Le temps… Qu'on soit Humain ou Seigneur du Temps, c'est une chose fort étrange à comprendre. Évidemment, ils n'en ont pas la même compréhension. Les Humains ont à peine abordé la théorie de la relativité – Einstein, bien sûr, un gars brillant et un superbe joueur de billard – et la mécanique quantique, des concepts avec lesquels les Seigneurs du Temps jouent au berceau. Leur vision des choses fait bien rire le Docteur, quand il a l'esprit à ça.
C'est pour ça qu'ils ont tant d'expression sur le temps qui passe. « Le temps adoucit tout » avait écrit Voltaire, même si c'était Martha qui le lui avait soufflé. « Aucune main ne peut attraper le temps », ça c'était un proverbe indien, tandis que les Anglais et les Français clamaient que « le temps guérit toutes les blessures »… Il y en avait tant. Pas une culture n'avait pas une perle de sagesse réelle ou supposée à partager sur le temps qui passait. Et chaque autre planète de l'univers avait les siens propres. Sur Ostigon, l'expression favorite du Docteur disait « mange le temps ou le temps te mangera ». Toutes sont drôles à leur façon, à la fois parce qu'elles sont totalement fausses, mais aussi parce qu'elles sont terriblement justes.
Sur Gallifrey, les Seigneurs du Temps se moquaient bien forts de toutes ces expressions qui trahissaient un manque total de compréhension du temps et de ses méandres, mais le Docteur a toujours eu une affection coupable pour ces expressions. Contrairement à ses pairs, il n'est pas aveugle à la sagesse des autres espèces qui fourmillent dans la galaxie, et notamment des Humains. Avec des expressions aussi peu précises, ils sont capables de traduire des sentiments qu'un Seigneur du Temps a du mal à exprimer.
Et c'est un fait, le temps avance présentement lentement autour du Docteur, à défaut de tout apaiser et de guérir ses blessures. Il n'y est pas habitué. D'habitude, tout passe rapidement autour de lui, les années, les siècles, les guerres, les compagnons… Comment disent les Terriens ? Un clignement d'yeux, et tout a déjà disparu. Le temps de s'attacher malgré lui à un compagnon de voyage, Rose, Martha, Amy, Rory, Clara, Bill, Yasmin, Graham, Ryan, Dan, ils sont déjà partis, ou tellement changés qu'il ne les reconnaît même plus. Le seul qui reste inchangé, c'est Jack, mais sa seule existence fait du mal au Docteur et lui rappelle la perte de Rose, alors il préfère ne pas y penser. Il y a tant de choses auxquelles il préfère ne pas penser.
Bien sûr, il y a des choses qui restent, même s'il laisse tant de choses et de personnes derrière lui, rarement de son plein gré. La douleur reste, principalement. Les regrets, aussi, souvent. La honte, parfois. Le Docteur sait qu'à chaque fois qu'il a perdu quelqu'un, que ce soit un compagnon ou un inconnu, il aurait pu ou du faire plus. S'il avait attrapé la main de Rose, s'il avait su protéger Martha des plans du Maître, si…
Ses deux cœurs lui font tellement mal chaque fois qu'il y pense qu'il a l'impression qu'ils vont exploser. Un jour ce sera peut être le cas. Il voit bien les choses se terminer ainsi, en épuisant ses régénérations à force d'avoir mal aux cœurs d'avoir tant aimé tant de personnes et d'endroits qui sont partis pour tout jamais. Après tout, même un voyageur temporel ne peut retourner sur ses propres traces. Chaque fois qu'il s'y est essayé, cela s'est terminé en désastre. Du coup, il a toujours trouvé plus facile de courir en avant, encore et encore, sans jamais cesser de courir et sans jamais regarder en arrière.
Pour la première fois depuis très longtemps, il se retrouve cloué sur place. Bien sûr, sa prochaine version lui a fait le don d'un double du TARDIS ce qui veut dire qu'il n'est pas vraiment cloué ici ni maintenant, mais il a promis à Donna et à ce Docteur apaisé qu'il n'est pas encore de, comment le diraient les Humains ? Ah oui, de prendre le temps.
Foutaises. Mais il a promis, alors le TARDIS reste aussi cloué au sol, au fond du jardin où la glycine menace déjà de l'engloutir, et lui reste là, à attendre.
Et donc, le temps avance lentement, si lentement que le Docteur a envie de hurler. Il lui est même arrivé de se positionner devant la grande horloge de la cuisine de Donna et de regarder l'aiguille des secondes se déplacer avec une lenteur d'escargot sur le cadran.
-Ce n'est pas censé être une punition, lui dit Donna à une de ces occasions.
Son regard est plein de pitié et de compréhension. Le Docteur préférerait qu'elle soit en colère, ou déçue, ou n'importe quoi d'autre, mais Donna a toujours été comme ça. C'est une des raisons pour laquelle il l'adore.
Quand ils découvrent l'existence d'autres compagnons ayant accompagné le Docteur dans ses aventures longtemps avant qu'ils ne mettent un pied à bord du TARDIS, ses compagnons du moment se montrent souvent jaloux ou jalouses. Le Docteur n'a jamais trop compris pourquoi, parce que les Humains sont aussi étranges qu'extraordinaires, mais il semblerait que ce soit parce qu'ils aimaient s'imaginer être les premiers à qui le Docteur ait proposé de monter à bord du TARDIS, ou bien parce qu'ils se mettaient en concurrence avec des personnes qu'ils ne rencontreraient probablement jamais. Le Docteur se rappelait encore avec ahurissement de la rencontre explosive entre Rose et Sarah-Jane.
Mais contrairement à ce qu'ils s'imaginent, le Docteur n'a jamais réalisé de classement de ses compagnons ni même entrepris de les comparer les uns aux autres (sauf peut être à Rose, pauvre Martha qui avait tant souffert d'être arrivée juste après elle). Tous étaient extraordinaires, chacun à leur façon. Il n'avait pas eu de compagne préférée ou de compagnon favori. D'accord, peut être que certains compagnons adorés lors d'une génération lui auraient paru insupportables ou l'auraient laissé indifférent à un autre moment de son existence, et peut-être que la douleur née de certaines séparations l'a suivi plus longtemps que d'autres, mais il n'a jamais eu de véritable préférence.
Quand même, Donna est sa préférée. Ou sa préférée du moment, ou de cette incarnation, ou quelque chose qui revient au-même et c'est pour ça qu'il se force à lui sourire chaque fois qu'elle lui lance ce regard. Il ne veut ni la décevoir, ni lui faire de la peine.
-Je sais, promet-il, pas pour la dernière fois, et probablement pas pour la dernière non plus.
Tout ce qu'il obtient pour ses efforts est de faire soupirer Donna plus fort encore.
-C'est censé être une pause pour vous aider, Docteur, insiste Donna en l'éloignant de l'horloge pour l'entraîner dans le salon. Pour vous donner le temps de réfléchir à certaines choses.
-Je sais.
-Alors pourquoi est-ce que vous avez l'air d'un condamné à la peine capitale ?
Le Docteur se laisse tomber sur un fauteuil et soupire. Il n'a plus le regard fixé sur l'horloge, mais sur l'accoudoir ses doigts marquent malgré lui le même tempo que celui de la petite aiguille dans la pièce voisine et Donna fixe son regard dessus avec insistance.
-Quand j'étais le Docteur-Donna, j'avais vos souvenirs et votre intellect. Mais il y a une question que j'ai oubliée de me poser jusqu'ici, n'est-ce-pas ?
Au lieu de répondre, le Docteur continue de tambouriner sur l'accoudoir. Il comprends mieux en cet instant comment un battement de tambour, un rythme d'à peine quatre temps, a pu rendre le Maître fou. Pour lui, il suffira peut être du tic-tac incessant d'une horloge. Il a pensé à l'arrêter. Il a pensé à la détruire à coup de marteau ou de n'importe quoi d'autre. Mais le tic-tac sera toujours là. À l'attendre.
-De quoi n'ai-je pas hérité durant cette méta-crisis ?, continue Donna. La réponse est bien sûr que j'avais l'esprit d'un Seigneur du Temps minus tous les aspects liés à votre biologie et que c'est exactement pour ça qu'être le Docteur-Donna me tuait à toute vitesse. Aujourd'hui, parce que j'ai eu quelques instants accès à tous ces souvenirs, je me souviens de juste assez pour savoir que de vivre comme nous autres, en un seul lieu et un seul moment, serait compliqué pour vous. Mais cela va au-delà d'un simple manque d'habitude, pas vrai ?
-Vous me dites tous que cela me ferait du bien de ralentir, de reprendre mon souffle, de prendre le temps. Vous le dites comme si c'était si simple, même lui, le prochain moi. Mais ça ne l'est pas, parce que je les entends passer, toutes les secondes qui s'écoulent, sans compter la rotation de la Terre, tout ce qui est invisible aux sens humains mais extrêmement, extrêmement perceptible à mes sens de Seigneur du Temps. Le nom que s'est donné mon espèce n'est pas juste là pour prouver notre ego surdimensionné, Donna. C'est une réalité. Nous sentons le temps, nous le percevons comme vous percevez la pluie sur votre visage ou le froid sur vos doigts. Ce n'est même pas quelque chose que nous maîtrisons à ce stade, c'est juste quelque chose que nous faisons d'instinct et que. Je. Ne. Peux. Pas. Arrêter.
Il marque ces derniers mots en tapant répétitivement de sa tête le dossier du fauteuil et foudroie du regard l'horloge de la cuisine à travers le mur, encore plus audible avec le silence qui s'est abattu dans le salon. Finalement, Donna lui prend la main et, l'espace d'un instant le Docteur se revoit, il y a si longtemps maintenant, prenant Rose par la main, brillante, lumineuse Rose, pour lui dire la même chose ou presque. Il voulait l'impressionner à l'époque, lui donner envie de voyager avec lui.
Il s'en veut d'y être arrivé. Parce qu'en gagnant sa compagnie, il l'a aussi perdue pour toute l'éternité. Encore aujourd'hui, Rose et Donna figurent dans le trio de tête des séparation les plus douloureuses qu'il ait du surmonter. Au moins, Donna lui est revenue, plus grâce à elle qu'à cause de lui. Mais Rose reste à tout jamais perdue.
-Je ne pensais pas que ce serait aussi douloureux, remarque Donna avec une infinie compassion.
À ces mots, le Docteur ne peut contenir un petit reniflement amusé, parce qu'elle n'imagine même pas à quel point elle a sous-estimé la difficulté pour lui, ou peut être surestimé sa capacité à supporter la situation. Même là, il n'a qu'une seule envie, sauter sur ses jambes et courir droit au TARDIS pour filer à l'autre bout du temps et de l'espace. Bien sûr, Donna n'est pas femme à se contenter de ce petit rire. Elle réplique en le frappant au bras. Le geste n'est pas violent, mais il n'est pas joueur non plus.
-On avait dit pas d'auto-apitoiement !, le tance-t-elle d'un ton où perce l'inquiétude. Ne jouez pas à ça avec moi, martien ! C'est douloureux à ce point ?
-Pire encore.
-Sauf qu'il n'y a pas que ça, n'est-ce pas ? Tous les Seigneurs du Temps ne parcouraient pas l'univers comme des fous jusqu'à tomber d'épuisement, il n'y a que vous. Ils y arrivent et pas vous.
-Non, pas moi. Jamais moi.
Il ne sait pas pourquoi il est comme ça. Peut être est-ce la cascade de traumas et d'abandons qui lui est tombé sur la tête depuis qu'il a mis le pied dans le TARDIS, mais non ça remonte à plus loin. Il a volé le TARDIS parce que l'immobilité lui était insupportable, déjà avant qu'il ne commence à fuir. Peut être est-ce lié à cette histoire d'enfant intemporel. Peut être est-il juste comme ça, un Seigneur du Temps raté et inadéquat.
-Je ne sais pas, répète-t-il à l'attention de Donna. Et à ce stade, je ne suis pas sûr de vouloir découvrir la réponse. Il y a tellement plus de flou dans mon passé que je l'ai jamais supposé.
-Oui, occupons nous déjà des problèmes connus avant de nous attaquer à ceux-là, approuve Donna d'un ton mi-moqueur, mi-soulagée. J'y pense, justement. Quand le TARDIS nous a abandonné sur cet horrible vaisseau, votre regard quand vous avez réalisé que nous étions peut être coincés à jamais… J'étais trop occupée à paniquer et à être en colère parce que je n'allais peut être plus jamais revoir Rose, mais il y a autre chose, je le vois maintenant. J'ai déjà oublié presque tout ce que j'ai vu, mais… vous aviez déjà essayé de vivre comme ça auparavant ?
-Essayé, une fois.
-Ce qui veut dire que vous y avez été aussi contraint.
Le Docteur relève la tête, soupire et ferme les yeux. Merveilleuse Donna avec sa compassion et son incroyable perception. Des fois, il voudrait qu'elle soit moins perspicace. Et si elle ne demandait que par curiosité, il refuserait de répondre, mais elle essaie juste de l'aider, et le Docteur est capable – enfin, après tout ce temps à le nier – qu'il a besoin d'aide. Donna sait le faire parler juste en le regardant de ses grands yeux tristes et compréhensifs. Par moment il s'en veut de la placer ainsi dans le rôle de son infirmière/gouvernante/thérapeute, mais il ne vocalisera jamais cette inquiétude à voix haute. Donna est bien trop heureuse de pouvoir lui rendre un peu de ce qu'il lui a apporté en l'entraînant dans ses aventures, et, comme elle ne cesse de le répéter depuis qu'il occupe son fauteuil et le lit de la chambre que Rose et elle lui ont installé, les meilleurs amis sont là pour ça. Ce qui veut dire qu'en échange, il doit répondre à ses questions aussi honnêtement qu'il en est capable.
Non. Plus encore. Le Docteur lui doit au moins ça.
-J'étais dans ma troisième – je crois que c'était ma troisième, qui peut savoir avec toute cette histoire de Division – régénération. Les Seigneurs du Temps m'avaient exilés sur Terre pour me punir de plusieurs choses que j'avais fait, à commencer par le vol du TARDIS, au tout début de mes voyages quand j'étais avec Suzanne, ma petite fille, et pour avoir interféré avec des évènements historiques et la ligne de temps de nombreuses personnes. Ils m'ont forcé à régénéré, laissé sur Terre, sans souvenir de comment utiliser un TARDIS, ou voyager dans le temps et l'espace de manière générale. C'est là que j'ai commencé à travailler pour UNIT, à l'époque du père de Kate, le Brigadier, un homme formidable, il serait tellement fier de Kate s'il la voyait aujourd'hui. J'ai même eu ma propre voiture à l'époque. Bessie. Connu Jo Grant aussi, et Liz Shaw, et Sarah-Jane, même si elle je l'ai rencontré après que les Seigneurs du Temps aient levé mon exil.
Le souvenir de ces chères compagnes d'aventure le fait sourire, même si les souvenirs joyeux se mêlent à un sentiment doux-amer, comme à chaque fois. Il aurait aimé revoir Sarah-Jane et le Brigadier, parmi tant d'autres personnes qui lui manquaient. Il déteste les adieux. Mais arrivé à ce stade de sa vie, il ne peut s'empêcher de se demander si les fuir n'est pas en partie la cause de son mal être actuel.
-Il faudra que vous m'en parliez un jour, sourit Donna à son tour. Mais j'imagine, vous trouvez déjà frustrante la technologie du XXIe siècle, alors celle des années… soixante ? soixante-dix ? Il y avait quelque chose de plus perfectionné qu'un grille-pain à l'époque ?
Le Docteur gémit et laissa sa tête rebondir contre le dossier du fauteuil.
-Vous autres Humains avec toutes vos idées merveilleuses, mais pourquoi faut-il que vous soyez si lents à les mettre en place ? Pourquoi je devrais attendre vingt, trente, cinquante ans pour que vous perfectionnez une invention alors que je pourrais aller voir le résultat directement après la centaine d'échecs et de tests de qualité qu'il vous faut pour arriver à ce stade ?
-Gallifrey n'a pas du se faire en un jour. Ne me dites pas que vous avez découvert le voyage dans le temps et construit le premier TARDIS en moins de temps que nous pour passer du premier ordinateur à la tablette.
-Mais c'était avant mon temps. Ou bien j'ai oublié. Je ne suis pas vraiment sûr. Qui peut l'être ? Pas moi.
Donna lève une main pour l'arrêter. Il est certain qu'elle a tout enregistré, tous les détails dont il ne veut pas parler, Suzanne, ses conflits avec les Seigneurs du Temps, la perte du TARDIS, les incarnations de lui-même qu'il a rencontré et celles dont on lui a parlé mais dont il est incapable de se souvenir, et qu'elle les ressortira, l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'il parle. Le Docteur aurait du l'emmener rencontrer Freud. Elle aurait adoré, mais ce n'était pas sûr que le pauvre Sigmund y survive.
-À quel point ça a été difficile, Docteur ?
-Ce fut, disons, supportable. Le Brigadier et UNIT m'ont aidé à rester occupé. Et puis il y a toujours quelqu'un pour menacer votre petite Terre et votre merveilleuse humanité. Les Siluriens. Les Diables des Mers. Le Maître. Mais quand les Seigneurs du Temps m'ont rendu l'accès au TARDIS, et à l'intégralité du temps et de l'espace…
-Vous avez été soulagé.
-Et j'ai décidé de ne jamais recommencer. Le temps linéaire et l'écoulement des secondes une à la fois, très peu pour moi. Mais c'est arrivé. Il y a des accidents, le TARDIS qui se retrouve à sec, ou moi qui me retrouve entraîné dans l'autre direction…
-Et vous avez essayé volontairement, une fois ?
-Oui. L'année de la lente invasion.
Donna fronce les sourcils. La seule chose qui impressionne plus le Docteur que l'immense cœur de Donna, c'est sa capacité à rater tout ce qui sort de l'ordinaire. C'est ce qui lui a sauvé la vie ces dernières années, mais c'est quand même incroyable.
-L'année de la lente invasion ?, insiste-t-il. Les petites boîtes noires ? Des personnes frappées d'arrêt cardiaque n'importe où ?
-Ça me revient maintenant. Wilfrid et Sylvia ont refusé que la moindre boîte entre dans la maison. Quand je me suis retrouvée au chômage cette année-là, ma mère m'a presque contrainte à essayer le télétravail, ou à prendre un congé sabbatique pour m'occuper de grand-père et de Rose. Et puis je me suis cassée la jambe, et elle a tenu pour que je reste au lit des mois. Bizarrement, la télévision n'a pas cessé de casser cette année là et je suppose que c'est à elle aussi qu'on le doit. Elle avait trop peur que je retrouve la mémoire. Alors quoi, vous avez tenté de rester tout au long de l'invasion ? Cela n'a pas duré presque un an avant qu'ils disparaissent ? À l'époque j'ai cru à un canular. L'invasion des petites boîtes noires. Risible.
-Plutôt une tentative de génocide de la race humaine. Je voyageais avec Amy et Rory à l'époque. Enfin, voyager n'est pas tout à fait le mot exact. Ils n'étaient plus à plein temps dans le TARDIS, c'était plutôt moi qui les emmenais en vacances. C'était juste avant que je ne les perde.
Le Docteur ferme les yeux et se mord la langue. Pourquoi faut-il toujours qu'il dise tout haut ce qu'il voudrait garder à jamais enfermé ? Maintenant Donna a encore des noms à ajouter à la liste sans fin des questions qu'elle compte lui poser. Mais le Docteur n'a pas envie de parler d'Amy et de Rory. Cela fait encore trop mal, et à quoi ça l'avancerait ? Pourtant, Donna dit que cela finira par lui faire du bien. Des fois, le Docteur aimerait pouvoir sauter des moments de sa propre ligne temporelle pour sauter les moments douloureux, mais peut être qu'il ne vivrait pas grand-chose alors. Beaucoup de moments douloureux dans sa vie. Enfin, son successeur a l'air équilibré, ce qui veut dire que ce passage au ralenti lui fera du bien, un jour.
-Je leur ai dit qu'il fallait observer les cubes, attendre que quelque chose ne se passe, reprend le Docteur pour arrêter l'enchaînement de ses pensées. Je leur ai dit qu'il n'y avait rien de plus important au monde.
-Combien de temps avez vous tenu ? Deux heures ?
-Je te ferais savoir que je suis capable de me contenir.
Le regard de Donna est tellement insolent qu'elle devrait le mettre en bouteille. Elle se ferait une fortune en le revendant.
-Quatre jours, finit-il par avouer sous la contrainte de ce regard. J'ai tenu quatre jours. J'aurais pu me retrouver coincé. Avec des milliards de petites boîtes noires ne faisant rien du tout et Twitter. Twitter ! Avant que ça devienne X, mais quand même, Twitter ! Vous êtes capables de créer ce qu'il y a de plus incroyable comme œuvres d'arts et merveilles scientifiques, et vous inventez Twitter !
-J'ai compris. J'imagine que quatre jours, ce n'était pas si mal.
-C'était affreux. Chaque fois que je me suis retrouvé coincé a été pire que le précédent. Je ne sais pas rester sur place. Je ne peux pas.
-Pourquoi ?
Le Docteur croise les bras pour ne plus marquer le temps en même temps que l'horloge des secondes. Au fond, c'est le cœur du problème. La, les raisons pour lesquelles il ne supporte pas de vivre au ralenti au milieu de tous ces Humains. La première fois que ça lui est arrivé a été supportable. La deuxième tolérable. Toutes celles qui ont suivi ? Il préférerait s'électrocuter plutôt que d'être contraint à piétiner sur place.
Et pourtant, c'est exactement ce qu'il fait présentement. Il est là depuis vingt et un jour, treize heures, vingt-huit minutes et quinze secondes. C'est déjà plus long que le maximum qu'il ait tenu avec Amy et Rory, lorsqu'il est revenu pendant l'année de la lente invasion. À l'époque, il s'était abruti de wii pour tenir, et n'y était parvenu que parce qu'il avait passé les dix dernières années (trois mois pour Amy et Rory) à se convaincre qu'il pouvait y arriver, qu'ils lui manquaient trop et qu'il devait passer du temps avec eux avant qu'il ne soit trop tard et qu'il n'ait plus que des regrets, encore une fois.
Il les avait perdu quelques semaines plus tard, à tout jamais.
Par la fenêtre, le Docteur peut voir Rose Noble tenir compagnie à ce cher vieux Wilfrid. Il aimerait dire que ce dernier n'a pas changé, mais il voit la fatigue sur chaque ride de son visage et même dans son regard pétillant. Quand à la première, il ne l'a pas vu grandir. Il arrive en cours de route, comme trop souvent.
Donna aussi a de nouvelles rides. D'habitude, en voir sur le visage d'un ami lui fait du mal parce qu'elles lui rappellent que le moment des adieux se rapproche encore un peu plus à chaque instant, mais ce n'est pas le cas pour Donna. Malgré ces petites ridules là, au coin de ses yeux et de sa bouche, elle n'a jamais été aussi radieuse. Elle est tout ce qu'il l'avait imaginé devenir quand il l'a rencontré. Non, elle est plus encore.
Elle veut l'aider, mais il y a des choses que le Docteur ne peut pas lui dire, comme le fait que chaque fois qu'il l'a emmené quelque part au-delà de la fin de ce XXIème siècle, ils ont foulé ensemble un univers où Rose Noble a vécu et est morte sans que Donna ne s'en aperçoive, que chaque personne croisée a peut être marché sur la tombe de sa fille ou en est un descendant, et que quelque part pendant qu'elle courait ou riait avec le Docteur, les derniers fragments de ses propres os tombaient en poussière. Donna, Rose, Wilf, tous sont là, vivants et heureux. Mais ils sont aussi morts depuis des milliers d'années, alors à quoi bon s'intéresser à leurs minuscules existences.
Le Docteur est parfois inconscient qu'il blesse les gens, mais il n'est jamais volontairement cruel, à part pour ses ennemis. Jamais il ne dira à Donna qu'elle est morte, qu'Amy est morte, que Sarah-Jane aussi et qu'il les laisse derrière pour ne pas voir comment se termine leur histoire, parce que c'est plus facile de leur imaginer une vie heureuse plutôt que de les voir détruites par le temps qui enferme les Humains dans une prison parcheminée, dans laquelle leur conscience finit par disparaître, mais elle attend encore une réponse et le Docteur est silencieux depuis huit minutes trente huit secondes et qu'il peut voir qu'elle commence à s'inquiéter. Il cherche frénétiquement quelque chose à dire qui ne soit pas juste qu'il ne supporte pas de les voir vieillir et mourir.
-Une fois, pendant cette longue invasion, j'ai dit à Amy que je ne fuyait pas, que j'accourais vers les choses avant qu'elles ne disparaissent pour toujours.
-Et c'est vrai ?
-Oui. Non. Suffisamment pour ne pas être un mensonge. Ça a commencé comme ça. Il y a toujours un peu de ça. Il y a tant de choses à voir, et je ne veux en rater aucune. Certains sont répétables. Les couchers de soleil sur Matavis IV-pomme. Une baraque à frites exceptionnelle. D'autres non. On ne peut rencontrer les gens pour la première fois qu'une seule fois. C'est pour ça que j'emmène des compagnons avec moi, parce qu'aucun de ces moments uniques ne voudraient rien dire sans quelqu'un pour les partager. Et ensuite ces choses, ces personnes, restent en moi pour toujours. Je n'ai jamais oublié un seul moment passé avec le moindre d'entre vous, pas volontairement du moins.
-Mais vous l'avez infligé à certains.
-Seulement quand je n'avais pas le choix.
-Je sais, Docteur. Je sais. Et j'ai pardonné. Sans ça, je n'aurait jamais eu Shaun, ni Rose, ni toutes ces années avec mon grand-père. Toutes ces merveilleuses choses ! Je n'y renoncerai pour rien, Docteur, même une vie dans le TARDIS. Et c'est vous qui m'avez donné tout ça. Je ne serais pas devenue la femme dont est tombée amoureux Shaun sans vous avoir rencontré. Même amnésique, il me restait quelque chose de tous ces fantastiques voyages.
Mais elle est quand même en colère que le Docteur lui ait arraché le choix de ses mains. Il comprends. Ou du moins il essaie. C'est ce qu'il y a de plus nouveau sur ce nouveau/ancien corps. Il essaie de comprendre les gens en se mettant à leur place. Oh, il a toujours voulu aider les gens, et compatit avec leurs problèmes petits et grands, mais à chaque fois ou presque, il a fini par décider qu'il savait mieux qu'eux. Dans le meilleur des cas, il pousse les gens à prendre la décision qu'il crois la meilleure. Dans les pires, il leur ôte le choix et les laisse vivre avec les conséquences. Mieux vaut ne pas se rappeler combien de fois il l'a fait en sachant pertinemment le mal qu'i faire ça.
L'hubris. Cela a toujours été le péché des Seigneurs du Temps. Et sur ce plan, il ne vaut pas mieux que le reste de sa race. Mais en être conscient ne le rend pas meilleur. Il voudrait pouvoir sauver tout le monde, et des fois cela lui donne l'envie de se comporter comme un dieu dictant qui vit et qui meurt, à moitié par hubris et à moitié pour ne plus avoir à souffrir de voir toutes ces vies gâchées. Peut être que cela part d'un bon principe, mais au final, il est aussi irrécupérable que les autres.
-Vous savez Docteur, ma mère dit pas mal de bêtises, mais il y a une chose qu'elle dit que j'ai toujours trouvé assez vrai. Ressasser ne fait jamais de bien à l'âme.
Le Docteur la foudroie du regard, mais le cœur n'y est pas.
-J'ai plus de deux mille ans. À mon âge, je dois avoir gagné le droit de ressasser un peu.
-Il y a ressasser et il y a se fouetter avec du verre pilé pour être bien sûr d'avoir mal. Vous vous rappelez ce qu'à dit l'autre Docteur ? Vous ne vous êtes jamais arrêté, ni de fuir, ni de courir. Je l'ai vu quand j'étais là, je me souviens presque d'autres moments que je suis presque sûre de ne pas avoir vécu et il en a cité d'autres qui ne me disaient strictement rien. Tant de mauvais moments. Mais tant de bons aussi, n'est-ce pas ?
D'un côté, le Flux, Logopolis, la Guerre du Temps, la perte de Bill, tant d'autres catastrophes, grandes et petites. De l'autre, tant de joie, d'émerveillement, de fous rires… il a juste du mal à se rappeler des moments et des lieux précis.
-J'ai besoin d'aide.
C'est la première fois qu'il ose le dire à voix haute. Il cligne des yeux, surpris par lui-même, ce qui ne lui arrive pas souvent. À côté de lui, le sourire de Donna est aussi large qu'il est triste.
-Je sais.
-Le dernier visage que j'ai porté… Elle jetait un regard d'enfant sur tout. Ou plutôt, elle essayait. Mais mes cœurs n'y était plus. Même avant le Flux. C'est comme si je n'arrivais plus à les voir, les beautés de l'univers, même à travers vos yeux.
-Mes yeux ?
-Les vôtres, et ceux de mes autres compagnons, avant et après vous. Vous m'avez tant aidé, sans même le savoir la plupart du temps. C'est si facile de vous tromper et de vous faire croire que je l'ai encore, mais j'ai perdu quelque chose, par tous petits bouts, et je ne sais même pas quoi.
-Moi je sais. L'émerveillement.
Le Docteur articule silencieusement le mot. C'est exactement ça. Donna a mis le mot dessus, comme toujours.
-Comment faites-vous, vous autres Humains pour trouver toujours le mot idéal pour exprimer les choses ? Je connais plus d'un milliard de langues, et pour ce qui est des émotions, c'est vous qui tombez toujours sur le juste. Par contre, pour ce qui est des jurons, vous vous trompez en vous croyant si bon. J'ai rencontré un jour…
-J'ai un autre mot pour vous, Docteur. « Dépression ».
Il a envie de se moquer, de lui dire qu'elle se trompe, ou que son cerveau de Seigneur du Temps est tout simplement trop puissant pour être affligé d'une telle affliction petitement humaine. Mais ce serait un mensonge, et ils le savent tous les deux.
Soudain, Donna se lève et s'éloigne, trop vite pour que le Docteur la rattrape. Elle se place à la fenêtre et s'entoure de ses propres bras. Elle est soudain toute petite, comme le Docteur l'a rarement connue.
-J'ai vécu la même chose, pendant quinze ans, sans savoir pourquoi. J'oscillais entre des jours où tout était gris autour de moi, et d'autres où j'avais l'impression que c'était moi qui était sans couleur, sans consistance. Sans épaisseur. Il y avait des jours splendides aussi, mais la grisaille revenait toujours. J'ai été consultée je ne sais combien de psychologues, de psychanalystes et de spécialistes du cerveau pour essayer de comprendre pourquoi mon cerveau me faisait ça et le rapport avec mon amnésie. Le pire a été au moment de la naissance de Rose. J'étais si heureuse en la tenant dans mes bras, et il y avait quand même cette chose qui me manquait, et qui me donnait envie de hurler que je n'étais pas à ma place et que tout autour de moi était aussi faux qu'un décor de cinéma. Mais cette petite fille que je tenais dans mes bras était réelle et ça m'a aidé davantage que tous les psychologues du monde. Ça a quand même recommencé au moment de la transition de Rose, parce que je ne me suis jamais sentie plus inadéquate. Je l'aimais toujours aussi fort, et j'étais si fière de la voir enfin heureuse après l'avoir vue se battre des mois contre quelque chose d'invisible à mes yeux, mais il y avait ce petit morceau de mon cerveau qui me disait que c'était ma faute, que ma fille était malheureuse à cause de moi parce que je n'avais même pas été fichue de lui pondre le corps qui lui aurait convenu.
Le Docteur se lève et s'approche lentement pour la prendre dans ses bras. Avant même qu'il n'ait pu les refermer, c'est elle qui le serre dans les siens, ne tournant la tête que pour continuer à regarder Wilf et Rose. La jeune fille est assise, la tête dans ses mains, et écoute Wilf lui raconter d'un air captivé quelque histoire de sa jeunesse. Elle est radieuse, comme le décrit sa mère, mais Wilf est un peu plus penché, sa main tremble un peu plus fort que la veille et le Docteur a envie de se remettre à courir.
-J'ai été au plus bas et au plus haut ces quinze dernières années, continue Donna sans réaliser pour une fois son malaise. Et c'est eux qui m'ont tiré de là, à chaque fois. Grand-père. Maman. Shaun. Rose. Même quand j'essayais d'aider Rose, elle se retrouvait à m'aider plus que le contraire. Et si j'ai entendu pas mal de conneries de la part de pseudo-spécialistes plus occupés à regarder leurs diplômes que les patients devant eux, j'ai gardé ce mot. « Dépression ». J'ai même regardé l'étymologie.
-De depressio, enfoncement.
-Et c'est ça, n'est-ce pas, Docteur ? L'impression de s'enfoncer dans un sol qui vous avale, avec cette pression énorme sur le corps, sur le torse, la terre qui commence à vous rentrer dans la bouche, votre cœur qui bat dans vos oreilles comme... le tic-tac d'une pendule, se réverbérant si fort que vous n'entendez plus que ça. J'ai raison ?
S'il parle, le Docteur craint de s'effondrer aussitôt, alors il se contente de hocher la tête.
-Ça se soigne pour les Humains, reprend Donna.
-Je ne suis pas Humain.
-Je sais ça. Quinze ans à lutter contre la dépression, même quand il s'agit en fait du contrecoup d'une amnésie induite pour éviter les effets mortels d'une métacrisis, c'est long. Il s'est écoulé quinze ans pour moi, mais combien d'années pour vous ?
-J'ai arrêté de compter il y a un moment. Je donne des chiffres au hasard. Peut-être que je tombe juste, une fois de temps en temps.
-C'est affreux.
-Ça l'est. Ça… C'est étrange. Ça fait du bien de le dire à voix haute. C'est affreux. C'est affreux, c'est affreux, c'est affreux.
Il murmure une dernière fois le mot en silence. De manière surprenante, il a l'impression de sentir quelque chose se dénouer quelque part au fond de lui, entre ses deux cœurs et son estomac. C'est minuscule et insuffisant, mais le Docteur est bien conscient qu'en mille ans il n'en a pas avoué autant à ses compagnons, parce que s'il reconnaissait qu'il était écrasé par le poids des épreuves traversées, il se serait brisé en mille morceaux, ce qu'il ne pouvait pas se permettre. Un Seigneur du Temps qui s'effondre est trop dangereux pour ce qu'il reste de l'univers, il n'y a qu'à voir le Maître, et le Docteur lui même dans ses pires heures. Le Seigneur du Temps Victorieux n'est qu'une des nombreuses fois où il a frôlé la limite, et le Valeyard reste encore à venir.
Ces derniers jours, il est souvent passé proche d'abandonner cette expérience que lui ont imposé Donna, son successeur et à peu près toute personne entrée en contact avec lui ces dernières semaines pour se ruer dans le TARDIS et fuir cette intenable situation. Il n'est même pas sûr de savoir ce qui l'en empêche, alors que la seule chose qui l'aide à tenir c'est de se dire qu'il peut partir quand il veut et qu'avec un TARDIS on n'est jamais coincé nulle part. Peut être la fatigue, qui rend si difficile le lever le matin. Il n'a jamais autant dormi que ces ces dernières semaines. Bien des compagnons auraient pleuré de soulagement de le voir dormir aussi longtemps, ce qui leur aurait épargné de courir derrière lui jusqu'à s'épuiser à leur tour.
Mais non, ce n'est pas ça, ou pas que. C'est l'espoir qui lui permet de tenir, parce qu'il a vu dans les yeux du prochain Docteur une étincelle qui a disparu de son regard il y a longtemps. L'émerveillement était là, pas feint comme elle a fini par l'être chez certaines de ses incarnations précédentes, en particulier celles qui ont parcouru le monde avec Amy et Yaz. C'était un émerveillement neuf, a défaut d'autre mot, un émerveillement de jeune homme qu'il n'est même pas sûr d'avoir eu dans ses toutes premières incarnations. Celles dont il se souvient du moins. Il veut retrouver cette joie. Et si elle était présente chez sa prochaine régénération, n'est-ce pas parce qu'il a réussi à faire le difficile travail de thérapie ?
-Un jour vous vous sentirez mieux, promet Donna qui n'a pas besoin d'être le Docteur-Donna pour lire ses pensées comme un livre ouvert.
Elle est plus douée pour ça que bien des Seigneurs du Temps que le Docteur a rencontré. Ses dons ne cesseront jamais de l'impressionner.
-Je ne sais pas faire ce que vous faites, Donna. « Jour après jour ». Je ne sais pas faire. J'aimerais. Mais sentir le temps s'écouler comme ça autour de nous me donne envie de hurler et de courir. Je sais que je devrais faire autre chose. Je sais que ce n'est pas sain, j'ai parlé à suffisamment de thérapeute. J'en ai aidé certains à construire leurs théories, ou débarrassé de monstres qu'ils ont fini par prendre par des manifestations de leur subconscient. Mais je crois que vous ne suivez de thérapies que parce que vous n'avez pas la possibilité de fuir comme je le fais.
Donna a un petit rire.
-Ça doit être ça. Rien ne vaut un petit traumatisme causé par des Daleks pour oublier ses soucis terriens. Mais blague à part, je ne sais pas quoi vous dire, à part des platitudes. Vous devez laisser le temps au temps. Guérir, ce n'est pas enfouir les mauvais souvenirs sous des tonnes d'autres problèmes et l'oublier jusqu'à ce qu'ils risquent de vous faire exploser. C'est faire en sorte qu'ils perdent leur nocivité. Quand on peut les regarder sans avoir mal, c'est là qu'on a guéri.
Il faut laisser le temps au temps. Une des expressions humaines sur le temps que le Docteur déteste le plus. Elle ne veut rien dire, quel que soit le sens dans laquelle on la tourne. En quoi vivre le temps de manière linéaire plutôt que dans un magnifique chaos de discontinuité l'aiderait à guérir ? Qu'est-ce qu'il y a de plus dans cette manière des Humains de vivre leur vie que dans la sienne ?
La réponse est sous ses yeux. Les Humains ne fuient pas avec des compagnes à impressionner par leur génie et l'entièreté de l'espace-temps à portée de leurs doigts. Ils se construisent des familles, s'installent dans une maison, paient des impôts et partent en vacance à la mer, avant de se plaindre du mauvais temps qui leur a gâché leurs vacances. Pendant qu'il s'est enfoncé un peu plus à chaque minute qui passe, Donna s'est construit des marches solides pour sortir de la même boue où il s'est retrouvé piégé. Il a surnommé Yaz, Ryan et Graham sa « fam », mais ce n'était qu'un surnom. Il ne les a jamais laissé pénétrer ses défenses, pas même Yaz. Peut être même qu'il ne s'est surchargé de compagnons que pour qu'ils créent des liens entre eux plutôt que d'écorcher sa carapace.
Il n'a jamais eu ça, une famille. Les Seigneurs du Temps ne s'abaissent pas à construire des liens émotionnels durables, même avec leurs enfants. S'il n'y avait pas eu Suzanne, peut être que le Docteur serait encore coincé dans ce schéma de pensée. Il ne s'en est pas débarrassé autant qu'il le pensait, s'il ne cesse de répéter qu'il ne fait pas dans le familial. Et il pourrait y avoir pire que d'échouer au milieu de la famille Noble-Temple. Il pourrait être coincé avec Jackie Tyler. À côté, regarder Sylvia et Wilf vieillir un peu plus à chaque instant n'est pas si grave.
-C'est notre faute, reprend soudain Donna. Vous n'êtes pas ici que pour vous reposer, mais pour faire le point. UNIT doit bien avoir des thérapeutes spécialisés.
-Sans doute. Mais… pas maintenant, d'accord ? Je ne crois pas être tout à fait prêt pour ça. Un jour.
-Un jour, répète Donna sur un ton qui lui fait comprendre qu'il n'a pas intérêt à changer d'avis. Et d'ici là, peut être qu'un bon moyen de commencer à dénouer ce paquet de nœuds qu'est votre tête, vous pourriez nous raconter des histoires ? Je sais de source sûre que Rose adorerait, et même ma mère, même si elle le niera jusqu'à son dernier souffle.
-Je raconte tout le temps des histoires !
-Mais jamais jusqu'au bout, ou dans le désordre, ou pour faire oublier aux gens autour ce dont vous ne voulez pas parler. Ce que je propose moi, c'est que chaque jour vous me racontiez quelque chose de triste, ou de douloureux, ou que vous voudriez laisser derrière. Et ensuite, une histoire plus gaie. Rose n'a pas encore entendu celle sur Agatha Christie. Vous pourriez le faire, ça ?
Un souvenir triste contre un souvenir gai. Oui, c'est quelque chose qu'il doit pouvoir faire, même s'il risque de répéter les rares histoires gaies qu'il a encore en lui avant d'en avoir fini avec les mauvaises. Il est là pour ça après tout, pour prendre le temps et profiter de ceux qu'il aime au lieu de les laisser filer entre ses doigts. Personne n'a jamais dit que ce serait facile, mais sa fuite en avant ne l'est pas davantage et il en a assez de blesser tout le monde autour de lui. Assez de se punir lui-même.
Pourquoi a-t-il vécu une bi-généralisation ? Parce que cette incarnation de lui-même a toujours eu plus de mal que les autres a dire adieu, mais aussi parce qu'il a du trouver un moyen de générer une boucle-temporelle stable visant à se prouver à lui-même qu'il pouvait retrouver l'étincelle des débuts. Il avait eu besoin de le voir de ses yeux pour y croire. Et maintenant, il doit suivre le temps long pour achever cette boucle et se reconstruire. Le moyen de Donna n'est pas pire qu'un autre. Il a toujours aimé raconter des histoires, et peut être qu'un jour, il pourra même montrer tous ces endroits merveilleux à Wilf et Rose. De tous les Humains qu'il a connu, peu méritent autant d'admirer toutes les beautés de l'univers.
-C'est entendu, finit-il par dire à l'intention de Donna.
Donna s'écarte pour lui tendre une main qu'il serre de la manière la plus solennelle possible. Une partie de l'atmosphère pesante de la pièce disparaît, mais persiste quand même.
-Il faut commencer maintenant ?
Donna le frappe doucement et le serre à nouveau dans ses bras.
-On a abordé suffisamment de sujets tristes pour la journée, non ? Mais si je me trompe pas, Grand-père a presque fini l'histoire des vieux copains de régiments et il se fatigue vite. Un relais ne lui fera pas de mal. On les rejoint ?
Le Docteur répond à son merveilleux sourire en posant un dernier baiser sur son front avant de la suivre dans le jardin. Il s'étonne presque du soleil radieux à l'extérieur, si éloignée de ce qu'il ressent au fond de lui. Donna a raison. C'est une belle journée pour raconter une histoire, et des bonnes histoires, il en a quand même un bon paquet en réserve, même s'il a du mal à les lister pour l'instant. Agatha Christie en est une bonne pour commencer, et Donna l'aidera à se souvenir d'autres. Melanie doit pouvoir aider aussi. Elle a dit qu'elle voulait le revoir quand il se serait un peu installé. Peut être que le moment est venu de la recontacter. Teagan et Ace aussi. Le Docteur est un peu honteux de les avoir gardé aussi à distance pendant leurs retrouvailles. Si elles n'ont pas décidé qu'elles ne voulaient plus affaire avec lui, ce qu'il comprendrait totalement, il se dit qu'il aimerait bien les revoir, malgré leurs rides qui trahissent tout les moments qu'il a raté et le peu de moments qu'il peut encore espérer passer avec elles. Remplacer l'amertume par du doux-amer. Voilà qui serait déjà un bel objectif à accomplir.
Le lendemain, toute espèce d'horloge analogique a disparu de la maison de Donna. Le Docteur n'en entends pas moins le temps s'écouler et menacer de le rattraper, mais l'absence du bruit continu rends la chose un peu plus supportable. Personne n'y fait allusion, mais même les montres à leurs poignets sont débarrassées de la maudite petite trotteuse qui le narguait doucement. C'est peu. C'est énorme. C'est un bon début.
