Plus que quelques minutes. Quatre, pour être précis. En tout cas, c'était ce qu'indiquait l'horloge suspendue au-dessus de la porte qui le fixait insolemment, bouche bée, depuis trois heures. C'était aussi ce qu'il pouvait lire sur la montre-bracelet de Hawkeye, assise en face de lui, trop concentrée à vérifier les formulaires que le colonel devait signer pour lui porter attention. Ou du moins, c'était ce qu'elle laissait paraître.
Havoc se redressa dans son siège et saisit la cigarette qui pendait au bout de ses lèvres—ou plutôt ce qu'il en restait—pour l'éteindre. Hawkeye ne leva pas les yeux de sa tâche, mais son visage se crispa, de manière très brève, très subtile (comme toutes ses réactions). Cela faisait plus d'un an qu'elle avait cessé ses remarques désobligeantes, mais il savait bien qu'elle tolérait difficilement ses habitudes de fumeur.
Havoc était prêt à les laisser derrière lui—ses manies, ses défauts, et autres—si cela pouvait enfin lui donner une chance avec Hawkeye. Hawkeye… Ou pourrait-il bientôt l'appeler Riza? Non non, il ne fallait pas tenter le diable. Plus que deux minutes et trente-six secondes avant qu'il ne puisse tenter sa chance.
Tout cela avait commencé un mois auparavant, lors de l'une de leurs sorties d'équipe au bar du coin. Les détails restaient flous, un peu comme dans un rêve dont on ne se souvient pas du début, mais Havoc se rappelait exactement la promesse que le colonel Mustang lui avait faite.
Il ne restait alors plus qu'eux deux au bar.
— Oui, c'est ça, oui ! Lui avait-il lancé en reposant la pinte de bière qu'il venait de vider pour la quatrième fois de la soirée.
— Qu'est-ce que vous voulez dire, Colonel ? Demanda Havoc.
— Ce n'est pas parce qu'on vient d'être mutés à Central que je vais avoir moins de rencards. Bien au contraire. Et si tu ne me crois pas, note bien ce que je vais te dire… Si je n'ai toujours pas de jolie fille à mon bras d'ici le dernier jour du mois à dix-sept heures précises, je t'autorise à tenter ta chance avec le lieutenant…
D'un geste maladroit, Mustang renversa son verre, puis s'assoupit sans un mot, la tête enfouie entre ses bras.
Ni Havoc ni Mustang n'évoquèrent cet incident à nouveau après ce soir-là.
Évidemment, les déclarations faites en état d'ébriété ne comportaient aucun valeur intrinsèque (c'était tacitement écrit dans le code d'honneur). Mais cela faisait plus de six mois qu'Havoc n'avait tenté sa chance avec personne, et sur un malentendu… Eh bien, sur un malentendu, Hawkeye accepterait, lui donnerait une chance, finirait par emménager avec lui, et Mustang leur souhaiterait tout le bonheur du monde. Avec un peu de chance. Jean Havoc croyait en sa bonne étoile, et pour cause: il n'avait jamais été très brillant à l'école, il était même sorti dernier de l'académie militaire (malgré ses prouesses physiques). Et pourtant, il avait réussi à obtenir un bon poste de Second Lieutenant sous l'aile de Mustang, une place que ses anciens camarades lui enviaient.
Et puis, ce n'était pas la première fois qu'il songeait à demander à Hawkeye (Riza!) de sortir avec lui. Après tout, ils étaient très bons amis, avaient risqué leurs vies et survécu à quelques missions périlleuses ensemble, et partageaient une passion pour les armes à feu. Bien sûr, comme tout gentleman qui se respecte (et tout officier qui espère garder son travail), Havoc avait demandé la permission à son boss, mais la réponse avait toujours été…
— Non, dit Hawkeye.
Jean cligna des yeux, comme pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas du fruit de son imagination. Son regard était toujours fixé sur la montre de Hawkeye, mais ses pensées vagabondes lui avaient complètement fait oublier la raison pour laquelle il guettait le passage de la grande aiguille sous le XII fatidique. Pire, il était déjà 17h02.
Havoc se racla la gorge avant de se redresser à nouveau.
— C-Comment ça, "non", Lieutenant? Qu'est-ce que vous voulez dire?
Après une second interminable, les yeux de Hawkeye se détachèrent enfin de ses formulaires pour venir se poser sur lui. Havoc sentit ses joues brûler sous son regard.
— Je crois que vous savez de quoi je parle. N'est-ce pas pour cela que vous fixes ma montre depuis une demi-heure ?
— V-Vous aviez remarqué ? Vous m'observiez ?
— Je remarque quand les membres de notre équipe prennent du retard sur leur travail, dit-elle d'une voix neutre, malgré l'incrédulité de Havoc.
— Mais attendez, comment savez-vous que j'ai une question à vous poser ?
Hawkeye apposa sa signature au formulaire devant elle, avant de l'ajouter à une pile située à sa droite.
— Le colonel, évidemment, répondit-elle avec un sourire imperceptible.
Havoc poussa un petit soupir, puis se laissa retomber dans son siège; il était inutile de chercher à y comprendre davantage. Quand, comment, pourquoi le colonel avait-il parlé de leur pari secret à Hawkeye… Aucune de ces questions n'avait vraiment d'importance. Ces deux-là partageaient sans doute un cerveau, après tout. Et c'était peine perdue de lutter contre.
Mais au moins, Havoc ne regretterait pas d'avoir tenté sa chance.
