Récit se passant cinq ans avant le début de la saison 1, lors de l'embuscade au duché de Savoie durant laquelle Aramis se fait gravement blesser. A noter que j'avais déjà écrit une Origin Story pour la série avec « Premières armes », il y a quelques années, mais cette nouvelle idée était vraiment trop sympa pour que je ne fasse pas l'effort de l'écrire. Vous pouvez encore remercier la piètre qualité des films de Bourboulon pour cette fanfic.
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Sur la route de Paris
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D'abord, il y a la neige.
La neige et la boue. Les bottes des combattants ont martelé le sol de la clairière jusqu'à le transformer en une vaste mare de terre, d'eau sale et de sang mêlés. Une vase spongieuse et immonde dans laquelle Aramis patauge à quatre pattes, dans laquelle il se traîne, il rampe… Pourtant, patauger, se traîner, ramper, c'est encore être vivant. On ne peut pas en dire autant des six mousquetaires morts vautrés dans la vase. Mort, Frondebois avec son rire strident et son humour vulgaire de soudard. Mort, Delpuis avec sa mauvaise haleine et son regard de myope. Mort, Poissard le bien nommé. Mort, le petit Troissy qui frétillait encore ce matin même à l'idée d'accomplir sa première mission. Allongé sur le dos, il fixe le ciel blanc de ses yeux écarquillés, une expression d'intense stupéfaction plaquée sur son visage juvénile. Un assaillant lui a tranché la gorge alors qu'il gisait déjà à terre, la hanche brisée par un tir de mousquet. Mais personne n'a tranché la gorge d'Aramis. Aramis est vivant, bon Dieu ! Blessé, glacé, sonné, oui, mais toujours vivant !
Pour combien de temps, cependant ?
Marsac l'a abandonné. L'idée même fait mal, une douleur lancinante, bien plus vive et profonde que celle des plaies qui lui lacèrent le flanc, la cuisse et l'épaule. Marsac l'a abandonné. Pourquoi ? Car Marsac a bien compris que six mousquetaires morts, ce n'est pas suffisant. Pas quand ces mousquetaires faisaient partie d'une escouade de huit hommes à leur départ de Paris. Quand on tend une embuscade avec tant de soin, quand on égorge les blessés, quand on va jusqu'à fracasser d'un coup de pistolet le crâne des chevaux, ce n'est pas pour laisser des survivants. Alors, Marsac a fui. Il a jeté ses armes, tourné les talons et abandonné Aramis. Cinq ans de service, cinq ans de camaraderie, cinq ans de buverie, de bagarre, de ribauderie partagées et Marsac l'a abandonné. Si Aramis le revoit un jour, il se jure de le tuer. Malheureusement, il doute en avoir jamais l'occasion.
Lorsqu'il entend le bruit lourd de sabots s'enfonçant dans la bourbe, Aramis ne nourrit aucune illusion. Ce n'est pas Marsac qui revient le secourir. Les égorgeurs sont de retour. Pour lui. Mais il ne leur rendra pas la tâche facile, oh non ! Des pieds bottés frappent le sol quand le cavalier met pied à terre. Recroquevillé sur lui-même, Aramis tâtonne contre le cuir détrempé de son justaucorps, jusqu'à trouver le manche du poignard glissé dans l'envers de son baudrier. Viens-t-en, mon joli, viens-t-en. Je vais te montrer ce qu'il en coute de se frotter à un mousquetaire. L'homme s'approche à pas rapides et s'accroupit auprès de lui. Aramis sent une paire de mains solides l'empoigner par les épaules. Il se retourne et frappe.
Essaie de frapper.
Son coup est si ridiculement dépourvu de force qu'il glisse sans l'entamer sur le pourpoint de son agresseur. Celui-ci lui arrache le poignard sans effort et le jette dans la neige. De l'autre bras, il le ceinture dans une étreinte de fer. Aramis se débat, rue et se cabre comme un damné pour se dégager, mais il est faible et désarmé. L'homme l'enserre maintenant à deux bras, lui maintenant les poignets serrés le long du corps. Aramis a le visage plaqué contre son torse. Il suffoque, le nez saturé par des odeurs de cuir, de sueur et de cheval. Se tend convulsivement dans l'attente du coup fatal.
« Ça va aller. » lui dit l'homme.
D'une voix basse, apaisante, semblable à celle que l'on utiliserait pour calmer une monture affolée. Il le tient toujours étroitement embrassé, mais sans violence, sans colère. Aramis peut sentir la chaleur de son souffle à son oreille alors qu'il répète :
« Ça va aller. Ne vous débattez pas. Ça va aller. Vous êtes avec un ami. »
Et, contre toute raison, le mousquetaire le croit.
…
Ensuite, il y a l'écurie.
Quand Aramis entrouvre les paupières, il ne voit qu'un plafond de planches disjointes soutenu par une grosse poutre faîtière, mais il sait immédiatement qu'il se trouve dans une écurie. À moins que ce ne soit une étable. En tout cas, il reconnaît les bruits familiers de grandes bêtes paisibles fourrageant dans leurs auges. Un parfum de foin coupé flotte dans l'air poussiéreux. Il voudrait pouvoir se redresser pour en avoir le cœur net, mais sa tête est trop pesante, ses membres trop débiles. La souffrance est toujours là, tapie comme un prédateur en embuscade, prête à le mettre en pièces au moindre geste imprudent. Mais, au moins, il a chaud. La paille est tiède sous son dos et l'on a entassé deux capes sur son corps, ainsi qu'une couverture de cheval pliée en deux. La couverture est crasseuse mais épaisse. L'un des capes est crotteuse et tachée de sang. C'est la sienne. Il ignore à qui appartient la seconde.
« Il va mourir ? » demande-t-on.
C'est un timbre d'enfant, pointu et haut perché. Garçon ou fille, Aramis ne saurait le dire, mais pas plus de dix ans et avec une pointe d'accent campagnard. On y devine plus de curiosité morbide que d'inquiétude. Sans trop savoir pourquoi, il imagine une frimousse ronde mouchetée de tâches de son, une tignasse rousse et des yeux brillants de malveillance malicieuse. Non, veut-il répondre. Foutre, non. Et fiche le camp d'ici avant que je t'attrape, fichu vaurien ! Encore faudrait-il qu'il puisse à parler. Alors corriger un garnement impertinent…
« Non. »
Une voix d'adulte, cette fois, masculine et lourde de fatigue. Inconnue mais pas tout à fait. Son propriétaire ne doit pas se trouver à grande distance du mousquetaire allongé. Peut-être assis sur une botte de paille similaire à la sienne. S'il parvenait à tourner la tête de quelques centimètres seulement, Aramis pourrait sans doute apercevoir ses traits. Quoiqu'il en soit, la réponse laisse l'enfant septique. Le petit cuistre n'est manifestement pas tombé de la dernière pluie. Il insiste :
« Il a l'air d'être en train de mourir. P'pa pense qu'il va mourir. Et s'il meurt ici, ça va nous attirer des ennuis. C'est toujours comme ça, il dit. Un soldat crevé et c'est toute la région qui trinque. Alors, il veut que vous partiez vite. Avant que le soldat claque et qu'on ait toute la maréchaussée sur les bras. »
Ah, la rugueuse hospitalité rurale, pense Aramis.
« Nous partirons vite, promet l'homme.
— P'pa veut savoir quand.
— Quand le médecin sera passé.
— C'est pas un médecin.
— Pardon ?
— Non, c'est un vétérinaire. Il soigne nos vaches et le mulet du vieux Jean.
— Bonté divine… »
Aramis n'aurait pas mieux dit. Quelque part dans l'étable, résonne un long meuglement mélancolique. Maintenant que le voilà averti, il discerne par-dessus l'odeur du foin les relents bien moins agréables aux narines des déjections bovines. Mourir au milieu des merdes de vache, est-ce un destin beaucoup plus enviable que crever étendu dans la neige et entouré de six cadavres de mousquetaires ? Sans doute, oui. Rien de pire que de mourir seul. Porthos le sait et ne l'aurait jamais abandonné au milieu des morts. Marsac le savait aussi et Marsac l'a abandonné quand même. Salopard de Marsac.
« Il ne mourra pas, dit l'homme.
— Vous en savez quoi ? réplique l'enfant.
— C'est un mousquetaire du roi.
— Et alors ?
— Les mousquetaires ne meurent pas facilement. »
Chouette épitaphe. Aramis espère que quelqu'un songera à la graver sur sa tombe. Pourtant, que l'affirmation soit destinée à réconforter l'enfant – lequel ne parait nullement en éprouver le besoin – ou à rassurer celui qui vient de la prononcer, elle lui réchauffe curieusement le cœur. Alors même que l'obscurité ensevelit à nouveau sa conscience, il s'y accroche comme un naufragé s'agrippant au cordage jeté par un camarade compatissant. Les mots sombrent avec lui dans la mer noire. Les mousquetaires ne meurent pas facilement.
Pas celui-là, en tout cas, mon colon. Pas celui-là.
…
Ensuite, il y a la douleur.
Rien de comparable aux élancements cuisants qui le paralysent depuis la clairière enneigée. Cette douleur-là, c'est de l'acier en fusion coulé sur sa chair à vif, un éclair écarlate qui le transperce de part en part, pénètre par la plaie au creux de son omoplate pour rejaillir par le bas de son dos. C'est bien beau la dignité – serrer les dents, encaisser comme un homme – mais il y a des limites. Aramis beugle à s'en briser les cordes vocales. Il se cambre, lutte pour se soustraire au fer qui le déchire impitoyablement. En vain. Un poids de plomb lui enfonce la poitrine, le clouant à sa couche comme un insecte écrasé sous la semelle d'une botte. Un poids qui halète, sacre entre ses dents et gronde :
« Continuez, au nom du ciel !
— Vous m'aviez dit qu'il était inconscient !
— Il l'était, il y a une minute !
— Je ne peux pas…
— C'est votre travail.
— Non, moi, c'est les génisses gravides ! Parfois, un mouton mordu par un chien, un cheval à la patte cassée. Un fermier estropié par au taureau, une fois. Jamais de blessé de guerre. Je risque de le tuer si je lui enlève cette balle !
— Vous le tuerez plus sûrement en n'en faisant rien.
— Mais…
— Tout de suite. »
Une partie incongrument détachée de l'esprit du mousquetaire songe qu'il devrait avoir son mot à dire sur la question – avant d'être brutalement englouti sous un raz-de-marée de souffrance quand le « chirurgien » réticent obéit à l'injonction et retourne à son œuvre. La pointe cruelle fouaille et fouaille toujours, s'enfonçant encore plus profondément dans sa blessure béante. L'opération est brève, une minute à peine, mais une minute c'est l'éternité quand chaque seconde est marquée au fer rouge. Quand enfin la douleur décroit, devient bise lancinante plutôt que tempête déchaînée, Aramis a l'impression d'avoir passé la moitié de sa vie cloué sous l'aiguille de feu du vétérinaire. La raison lui revient progressivement. Puis, avec elle, la conscience de l'homme à moitié affaissé contre son torse, à bout de souffle après les efforts déployés pour maintenir le blessé vissé à sa couche.
Et qui marmonne dans une litanie monocorde :
« Ça va aller. Ça va aller. »
Aramis lui flanquerait volontiers un pain s'il en avait la force.
« Je ne veux pas être tenu responsable s'il ne survit pas ! geint le vétérinaire.
— Vous ne le serez pas, répond l'homme. Je prends tout sur moi. »
…
Ensuite, il y a l'auberge.
Plus précisément, la chambre. Et l'homme attablé dans un coin de la pièce. La chambre n'est pas très cossue, mais pas exagérément miteuse non plus : les draps à peu près propres, des volets aux fenêtres et pas de trous de rats dans les charpentes. En bref, une chambre d'auberge comme on peut en trouver des centaines le long des routes campagnardes qui sillonnent la province française. L'homme est habillé en cavalier, pourpoint matelassé et chausses râpées. À vue de nez, il est âgé d'une trentaine d'années, peut-être un peu plus. Il a la barbe et les cheveux bruns, des yeux bleus exténués et parait légèrement ivre. Sur la petite table devant lui sont posés un pistolet dégainé, une bouteille de vin à moitié entamée et un godet plein. À l'instant où Aramis a le regard fixé sur lui, il lève le verre à son visage et en vide l'intégralité d'une seule goulée. Le mousquetaire doit s'avouer un peu impressionné. Assoiffé aussi.
« Vous ne me proposez pas un verre ? » demande-t-il.
L'homme sursaute, s'arrachant brusquement à la contemplation d'une poutre rongée aux mites du plafond. Il fixe Aramis avec des yeux écarquillés. Les disciples de Jésus ne devaient pas paraître plus sidérés en voyant Lazare sortir de sa tombe.
« Je ne croyais plus que vous vous réveillerez. » dit-il.
Voilà qui est franc à défaut de déborder de tact. Le mousquetaire abaisse un regard circonspect sur son propre corps. Il est torse nu, constate-t-il, mais un bandage lui couvre l'omoplate gauche, ainsi les trois quarts de la poitrine. D'autres bandages lui enserrent aussi la cuisse droite et une partie du bas-ventre. Quelques égratignures sur ses bras et son visage également, mais rien qui vaille la peine de s'y attarder. Avec un frisson, Aramis se rappelle l'aiguille acérée labourant sa chair, encore, encore et encore… Quand cela ? Était-ce la veille ? L'avant-veille ? Sous ses doigts un peu tremblants, le chaume de sa barbe lui semble plus hirsute que d'accoutume, les traits de son visage plus creusés. Sa voix même sonne éraillée et faiblarde. Seigneur, un remontant ne serait décidément pas de trop !
« Les mousquetaires ne meurent pas facilement, cite-t-il.
— Quoi ? »
Aramis corrige mentalement les mots « légèrement ivre » par « bien éméché ». À son regard vitreux, l'homme n'en est manifestement pas à son premier, ni à son deuxième verre de la soirée. Voire à sa première bouteille. Il considère son godet d'un œil incertain comme s'il doutait des vertus médicinales du vin sur l'estomac d'un blessé à jeun. À la vérité, le mousquetaire en doute aussi.
« Je pourrais vous faire monter un bouillon de poulet. »
Les mousquetaires ne boivent pas de bouillon de poulet, pense Aramis. Cette sentence-ci ne sonne pas aussi bien que la première, aussi la garde-t-il pour lui. Il pousse sur ses coudes pour se redresser en position assise. L'effort, aussi minime soit-il, lui fait tourner la tête et affole son pouls comme s'il venait de gravir ventre à terre la moitié des escaliers du Louvre. Il ferme les yeux, le temps que le monde se stabilise à nouveau. Quand il les rouvre, l'homme a abandonné son verre et sa bouteille pour s'accroupir près de lui. Il parait un peu alarmé.
« Je vais bien. » marmotte Aramis.
Une contre-vérité flagrante, mais que son interlocuteur a la courtoisie d'accepter sans émettre de commentaire. Le mousquetaire lui en sait gré. S'il y a quelque chose de pire que l'impotence, c'est d'avoir l'impression que votre entourage s'attend à vous voir passer l'arme à gauche au moindre courant d'air.
« Juste un demi-godet ? plaide-t-il.
— Je n'ai qu'un seul verre.
— Si ça ne vous dérange pas… »
Cela ne le dérange pas. Il sert son demi-godet à Aramis et vient s'asseoir près du mousquetaire blessé. Celui-ci avale une gorgée de vin. Grimace. De la piquette avec un arrière-goût de vinaigre. Aigre au palais, nauséeuse au ventre. Enfin, à la guerre comme à la guerre ! La deuxième gorgée descend plus aisément que la première, la chaleur de l'alcool se répandant comme un feu bienfaisant dans son organisme épuisé. On s'habitue à tout. L'homme à son côté le regarde boire avec la gravité solennelle typique de certains poivrots – les buveurs de fond : ceux qui privilégient les longues et studieuses soirées de pochtronnerie aux sauteries récréatives entre amis. Il a conservé la bouteille dont il s'octroie une généreuse lampée directement au goulot. Sur la peau tendue de sa pommette, Aramis remarque la marque violette d'une contusion récente. Il pointe l'hématome du doigt.
« Qui vous a fait cela ?
— Vous.
— Oh. Durant… ?
— Oui.
— Pardon.
— Ce n'est rien. »
Ces civilités épuisées, un silence embarrassé s'installe. Il y a des évidences si flagrantes qu'elles en deviennent excessivement difficiles à formuler. Comment remercie-t-on un inconnu qui, sans soucis de ses intérêts ou de ses projets personnels, vous a ramassé à moitié mort sur la neige, transporté, réchauffé, protégé, soigné, procuré un lit, puis veillé ? Comment rembourse-t-on jamais une dette pareille ? Les choses seraient plus simples si son sauveur était l'un de ses frères d'armes. On n'a pas de dette envers ses frères d'armes.
« Comment vous appelez-vous ?
— Athos. »
Le mousquetaire a noté la demi-seconde de flottement précédant cette réponse. Il s'abstient civilement de la souligner, mais ne peut s'empêcher de remarquer :
« Ce n'est pas un prénom d'homme, cela, mais de montagne.
— Et vous ?
— Aramis. »
Athos hausse un sourcil. Aramis lâche un gloussement. De fait…
« Je vous suis redevable, Athos, dit-il.
— Si peu…
— Non, je vous suis redevable et je m'acquitterai. »
Pour la première fois, l'homme esquisse un sourire fugitif.
« Je n'en doute pas. »
Aussi lapidaire soit-elle, Aramis continuerait bien la conversation. Il a l'impression qu'il y a des siècles qu'il n'a pas partagé un contact dépourvu d'hostilité avec un autre être humain. Mais la perte de sang et la brutalité des blessures subies à la clairière lui ont laissé la tête faible et l'esprit vaseux. Il n'a pas fini le quart de son verre que sa vue commence déjà à se brouiller. Le sommeil lui tend les bras et il s'y laisse glisser avec gratitude. La dernière vision qu'il emporte avec lui juste avant de fermer les paupières est celle d'Athos assis à son chevet et portant le goulot de sa bouteille à ses lèvres. Et, comme une troublante image rémanente, celle du pistolet posé en biais sur le bois vermoulu de la table.
…
Ensuite, il y a la neige.
La neige, la boue et le sang. À nouveau. À ceci près que, cette fois, toute la hargne et la soif de revanche qui avaient soutenu Aramis naguère semblent s'être évanouies. Ne restent plus que la douleur, le froid et l'angoisse – la conscience dévorante, affolante, terrorisante de sa fin prochaine. Drapé dans son uniforme maculé d'écarlate, le petit Troissy le dévisage, un éclat accusateur au fond de ses yeux glauques et blanchis par le givre. Ses lèvres exsangues bougent silencieusement, murmurant des malédictions inintelligibles. Des pas pesants s'enfoncent dans la neige, accompagnés de rires grossiers et de vociférations menaçantes. Toutes velléités de résistance oubliées, le mousquetaire blessé s'aplatit sur le sol. Il griffe la terre de ses doigts, pousse éperdument sur les coudes et les genoux dans une tentative désespérée pour s'éloigner du lieu du carnage.
Des doigts se referment brusquement sur son mollet. Il se retourne. C'est Troissy. Troissy avec son regard aveugle, son pourpoint lacéré et sa gorge béante ! Avec un rugissement de terreur, Aramis écrase le talon de sa botte sur le visage grimaçant du jeunot. Il le martèle avec frénésie. Rien n'y fait. Le gamin refuse de le lâcher, resserrant un peu plus sa prise à chaque nouvelle ruade. Les pas et les rires sont presque sur lui. D'une seconde à l'autre, ils vont…
« Ça va aller. »
Transpiration, cuir et vinasse mêlés. Et la sensation rugueuse du pourpoint pressé contre sa joue, de bras robustes enserrant son corps grelottant. Et le refrain familier bredouillé d'une voix empâtée par l'alcool, répété inlassablement :
« Ça va aller. Ça va aller. »
La panique reflue. Dans l'obscurité poussiéreuse de la chambre d'auberge, le mousquetaire laisse échapper un long soupir tremblotant. Le visage enfoui au creux de l'épaule d'Athos, il se dit que celui-ci devrait définitivement faire un brin de toilette de temps en temps. Non qu'il ait envie de soustraire à son étreinte pour le moment. Pas tout de suite, en tout cas. Pas tant qu'il sentira encore autour de sa cheville la poigne gelée d'une main cadavérique. Tout en le maintenant contre lui, son compagnon lui tapote gauchement le dos, un peu comme une nourrice essayant de réconforter un nouveau-né indisposé par des coliques. La situation devrait être horriblement humiliante. Etrangement, elle ne l'est pas.
« La prochaine fois, je me contenterai du bouillon. » grommelle Aramis.
Athos laisse échapper un petit rire creux.
…
Ensuite, il y a la charrette.
Le véhicule en question est rempli à craquer de sacs de blé, de maïs et d'orge, auxquels s'ajoutent une demi-douzaine de porcelets fouineurs. L'un d'eux, particulièrement aventureux, semble fasciné par les bottes d'Aramis. De ses petites dents aiguées, il s'évertue à le déchausser. À chaque nouvelle tentative, le mousquetaire l'écarte du talon, mais le porcelet a de la suite dans les idées. Une solide torgnole le découragerait sans doute, mais Aramis n'a jamais aimé brutaliser inutilement les animaux. Et puis, sans la distraction offerte par le petit gêneur, il s'ennuierait à crever. La route est longue jusqu'à Paris. Particulièrement quand on l'a fait à bord d'une charrette de paysan sentant très fort le cochon et tirée par un percheron doté de la vitesse de pointe d'un escargot lymphatique.
Athos non plus ne parait pas à la fête. Il chevauche un peu en arrière de la charrette, le rebord de son chapeau rabattu sur les yeux et le mine aussi morose que s'il se rendait à un enterrement. La réverbération éblouissante du soleil sur la neige doit y être pour quelque chose. Ça et les deux ou trois bouteilles éclusées la veille. Cette même nuit, après avoir tiré Aramis de son cauchemar glacé, il a proposé de l'aider à regagner Paris – une offre d'ivrogne qu'il doit sûrement regretter à l'heure qu'il est. Le moyen de le savoir ? À peine s'il a desserré les dents de la matinée !
Aramis, lui, ne cracherait pas sur un brin de causette, ne serait-ce que pour se distraire des douleurs occasionnées par les cahots de la charrette brinquebalant sur les pierres inégales de la chaussée. À bout de ressources, il a même fini par essayer d'entamer la conversation avec le conducteur de la carriole, un vieux manant à la barbe grise et au crâne chauve dissimulé sous un ignoble galurin. Sans succès. Manifestement intimidé par l'allure de ses compagnons de voyage, le paysan a bafouillé quelques mots timides en réponse aux avances du mousquetaire – avec, en sus, un accent rurale à couper au couteau. Dans tout ce charabia, Aramis n'est parvenu à saisir que deux mots : « Oui » et « M'seigneur ». Découragé, le mousquetaire s'est replongé dans la contemplation bougonne du paysage hivernal. Il y a eu un temps où il aimait bien la neige. Plus maintenant.
Le cocher chantonne.
À sa vive surprise, Aramis se rend compte qu'il reconnait l'air. Il repousse une nouvelle fois le porcelet obstiné et se tortille entre les sacs de blé jusqu'à pouvoir frapper de l'index l'épaule du conducteur. Le paysan se retourne, la mine perplexe.
« Eh, bonhomme, c'est bien 'La mort du duc' que vous chantez ?
— Oui, m'seigneur, répond le vieux en rougissant.
— Excellent ! »
Et, rejetant la tête en arrière, le mousquetaire beugle à plein poumons :
« Qui veut ouïr chanson ?
Qui veut ouïr chanson ?
C'est du grand duc de Guise
Et bon bon bon bon
Didan, diban, bon.
C'est du grand duc de Guise
Qu'est mort et enterré ! »
Le porcelet bondit en arrière et court se réfugier parmi ses frères et sœurs. Le cheval d'Athos fait un écart. Son cavalier dévisage Aramis avec ahurissement. Le vieux cocher, lui, parait ravi. Quand le mousquetaire reprend la chanson, il l'accompagne en baragouinant allègrement.
« Qu'est mort et enterré,
Qu'est mort et enterré,
Aux quatre coins du poêle,
Et bon bon bon bon
Didan, diban, bon.
Aux quatre coins du poêle,
Quat' gentilshomm's y avait ! »
À dire vrai, tout ceci est assez discordant, surtout en y ajoutant les couinements affolés de la portée de porcelets et les renâclements du percheron incommodé par le tintamarre. Sans compter que chanter fait un mal de chien à Aramis. Peu importe. Jamais il ne s'est senti aussi vivant – aussi lui-même – depuis le massacre de la clairière. Pour oublier les tiraillements de ses blessures, il braille avec deux fois plus de vigueur. Si seulement Porthos les accompagnait ! Son ami a une oreille musicale encore pire que la sienne et une voix deux fois plus puissante. À eux deux, ils parviendraient probablement à mettre en alarme toute la campagne à dix lieues à la ronde. Le cocher, aux anges, fait claquer sa badine en rythme. Aramis entonne le troisième couplet comme on chargerait sur le champ de bataille.
« Quat' gentilshomm's y avait
Quat' gentilshomm's y avait
Dont l'un portait son casque,
Et bon bon bon bon
Didan, diban, bon.
Dont l'un portait son casque,
Et l'autr' ses pistolets ! »
…
Ensuite, il y a l'auberge.
Encore une auberge. Ce n'est ni la première, ni la deuxième, ni même la dixième de ce type où ils sont descendus depuis qu'Athos a accepté de raccompagner Aramis à Paris. Quand il était encore ingambe et entouré de ses frères d'armes, le mousquetaire a effectué le trajet de la capitale au duché de Savoie en moins de cinq jours de chevauchée. En cette occasion, l'escouade avait même négligé le confort des tavernes, préférant dormir à la belle étoile afin d'éviter d'attirer l'attention d'éventuels ennemis. Pour le bien que cela leur a fait… Les circonstances ont changé, bien sûr. Amoindri et endolori comme il l'est à présent, Aramis n'est que trop satisfait de profiter des mérites de quatre murs épais, d'un bon lit et d'un repas roboratif. Celui qu'il a dévoré ce soir était de très bonne qualité pour un brouet concocté dans un établissement de campagne : une sorte de ragoût au bœuf et aux carottes nageant dans une sauce onctueuse et parfumée. Le ventre plein et le dos agréablement rôti à la chaleur d'un petit poêle en fonte accoudé à son lit, il se sentirait presque à son aise. Presque.
« Belle descente que vous avez là. »
Athos lui renvoie un regard vide.
Une fois de plus, le mousquetaire songe qu'il donnerait cher pour que Porthos soit là. Avec sa bonne humeur et son entrain inébranlables, le grand mulâtre n'a pas son pareil pour chasser la morosité d'une pièce. Qu'on ne s'y trompe pas, cependant : Aramis n'a rien d'un ingrat. Toute reconnaissance mise à part, il commence même à nourrir un certain attachement pour son laconique protecteur. Un type fiable, capable, consciencieux. Il faut le voir prendre les choses en mains à chaque arrivée dans une nouvelle auberge, parlementer avec le tavernier, distribuer les ordres en homme qui n'a fait que cela de toute sa vie ! Ce qui est peut-être effectivement le cas, pour le peu qu'en sait Aramis. Ce n'est qu'une fois la charrette dételée, le cocher logé, le repas servi, les dépenses payées et le blessé confortablement installé pour la nuit qu'il s'autorise à se bitturer. Très consciencieusement, cela va de soi.
Ce soir-là, l'intéressé a quitté depuis belle lurette les eaux côtières du « légèrement ivre ». Il a même largement doublé le cap du « bien éméché » et vogue sans amarres dans les océans profonds du « sérieusement beurré ». Assis sur son lit, ses jambes bottées étendues à même les grossières couvertures de laine et son godet de vin calé entre ses deux genoux, il a englouti sans sourciller l'équivalent d'un petit tonneau – suffisamment pour envoyer rouler sous la table des hommes de deux fois sa carrure. Et ne semble pas vouloir s'arrêter en si bon chemin. Chez certains hommes, l'abus d'alcool entraîne une excessive loquacité. Chez d'autres, il stimule la fanfaronnade, la lubricité ou l'agressivité. Si son compagnon appartenait à l'une ou l'autre de ces catégories, Aramis n'en serait pas incommodé. Ce n'est pas le cas.
Quand Athos boit, il a l'air d'un mort.
« Ca toujours été comme ça ? demande Aramis.
— Non. »
C'est davantage que le mousquetaire n'en espérait à ce stade de la soirée. S'il n'était pas à ce point affamé d'interactions sociales, Aramis aurait peut-être le bon sens de s'en tenir là. Las, les discussions légères et oiseuses, les échanges de vantardises et d'anecdotes croustillantes autour d'un pichet de bière, enfin toutes ces distractions rustiques propres à la vie dans une garnison lui manquent terriblement… Sa curiosité émoustillée, il décide de pousser sa chance.
« C'est récent ?
— Oui.
— Que s'est-il passé ? »
À la réflexion, même le « sérieusement beurré » s'avère un descriptif insuffisant. « Totalement torché » conviendrait mieux. Voire « soûl perdu ». S'il en était autrement, Athos n'aurait sans doute jamais répondu :
« Une femme est morte. »
Au temps pour les discussions légères.
…
Ensuite, il y a l'embuscade.
Un coup de feu éclate dans l'air glacé, mettant inopinément fin au cheminement régulier de la charrette. Effrayé par la détonation, le percheron pile brusquement, secouant en encensant sa grosse tête hirsute. Dans un concert de piaillements suraigus, les porcelets se tortillent en tous sens, cherchant désespérément à se dissimuler entre les sacs. Le cocher, lui, dégringole de son siège pour se faufiler à quatre pattes entre les roues du véhicule. Aramis ne l'en blâme pas. Le pauvre bougre a été payé pour convoyer vingt sacs de grains, six cochons et un mousquetaire blessé à Paris. Pas pour braver le feu de bandits de grand chemin. Les malandrins sont au nombre de trois, tous montés, vêtus de lourds manteaux d'hiver et armés de rapières et d'arquebuses à longs canons. Et lui qui se plaignait de la monotonie du trajet…
Son équipement repose à un mètre de lui, calé entre deux sacs d'orge. Hélas, dans sa fuite éperdue, l'un des porcelets a accroché la boucle de son baudrier, faisant dégringoler épée, pistolets et mousquet au fond de la charrette. Aramis jure et se contorsionne pour atteindre l'arme, mais les petites bêtes hystériques ne lui facilitent pas la tâche. Un fracas retentissant, suivi d'un hurlement de douleur, le fait se redresser en sursaut. Avec consternation, il constate qu'Athos vient de charger les assaillants. Piquant des deux, son compagnon de route a précipité sans une hésitation sa monture – un grand hongre noir au poitrail musclé – sur celle du premier homme. Percuté de plein fouet, le cheval du bandit s'est abattu sur le flanc, écrasant la jambe de son propriétaire sous son poids. Le grand hongre flagelle sur ses pattes, mais conserve son équilibre. Athos vacille à peine en selle. D'un geste rapide comme la foudre, il dégaine son épée et engage le cavalier le plus proche. La manœuvre n'a rien d'inepte et témoigne d'un solide sang-froid couplé à un esprit vif – quand il ne marine pas dans le vin. Si les assaillants n'étaient que deux, elle serait même tout à fait appropriée.
Contre trois adversaires, en revanche, elle est suicidaire.
Le dernier brigand n'a rien d'un lambin. À l'instant où son équipier a été jeté à terre, il a épaulé son arquebuse et mis en joue la tête d'Athos. Aramis pousse un cri d'avertissement. Trop tard. Bien trop tard. Le bandit appuie sur la gâchette. Hasard miraculeux, son cheval fait un pas de côté et le tir se perd dans l'azur, fauchant au passage la plume du chapeau d'Athos. Malheureusement, c'en est trop pour le grand hongre noir. Aussi vigoureusement bâti soit-il, l'animal n'est pas un cheval de guerre. Avec un hennissement strident, il se cabre et bat follement l'air de ses sabots ferrés. Le mouvement fait battre en retraite les deux bandits encore montés, mais désarçonne son cavalier. Avec un « Ouf » sonore, Athos atterrit à plat dos sur les pierres gelées de la route, lâchant sa rapière sous le choc. Les brigands font volter leurs montures, s'efforçant d'atteindre l'homme étendu au sol, étourdi par l'impact, tout en évitant les sabots volants du cheval furieux.
Dans la charrette, Aramis repousse rageusement les corps grassouillets des porcelets paniqués. Au prix d'une déchirante déflagration de souffrance à la cuisse droite, il parvient à se saisir de son mousquet par la crosse. Il roule sur le flanc afin de faire face aux agresseurs. Un vertige lui obscurcit la vue. Ses mains tremblent comme des feuilles tandis qu'il tente de stabiliser le canon de son arme. Il jure de nouveau, bouillant de colère impuissante. C'est tellement injuste : quinze jours déjà depuis le massacre de la clairière, il devrait être rétabli à présent ! Pas diminué au point d'être incapable de tenir un mousquet sans avoir le cœur au bord des lèvres…
Il tire à la seconde où l'homme à l'arquebuse abaisse son arme sur Athos. Le bandit vide brutalement les étriers, foudroyé d'une balle en plein crâne. Aramis a juste le temps de cacher sa tête derrière le siège du cocher afin d'éviter le coup de feu lâché par le troisième brigand à son intention. Ce bref répit suffit à Athos pour reprendre ses esprits. Il se relève en se cramponnant à l'étrier de dernier assaillant en selle et, ceinturant l'homme à bras-le-corps, l'envoie rouler sur la chaussée. Sitôt le bandit au sol, il ramasse son épée et se précipite pour continuer la lutte. Inutilement, néanmoins. Le malandrin reste affalé à terre, aussi inerte qu'une poupée de chiffon. En tombant, il s'est brisé la nuque sur une grosse pierre du bord de la route.
L'affrontement prend fin.
Le bandit à la jambe écrasée gémit toujours en s'efforçant de dégager sa jambe du corps massif de sa monture. Toutefois, il a manifestement senti que le vent a tourné. Il se fait tout petit, mettant en sourdine ses lamentations, quand un Athos titubant passe près de lui pour rejoindre la charrette. Allongé sur le dos parmi les sacs éparpillés, Aramis serre son mousquet contre son cœur en respirant à grands coups irréguliers. Athos s'arrête à sa hauteur, s'appuyant au rebord de la carriole pour soutenir ses jambes chancelantes. Ses chausses et sa cape sont couvertes de neige à moitié fondue. Il a perdu son chapeau dans sa chute et ses cheveux embroussaillés lui tombent sur le front en mèches noires et détrempées. Dans sa main gantée, il agrippe toujours convulsivement sa rapière dégainée.
« Beau tir, commente-t-il d'une voix défaillante.
— Putain, oui, croasse Aramis, je suis le meilleur ! »
Puis, il s'évanouit.
…
Ensuite, il y a le feu.
Un petit feu de brindilles et de mousse séchée, juste assez grand pour réchauffer trois hommes frigorifiés. Ces derniers arrivent au terme de leur périple. Plutôt que de s'arrêter pour souper en fin d'après-midi, ils ont décidé de continuer leur route jusqu'au petit hameau de Saint-Félicien à moins d'une demi-journée de Paris, mais la faim les a rattrapés en route. Toujours prévoyant, Athos avait garni ses fontes de pain au seigle, de fromage et de pommes séchées. Après avoir dévoré cette pitance fruste mais revigorante, les voyageurs ont mis à fondre un peu de neige au fond d'une casserole. Le vieux cocher y a ajouté une poignée d'herbes sauvages avant de s'en aller nourrir son percheron et la portée de porcelets.
Assis à même le sol, le dos appuyé contre l'une des roues de la charrette, Aramis inspire avec une certaine défiance l'odeur subtilement anisée de la tisane. Rien qui vaille un bon grog arrosé d'une giclée de rhum ambré. Il envisage de mendier une gorgée de la flasque à laquelle Athos s'abreuve régulièrement, mais se ravise. Il n'a pas encore oublié le cauchemar effroyable qui a suivi son dernier godet si imprudemment absorbé. Du bouillon et rien que du bouillon, parole de mousquetaire ! Et puis il se méfie des critères d'Athos en matière de vin. Ou, plus précisément, de son absence de critère. D'ailleurs, puisqu'on parle du loup…
« Vous n'allez pas me faire faux bond, hein ? » demande-t-il.
Son compagnon détourne les yeux des flammes braisillantes. Il fronce les sourcils, manifestement choqué par l'insinuation. D'un geste apaisant de la main, Aramis s'empresse de dissiper le malentendu :
« Ce n'est pas ce que je voulais dire. Vous avez promis de me ramener à Paris et vous tiendrez votre parole, je n'en doute pas un instant. Mais, une fois arrivé à destination, vous n'allez pas prendre la poudre d'escampette, n'est-ce-pas ? C'est que je tiens à vous faire les honneurs de la caserne, moi ! Et à boire un verre avec vous à la taverne du coin. C'est moi qui offrirai, cette fois. »
Et qui choisirai la bouteille, ajoute-t-il in petto.
« Pourquoi ? demande Athos.
— Le verre ? Ma foi, c'est la moindre des choses.
— Non. Pourquoi pensez-vous que…
— Une intuition. »
Le malaise d'Athos est palpable.
« Je ne vous ferai pas faux bond.
— C'est bon à savoir. »
Aramis s'empare d'une petite chope de bois et, se penchant précautionneusement pour ménager sa blessure à la hanche – méchamment rudoyée lors de son fait d'armes pendant l'embuscade de la veille – la remplie d'une louchée de tisane parfumée. Il en boit une gorgée avec circonspection. Le goût n'est pas aussi déplaisant qu'il l'avait redouté. À vrai dire, il est même assez agréable, malgré une certaine âpreté qui s'attarde sur le bout de la langue. Du diable s'il sait ce que le vieux cocher a pu fourrer dedans ! Sans doute vaut-il mieux n'en rien demander. Il en propose une louche à Athos mais celui-ci secoue la tête en signe de refus.
« Ce serait particulièrement incivil de votre part, savez-vous ? continue paisiblement le mousquetaire. De filer en douce en m'abandonnant comme un bagage malcommode dont on a hâte d'être débarrassé, j'entends. Plus qu'incivil. Carrément grossier. Or, vous m'avez l'air d'être un gaillard plutôt policé. Et puis, vous me devez bien ça…
— Pour hier ?
— Entre autres. »
Aramis ne précise pas sa pensée, mais il décoche un coup d'œil appuyé en direction de la paire de pistolets glissée dans le baudrier d'Athos pendu à l'un des montants de la charrette. Son compagnon suit machinalement son regard.
C'est difficile à dire avec la lumière dansante des flammes qui pare toutes choses de teintes jaunes et ocres, mais le mousquetaire croit le voir blêmir. Athos ouvre la bouche pour parler. Peut-être pour nier. Mais c'est à cet instant que le cocher vient les rejoindre auprès du feu. Il s'accroupit auprès d'Aramis et se met à caqueter joyeusement dans son sabir incompréhensible. Depuis qu'ils ont massacré ensemble « La mort du duc de Guise », le vieux paysan a complètement surmonté sa timidité originelle vis-à-vis du mousquetaire blessé. Aramis hoche aimablement la tête à ces verbiages auxquels il ne comprend goutte, participant à la conversation par sourires approbateurs et onomatopées affables. Athos se lève en marmonnant quelque chose à propos de sa monture avant de s'éloigner dans l'obscurité.
Les pistolets restent accrochés à la charrette.
…
Ensuite, il y a Porthos.
Pas seulement Porthos, naturellement. Les trois quarts de la garnison sont là, palefreniers et novices compris, à se presser avec des beuglements et des vociférations de joie autour de la charrette d'Aramis. Mais quand Porthos est là, avec sa silhouette d'ours et sa voix de basse grondante, on ne voit généralement que lui. C'est comme se faire accueillir par le plus gros et le plus grand labrador du monde. Un labrador débordant d'enthousiasme et d'affection, lequel répète encore et encore, comme s'il ne parvenait pas à s'en convaincre lui-même :
« T'es vivant ! T'es vivant ! »
Aramis en a les tympans qui tintent et le crâne vibrant comme la cloche d'un beffroi. Tout ceci fait chaud au cœur, indéniablement, mais ces débordements sont quelque peu excessifs à supporter pour un organisme affaibli. Quand le géant grimpe d'un bond dans la charrette, faisant piauler comme jamais les porcelets terrorisés, il sent les vibrations du véhicule se répercuter jusqu'à la moelle de son corps malmené. Porthos l'empoigne par les épaules et lui plaque un baiser sonore sur le haut du crâne.
« T'es vivant, bon Dieu ! T'es vivant ! »
Oui, je suis vivant, aimerait confirmer Aramis, mais est-ce vraiment nécessaire de me le hurler dans les oreilles ? Impossible, toutefois, de placer le moindre mot au milieu de tout ce vacarme. Les mousquetaires survoltés s'entassent derrière le dos de Porthos comme de l'eau contre le mur d'un barrage. Un mouvement du colosse et Aramis sera submergé. Il parvient à saisir quelques bribes d'informations arrachées au tohu-bohu. Dix jours sont passés depuis que la nouvelle du massacre est arrivée à la caserne ! On avait renoncé depuis longtemps à attendre le retour de survivants ! C'est un miracle, un satané, un foutu, un putain de bordel du ciel de miracle ! Oui, oui, naturellement, un miracle. Mais si on voulait bien seulement le laisser se redresser, reprendre ses esprits, respirer enfin…
« Eh, ça va ? »
Un peu tard, Porthos semble remarquer que son ami est au bord du malaise.
« Reculez, bande de couillons ! rugit-il. Allez, du vent, donnez-lui de l'air ! »
Les soldats refluent aussitôt comme sous l'effet d'une bourrasque puissante. Il est plus que temps. Le sang bat aux tempes d'Aramis. Un brouillard noir frémit et s'étend à la périphérie de sa vision. Un arrière-goût de sang lui encrasse la bouche. Le mousquetaire blessé se cramponne instinctivement au bras vigoureux de Porthos. Celui-ci abaisse son visage brun et inquiet sur lui. Aramis demande :
« Où est-il ?
— Qui ?
— Le type qui m'a ramené !
— Le vieux qui sent le cochon ?
— Non, l'autre ! Le cavalier ! »
Le grand mulâtre balaie la cour encombrée de la caserne d'un regard perplexe.
« J'crois bien qu'il s'est carapaté, avoue-t-il.
— L'enfoiré. » gémit Aramis.
Puis, il s'évanouit.
…
Ensuite, il y a la caserne.
La familiarité chaleureuse, enfumée, puant bon le crottin, la paille souillée, la bière renversée et la virilité masculine épanouie de la caserne ! Jamais Aramis n'avais pensé qu'il serait à ce point heureux de retrouver la senteur inimitable de cinquante-cinq jeunes hommes vivant, mangeant, buvant et s'entraînant à l'unisson dans une espace à peine plus grand que la superficie d'une grange. Le chirurgien du capitaine Tréville – un grand flandrin à besicles dorées et barbiche poivre-sel – a suggéré doctement que le blessé se remettrait plus aisément dans l'environnement paisible et silencieux de son logement personnel. Qu'est-ce qu'il en sait, le bougre ? On voit bien qu'il ne connaît rien à la vie militaire. Plutôt crever que de passer les deux prochaines semaines claquemuré dans sa chambre de bonne avec pour seule compagnie une garde-malade roucoulante ! Surtout qu'en matière de garde-malade, Aramis est plutôt bien servi. Le « Nec plus ultra », pour ainsi dire.
« Petite nature, va, commente Porthos avec tendresse.
— J'aurais voulu t'y voir ! » grommelle Aramis.
Le grand mousquetaire rigole.
« J'critique pas, remarque, continue-t-il avec une bonhommie narquoise. Les dames raffolent de ça, les godelureaux faits avec des roses qui tombent dans les vapes dès qu'on les secoue un peu fort. Ça leur permet de sortir leurs sels, de déchirer leurs jupons et de jouer les infirmières aux petits soins. Et puisqu'on parle de petits soins… Allez, ouvre la bouche, mon mignon ! Le bon docteur a dit trois cuillérées par jour et j'ai promis que tu viderais tout le flacon.
— Je n'en veux pas.
— Pourquoi ?
— C'est infect.
— Moins infect que tes propres remèdes.
— Je suis guéri.
— T'es sûr ? »
À regretter si souvent l'absence de Porthos, Aramis avait fini par oublier à quel point celui-ci pouvait se montrer agaçant. Il s'en souvient, maintenant. Ce n'est pas tant le sens de l'humour joyeusement trivial de son ami qui le chagrine que sa manie de s'acharner sur une plaisanterie comme un chien sur un vieil os. Depuis qu'Aramis a tourné de l'œil au milieu de la cour de la garnison, il ne manque pas une occasion de le lui rappeler, accompagnant chaque raillerie de force clins d'œil goguenards et ricanements gutturaux.
« Certain. » affirme fermement le convalescent.
C'est presque vrai. Deux semaines de repos complet dans un petit lit aménagé près des cuisines de la caserne, ponctuées de visites de camarades empressés – ainsi que, à deux reprises, de celle de la jolie petite couturière habitant la ruelle voisine – ont fait des miracles. Ses blessures le tiraillent toujours mais à peine. Aramis peut à présent se lever, se soulager et marcher sans aide. Si Tréville n'avait tenu absolument à ce qu'il garde les armes aux fourreaux jusqu'à la fin du mois, il aurait déjà repris l'entraînement. On ne contrarie jamais le capitaine Tréville.
Une lueur matoise s'est allumée dans les yeux de Porthos.
« Parfait, se rejouit-il. On va pouvoir enfin s'y mettre.
— À quoi ?
— À rechercher ton bon samaritain, pardi ! »
Aramis retient une grimace. Il aurait dû la voir venir, celle-là. Les idées, chez Porthos, sont comme les bonnes plaisanteries. Quand il en a une, il s'y accroche ferme et ne consent à la relâcher que contraint et forcé.
« En deux semaines, il a sûrement dû quitter Paris, avance Aramis avec réticence.
— Pour aller où ? »
Nulle part. C'est bien le problème. Athos avait le regard d'un homme qui n'allait nulle part. Sa rencontre avec le mousquetaire blessé lui avait donné un objectif à poursuivre. Paris ou ailleurs, quelle importance ? Mais, sitôt cette objectif atteint, il s'est esquivé furtivement. Non sans avoir largement rétribué le vieux cocher aux cochons d'abord. Aramis avait beau avoir pressenti la chose, il ne s'en sent pas moins prodigieusement contrarié. Plus que contrarié. Offensé. Il se fait la fâcheuse impression d'un amant abandonné brutalement par sa maîtresse et peu disposé à courir sur les talons de la belle pour tenter de regagner de regagner ses faveurs. Comparaison ridicule qu'il se garde bien de partager avec Porthos. Qui n'en aurait cure de toute façon. Porthos a son idée et n'entend pas la lâcher.
« Récapitulons, dit-il en dénombrant sur ses doigts. Il boit bien…
— 'Beaucoup', rectifie Aramis. J'ai dit : 'Il boit beaucoup.'
— C'est pareil. Il monte bien à cheval. Il partage volontiers son rata. Il est poli. Il a du courage. Il se bat bien. Sans compter qu'il lui arrive de sauver des pauvres gars trop fragiles évanouis dans la neige. Pourquoi tu l'as laissé filer celui-là, déjà ?
— Je ne l'ai pas laissé filer, il a décampé. »
Porthos écarte l'objection d'un mouvement de sa grosse pogne.
« Il devait avoir hâte de se bitturer, suggère-t-il.
— Probable, reconnait Aramis.
— C'est un point de départ.
— Il y a plus de deux-cents tavernes à Paris ! C'est ton plan, ça ? Inspecter chaque fichue gargote de la capitale une par une pour dénicher un poivrot lunatique qui a probablement rejoint sa cambrousse depuis belle lurette ?
— T'en as un meilleur ? »
Oui, pense Aramis. Rester tranquillement à la garnison à jouer aux cartes et heurter son godet avec les copains, par exemple. Il envisage même d'ajouter : avec certains hommes, c'est comme avec les jolies femmes. Quand on se heurte à un « Non » franc et intelligible, il est malséant d'insister. Athos s'est défilé sans un mot d'adieu. C'est vexant, mais on n'y peut rien. On ne force pas une amitié, pas plus qu'on ne force un amour. Au fond, si certains types se complaisent dans la vie à broyer du noir, boire jusqu'à l'hébétude et arracher les gens à la mort avant de les laisser tomber comme une vieille chaussette, qui est-il pour les blâmer ? Comme dit le proverbe, chacun ses affaires et les moutons seront bien gardés. Tout ceci paraît d'une clarté limpide au mousquetaire et il est certain que s'il parvenait à trouver les mots pour l'expliquer à Porthos, celui-ci se rangerait à son avis.
Puis, il se rappelle le pistolet dégainé dans la chambre d'auberge.
« Merde. » maugrée-t-il.
Porthos s'épanouit.
« J'savais que tu finirais par entendre raison ! »
Son sourire s'élargit encore.
« Mais, d'abord, tu vas avaler ta potion… »
…
Enfin, il y a Athos.
Assis dans le coin le plus sombre d'un troquet crasseux, quelque part dans les tréfonds du quartier Saint-Antonin, dos au mur et un pichet vide posé devant lui. Il réprime un mouvement de recul quand Porthos s'assoie soudainement devant lui, faisant claquer une bouteille de vin de Bordeaux pleine sur la surface maculée de taches de la table. Le grand mulâtre fait parfois cet effet aux gens qui ne le connaissent pas. Et parfois aussi à ceux qui le connaissent. Tout dépend si l'intéressé est dans de bonnes dispositions. Ce soir-là, Porthos est toute cordialité expansive et dents blanches étincelantes dans sa large face basanée.
« Salut, camarade. Besoin de compagnie ? »
Athos le considère d'un air effaré. Lequel se teinte rapidement d'outrage. Puis de confusion quand il remarque enfin la présence d'Aramis à moitié dissimulé derrière la vaste carrure de son ami. Celui-ci lui adresse un rictus mi-figue mi-raisin, tout en tirant un tabouret pour s'asseoir à côté du grand mousquetaire.
« On ne se débarrasse pas de moi si facilement, dit-il.
Vous avez la moindre idée du nombre d'estaminets que l'on s'est enquillé pour vous remettre la main dessus ? voudrait-il ajouter. Trente-deux, foutredieu ! Trente-deux. Autant dire huit jours de recherche et un nombre conséquent de pourboires versés à des serveuses et à des taverniers réticents. Les premiers jours, les deux mousquetaires ont inspecté les établissements à proximité immédiate de la garnison, Porthos ayant argué avec raison qu'un pochtron impénitent n'irait pas galoper jusqu'au bout de la ville pour se rincer le gosier. Puis, ils ont élargi leurs recherches aux quartiers périphériques. C'était long, couteux et laborieux. Aramis n'a jamais été d'un naturel très patient et il a plus d'une fois maudit la mauvaise volonté obtus d'Athos tout en déliant sa bourse afin d'apaiser la méfiance d'un aubergiste ombrageux. La foutue tête de cochon ne méritait pas le mal que l'on se donnait pour elle !
Pourtant, à la vue de leur gibier enfin débusqué, Aramis sent sa grogne s'atténuer. Le soulagement y est bien pour quelque chose, mais pas seulement. Rencogné derrière sa table, le regard hagard et traqué, Athos a tout d'un renard acculé à l'improviste par deux limiers affamés. Il est aussi plus qu'à demi soûl. Rien d'étonnant à cette heure de la soirée. Aussi, au lieu d'alpaguer vertement son bienfaiteur fugitif comme il en avait initialement l'intention, le mousquetaire se contente de demander :
« Eh bien, ce verre ?
— Quel verre ?
— Celui que je vous dois, parbleu !
— Vous ne me…
— C'est à moi d'en juger, non ? »
Pendant ce temps, Porthos a fauché avec une adresse de prestidigitateur deux godets sur un plateau porté par une fille de taverne. Il les pose sur la table et les remplit. Pousse le premier devant Aramis avant de s'approprier le second. Puis, incline le goulot de la bouteille en direction du verre d'Athos en une mimique explicite.
« C'est du bon, affirme-t-il. Pur Cabernet Sauvignon ! Pas celui du tavernier, bien sûr. Ici, ils servent de la pisse de cheval. Non, tout droit venu de la réserve personnel du capitaine Tréville des mousquetaires gris. Tu vas pas refuser un vin offert par le capitaine Tréville, hein ? »
Les yeux troubles d'Athos oscillent de l'un à l'autre de ses interlocuteurs. Des émotions contradictoires se succèdent sur son visage : embarras, colère, indécision… Avec un soupçon d'orgueil bafoué. Dans un effort pour regagner un peu de dignité, il objecte avec roideur :
« Je bois seul. »
Porthos secoue la tête.
« Non, mon gars, répond-il avec gentillesse. Pas ce soir. »
Avec une assurance placide, il s'empare du verre d'Athos et, sans attendre l'accord de son propriétaire, le remplit jusqu'au rebord. Son vis-à-vis le contemple à présent avec une espèce de stupeur, manifestement incapable de trouver une réaction adéquate à la situation. Il voudrait se fâcher mais n'y parvient pas. Aramis dissimule un petit rire derrière sa main. C'est du Porthos tout craché. Franc comme l'or et simple comme un enfant en apparence, mais, derrière le visage ouvert du géant, se cache une volonté d'airain. Doublée d'un don pour la roublardise à faire pâlir de jalousie le plus fieffé des aigrefins. Ce que Porthos veut avoir, il l'obtient toujours. Athos ne le sait pas encore, mais il n'est pas de force.
« Alors ? » insiste doucement le grand mousquetaire.
Aramis voit la résignation dans le regard d'Athos – l'instant où il décide finalement de rendre les armes, d'abdiquer toute résistance. Peut-être par lassitude. Peut-être par apathie. Peut-être par simple incapacité à repousser un verre de vin. Ou peut-être parce que, au fond, tout le monde a désespérément besoin de compagnie. Quoiqu'il en soit, l'homme attablé se saisit du verre proposé et, rejetant la tête en arrière, le vide cul-sec sans même prendre une respiration. La chose faite, il le repose devant lui et abaisse un œil papillonnant sur la bouteille entamée.
« C'est vrai qu'il est bon, reconnait-il.
— Ah ! » s'exclame Porthos, satisfait.
Et, plantant ses deux coudes sur le bois de la table, il se penche en avant et sourit.
« Maintenant, dis-moi… T'as prévu quoi pour les dix prochaines années ? »
