Selene était rapatriée à Rome.
Louis XII se gaussait en public d'avoir mis la main sur des Italiens, et d'en avoir assassiné deux, devant (et c'était sans aucun doute cela le plus comique) celui qui les avait vendus.
Sur les conseils avisés du cardinal Georges d'Amboise, qui avait récupéré la Pomme des mains de Vittorio et l'avait offert aux miliciens de Cesare Borgia sans que son existence ne parvînt aux oreilles de la monarchie, Louis XII faisait un cadeau à son allié. Un Assassin, et pas n'importe lequel : la nièce du pire ennemi du duc !
Selene était donc renvoyée chez elle en cage, pour que la France entière pût admirer une belle chienne italienne, et sous escorte, afin que Cesare Borgia l'exécutât lui-même.
Les alliances étaient sauvées et Cesare gardait la confiance du roi de France, quand bien même il eût récupéré un artefact d'une incommensurable valeur dans son dos.
Avant de la faire sortir de la cellule, on fit subir une toilette sommaire à Selene. On la déshabilla sans ménagement, on la trempa dans l'eau froide et on frotta son corps, ses blessures et ses cheveux à l'aide d'une grosse brosse. Amaigrie, la peau rouge, elle tremblait dans un coin quand on lui jeta une nouvelle chemise
Selene se vêtit, et passa un doigt hésitant sur sa joue. Elle sentit avec horreur le dessin de la fleur de lys imprimée pour toujours sur son visage.
On lui donna à boire, on lui jeta du pain rassis qu'elle dévora. Puis on la fit monter dans une cage posée sur un chariot.
Ce fut Vittorio qui cadenassa la cage.
En le reconnaissant, Selene bondit et lui attrapa le bras.
— Aide-moi, le supplia-t-elle dans un souffle.
— Je ne peux pas.
Selene tremblait. Ils avaient une chance de s'en sortir tous les deux, et il refusait !
— Enfuyons-nous, Vittorio. Ezio te pardonnera si tu me sauves. Tu peux te racheter.
— Je suis aussi prisonnier que toi, Selene. Ne comprends-tu donc pas ?
Déjà deux soldats, qui les entendaient murmurer, s'approchaient d'eux, la main sur le glaive. Vittorio se dégagea de la prise de Selene et rendit les clés au capitaine de l'escorte.
Selene, épuisée par se sursaut d'espoir, se recroquevilla dans sa cage. Elle n'avait aucun doute sur la suite des événements. Elle rentrait en Italie afin que Cesare se délectât de sa mort. En dépit de cette perspective, elle trouvait un peu de réconfort à retrouver l'air du dehors et la chaleur du soleil.
Le chariot avançait en cahotant dans la campagne, escorté par une dizaine de soldats. Quand elle ne dormait pas, Selene admirait le paysage en mâchonnant un quignon de pain dur. Vittorio l'ignorait ; plus jamais il ne lui adressa un regard. L'état de Selene était trop douloureux à supporter. Lui aussi avançait avec avec l'abattement d'un condamné. Les mercenaires de Cesare lui assuraient de l'or et des prochaines missions, mais l'Assassin n'était pas dupe : maintenant que Cesare n'avait plus besoin de lui, il était renvoyé en Italie pour disparaître. Malgré les promesses, Vittorio ne serait jamais placé sous protection française. Il serait éliminé par le Mentor fou de rage.
Les routes traversaient des villages. Les habitants, à la fois curieux et inquiets face à cet étrange cortège, le regardait passer de loin. Des enfants plus téméraires le suivirent en courant et lancèrent des cailloux à la face défigurée de Selene. À leur grande déception, elle ne réagit pas. Après la torture, cette humiliation n'était rien. Les enfants se lassèrent et rebroussèrent chemin.
Quand ils avançaient à travers les forêts, Selene se rappelait le voyage d'aller jusque Paris. Plusieurs fois elle crut reconnaître des sentiers déjà parcourus ; l'air semblait lourd des fantômes de Valentino et d'Ugo. Avec le recul, cette quête qu'elle avait éprouvée jusque dans ses muscles courbaturés ne lui paraissait plus si terrible. Elle en gardait même un souvenir nostalgique de silences apaisés et d'amitiés naissantes.
Comme la bonne humeur de Valentino lui manquait !
Le voyage devint rapidement incommodant. Plus le convoi marchait vers le sud, plus la chaleur se faisait écrasante, et plus que de la faim, Selene souffrit de la soif. Le soleil l'empêchait de penser à autre chose qu'à un peu d'eau. La jeune femme ne trouvait de répit que dans les soirées tièdes et les matinées fraîches.
Un matin, d'ailleurs, le convoi longea une bâtisse carbonisée ; quelques vestiges noirs de suie demeuraient debout. Selene eut un frisson. L'auberge !
Si seulement, à cet instant, ils avaient compris, alors tout aurait été bien différent aujourd'hui.
Au bout de trois mois d'un voyage éprouvant, le convoi atteignit l'Italie, puis entra dans le Latium.
Cesare Borgia les attendait en personne. Le chariot s'arrêta à sa hauteur ; il examina longtemps sa proie enfin capturée, et un sourire satisfait fendit son visage lorsqu'il découvrit la marque sur sa joue. Ainsi était-il vengé de l'affront subi au Castel San Angelo.
Le convoi continua tranquillement son avancée dans la campagne jusqu'aux portes de Rome.
Perché sur la cage, Cesare Borgia, d'une voix forte et avec l'éloquence qui faisait sa renommée, invitait les badauds curieux à le suivre au Colisée. Car on avait capturé un des Assassins, déjoué leur complot terrible avec l'occupant français, et on s'apprêtait à pendre le survivant par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuivît !
En réalité, Cesare se moquait bien de savoir si la foule allait assister à l'exécution ou non. En hurlant ainsi à tue-tête que la prisonnière serait tuée dans l'après-midi, il voulait forcer Ezio à se montrer et à tenter l'impossible pour sa nièce. Les armées qu'il avait réunies tant bien que mal après l'assassinat du Pape, marchaient en ce moment-même sur Rome ; ce n'était plus qu'une question d'heures. Aujourd'hui était donc l'occasion de faire une pierre deux coups : prendre la ville et éliminer définitivement la menace des Auditore.
Selene n'écoutait pas. Elle ignorait les regards haineux du peuple, ses insultes, ses crachats. Le visage levé vers le ciel, les yeux fermés, elle appréciait simplement la douceur des rayons du soleil sur ses joues. Faut-il être assez bête pour donner de l'importance à ces choses-là lorsqu'il ne nous reste plus que quelques minutes à vivre ?
Peut-être était-ce l'idée de la mort toute proche qui aiguisait ainsi ses sens, mais au milieu des champs, alors que le chariot avait quitté la route pavée pour un sentier de terre, sa sensibilité était décuplée. Le son des roues crissant sur les petits cailloux, l'odeur particulière de l'herbe coupée, l'intensité de la lumière et les couleurs de la campagne, le goût amer de l'angoisse sur sa langue et la moiteur de ses paumes : tout était ressenti un millier de fois plus fort qu'avant et l'étourdissait. Son corps, comme conscient de sa fin prochaine, se raccrochait aux sensations dans un ultime élan.
La jeune femme lança un coup d'œil par-dessus son épaule. On apercevait le Colisée, au loin. Son cœur se mit à battre plus fort ; le moment approchait. Ezio n'était pas venu. Ezio ne viendrait pas.
Selene repensa à toute sa vie d'Assassin. Au fil des mois, elle s'était habituée à la mort. Elle avait assassiné, elle avait été témoin de la souffrance et de la terreur. Elle avait failli être fauchée plusieurs fois, consciente de risquer sa vie chaque jour au sein de la Confrérie.
Mais on a beau se familiariser autant que possible avec la mort, on reste toujours épouvanté face à la sienne. Et Selene, pour l'avoir pourtant invoquée au fond de son cachot, n'aurait jamais pensé devoir lui faire face si tôt.
Le chariot s'arrêta enfin devant le Colisée et les gardes ouvrirent la cage. La jeune femme recula au fond, pétrifiée de peur. Mais les hommes des Borgia la forcèrent à sortir ; elle se débattit, chercha à mordre. On la cogna et on lui lia les mains derrière le dos ; elle se calma, étourdie, et on la mena jusqu'à l'échafaud où la corde patientait en se balançant dans la brise, aux côtés d'un bourreau squelettique.
« Pas maintenant » suppliait Selene, les yeux levés vers le ciel, alors qu'on la pressait d'avancer.
Elle s'en voulait de faire si peu preuve de courage, elle à qui on avait enseigné d'accueillir la mort avec sérénité, mais elle défiait ses Maîtres d'en faire autant.
Le cœur battant à tout rompre, pompant désespérément la vie, Selene gravit les marches de bois qui menait à la potence d'un pas lourd.
Elle se sentit alors extrêmement seule, debout sur une trappe branlante, exposée à moitié nue à la vue de tous ceux qui allait se délecter de son agonie. Quelques personnes s'étaient rassemblées dans l'arène antique et attendaient le spectacle ; certains même grignotaient des fruits ou des morceaux de pain.
Cesare commença un discours destiné à attiser la haine du peuple pour les Assassins, « ces criminels sanguinaires qu'il convenait d'éliminer jusqu'au dernier ». Mais Selene n'écoutait pas. Les battements de son cœur désemparé résonnaient jusque dans son crâne. Elle eut alors une pensée pour son père : elle allait connaître le même sort que lui.
« Qu'elles furent ses dernières pensées alors qu'il était à ma place ? » se demanda-t-elle. Était-il parti seul, lui aussi, exposé comme un animal devant un public pervers ? Avait-il affronté la mort avec hardiesse, ou bien avait-il tremblé comme un enfant ?
Cesare ordonna au bourreau d'ouvrir la trappe.
