédés sont si faibles... Dieu contre la science, qui peut dire qui détient la vérité ?
Il marqua une pause, jaugeant une réaction chez les deux hommes, qui n'en eurent toujours aucune.
- Je crois profondément qu'en réalité, les deux courants sont complémentaires, affirma Hansen. Chaos a peut-être existé ; qui sait ? Peut-être n'a-t-il été qu'une composante de l'aube des temps, ou bien au contraire, une créature immémoriale à ce point éloignée de notre compréhension que nous ne nous rendrions même pas compte de sa présence si elle refaisait surface.
Il se pencha légèrement en avant, joignant ses mains sur son bureau, et les deux frères se noyant dans ses yeux qui les pénétrèrent jusqu'à l'âme, ils l'écoutèrent leur dire :
- J'ai toutefois une certitude. Si, un jour, nous découvrions que cette mythologie n'est que l'écho d'une réalité oubliée et si des forces telles que le Chaos venaient à percuter notre existence, alors ce n'est pas à la science que je m'en remettrais dans l'espoir d'un salut.

La conversation se poursuivit jusqu'à midi, et c'est perplexes que les frères Winchester quittèrent le professeur Hansen. Sur le perron du bâtiment qu'il dévalèrent sous un soleil vif, ils échangèrent leurs impressions, après avoir tenté sans succès de déterminer s'il existait un lien tangible entre les propos convenus de cet homme, apparemment convaincu qu'une prise de conscience était indispensable pour faire face aux périls à venir, et le Chaos qu'ils voulaient combattre.
- Alors ? commença Dean.
- Alors, répéta Sam en soufflant sèchement. Alors, chou blanc. Mais fallait pas rêver.
Il se garda de rappeler les réserves qu'il avait eues à suivre cette piste, sa voix lourde s'en chargeant très bien.
- On l'a peut-être mal jouée. Il en connaît un rayon sur la faune, d'après ton pote, on aurait mieux fait d'y aller franchement, au lieu de passer une heure à tourner autour du pot.
- Ça aurait sûrement rien changé, réfuta Sam. Il en a sûrement appris beaucoup à force de bouquiner, t'as vu son bureau ? Mais d'après Bill il ne sait pas à quel point c'est réel.
Ils atteignirent une allée pavée qu'ils empruntèrent pour se diriger vers l'entrée de l'université.
- Je sais pas, nuança Dean. Il m'a fait un effet bizarre.
- Toi aussi ? admit Sam après un instant. Tu penses qu'il a joué la prudence ? Qu'il a pas tout dit ?
- C'est pour ça que je te dis qu'on aurait dû y aller sans couverture. Peut-être que t'avais raison, que y'avait zéro chance qu'il sache quelque chose, mais là... Je repars avec la sale impression d'avoir loupé un truc.
- On a déjà été plus efficaces, je dirai pas le contraire...
- On peut ptet rattraper le coup, Sam.
- Comment ? En y retournant à visage découvert ?
- Plutôt dans un deuxième temps, remisa Dean. Je te propose plutôt d'aller faire un tour du proprio en son absence.
Sam hésita brièvement, juste le temps de mesurer les risques d'une effraction. Ils n'en étaient pas à leur coup d'essai, c'était un euphémisme, et celle-ci ne serait pas la plus périlleuse de leur carrière. Et puis, l'intérêt semblait réel.
- Je te suis, abonda le cadet. Y'a peut-être des découvertes intéressantes à faire sur notre homme, en tout cas ça vaut le coup de s'en assurer. J'ai repéré sur ses étagères des objets qui m'ont paru un peu suspects.
- Yep, fit Dean d'une démarche assurée. Une nuit au musée, avec les frères Winchester au casting, c'est ce soir. Et pas besoin de billet.
Il passa une main sur son front et retira alors sa veste, qu'il balança sur son épaule. La chaleur méridienne était palpable.
- Bon, et si on allait bouffer ? jeta-t-il. Je commence à avoir la dalle.
- Ok, approuva son frère qui resta quelques secondes à l'observer. Mais d'abord on va essayer d'appeler Cally encore une fois. J'ai vraiment envie de l'entendre nous dire qu'elle va bien.
- T'as raison. On l'appelle sitôt qu'on sera sortis.
Sam acquiesça. Il laissa passer un instant, histoire de voir si ses pensées allaient se fixer ailleurs, mais elles persistèrent. Alors, il glissa à son frère :
- Tu sais que t'es drôlement sexy, en chemise blanche ?
Dean lui décocha un regard surpris qui ne dura que la fraction de seconde qui préluda au sourire orgueilleux qu'il afficha ensuite.
- Qu'est-ce qui t'arrive, Sammy ? railla-t-il avec fatuité. Toi aussi, t'as chaud ?
- Ptet bien, ouais, admit-il.
L'aîné profita de ce qu'ils étaient seuls, entre deux bosquets, pour tenter sans grand espoir :
- Si on revient que ce soir, on a du temps à tuer... On pourrait prendre une heure ou deux pour se détendre un peu, ça te dit ?
En dépit de la déclaration prometteuse de Sam, il s'attendit à un regard significatif de la part de ce dernier pour doucher ses espoirs. Bien au contraire, les yeux de son cadet lui avouèrent sa pleine adhésion, et pour lever définitivement toute ambiguïté il alla jusqu'à renchérir, un sourire en coin :
- Une heure ou deux ? C'est tout ?
Les yeux de Dean s'écarquillèrent.
- Deal, scella Sam. Et cette fois, je te laisserai fourrer tes doigts partout où tu voudras.