Plus tard dans la soirée, alors que Piccolo n'était pas encore rentré, l'âne décida d'aller voir Eleonore pour lui parler. Il poussa doucement la porte du vieux moulin, mais il ne vit personne.

« Princesse ? Princesse, où êtes-vous ? »

Une chauve-souris passa à côté de lui et il sursauta. Puis une ombre courut derrière une grosse caisse de bois.

« J'adore les toiles d'araignées… Si vous voulez me faire peur c'est râpé… »

Il voulait avoir l'air courageux pour une fois mais lorsqu'un gros vacarme et un cri retentirent au fond de la pièce dans un nuage de poussière, il hurla. Dans les décombres, la silhouette de quelqu'un se dessina. La chose, qui n'avait rien d'humain, s'avança dans la lumière de la lune. L'âne vit avec effroi une grande paire d'ailes telles celles d'une chauve-souris, et deux grandes cornes noires comme la nuit, puis deux immenses oreilles pointues. La peau bleutée et sombre de la créature apparut quand elle tendit sa main vers l'animal paniqué qui se remit à hurler.

« Piccolo ! A l'aide ! Y'a un monstre ! Il a attaqué la princesse ! Piccolo ! »

La créature se jeta sur l'âne et des deux mains, tenta de lui faire fermer la bouche.

« L'âne ! N'aie pas peur ! C'est moi ! »
« Hein ?! Quoi ?! Non ! Au secours ! Vous l'avez dévorée et vous voulez me dévorer aussi ! Piccolo ! »

La créature ferma ses deux mains fermement sur le museau de l'âne. Sa grande force maintint l'animal, l'empêchant de faire le moindre geste. Puis ses yeux bleus se plantèrent dans le regard de l'animal sur le point de défaillir.

« C'est… moi… »

Doucement, les mains se mirent à caresser le museau velu. Peu à peu, l'âne finit par se calmer.

« Princesse… ? Que vous est-il arrivé… ? Vous êtes… euh… différente… »

Eleonore se releva et s'éloigna, honteuse.

« Je suis laide, je sais… »
« Mais non, pas tant que ça… C'est sûrement un truc qui est pas passé ! Y'a des bouffes qui vous vire le teint ! »
« Non, j'ai toujours été comme ça, aussi loin que remonte ma mémoire… »
« Mais j'comprends pas, je vous avais jamais vu comme ça avant… »
« Cela ne se produit qu'au coucher du soleil… »

Eleonore se pencha sur un tonneau rempli d'eau et observa son reflet.

« Le jour sourira, la nuit pleurera, accepte-le, tristement… D'un prince, un baiser recevras, et ce jour tu seras, belle, aux yeux de ton amant… »
« Oh c'est beau comme tout… J'savais pas que vous faisiez d'la poésie ! »
« C'est une malédiction ! Quand j'étais petite fille, une sorcière m'a jeté un sort. Depuis, toutes les nuits je me transforme… et je deviens cette horrible et effrayante bête… ! »

D'un coup rageur, elle frappa la surface de l'eau.

« J'ai été emprisonnée dans cette tour en attendant le jour où un prince me délivrerait… C'est pourquoi je dois absolument épouser le Prince Geoffroy demain avant que le soleil se couche et qu'il me voit ainsi… Un démon… »

Elle se mit à sangloter et l'âne s'approcha.

« Oh allons calmez-vous, ce n'est pas si terrible, vous n'êtes pas si laide… Enfin bon bon, je vais pas vous mentir, vous êtes très laide… Mais vous, vous l'êtes que la nuit. Piccolo, lui il est moche tout le temps ! »
« Regarde-moi ! Je suis une princesse ! Est-ce là l'image que tu avais d'une princesse ?! »

L'âne se mit à réfléchir.

« Bon… Et si… Et si vous n'épousiez pas ce Geoffroy… »
« Il le faut… Seul le premier baiser d'amour d'un prince pourra rompre le charme… »
« Mais… Alors d'accord il n'est pas prince, mais… vous n'aimez pas ce Geoffroy, vous le connaissez même pas… tandis que… Enfin, vous voyez… ? Non ? Alors bon réfléchissons. Vous êtes une espèce de démon… et Piccolo… Enfin vous avez beaucoup de choses en commun… »
« Avec Piccolo ? »

Dehors, Piccolo revenait justement au campement. Dans sa main, il tenait une jolie fleur bleue. Et dans sa poitrine, son cœur battait la chamade. Jamais il n'aurait cru un jour devoir admettre à lui-même qu'il était capable de ressentir ce genre de sentiments. Il n'était même pas humain ! Terrorisé, il avançait un pas après l'autre, la bouche sèche et l'estomac noué.

Mais enfin… qu'est-ce que j'imagine… ? Je vais arriver et lui dire quoi ? "Regardez j'ai trouvé cette fleur et j'ai pensé à vous… Parce qu'elle est bleue, et qu'elle me fait penser à vos yeux…" Oh bon sang… Et si elle me rejette… ? Mais tout à l'heure, je suis sûr et certain qu'on a failli… Pfff… Que c'est difficile… Mais si je fais rien… elle va l'épouser… Je ne veux pas… Bon, quand faut y aller…

Piccolo grimpa lentement les marches du vieux moulin mais s'arrêta en entendant des voix. L'âne et Eleonore parlaient. Et ce qu'il entendit, lui brisa irrémédiablement le cœur.

« … mais enfin réfléchis. Qui pourrait aimer une bête aussi hideuse et repoussante… Princesse et laideur n'ont rien à faire ensemble, c'est pourquoi je ne peux m'attacher à Piccolo… Ma seule chance de vivre heureuse jusqu'à la fin de mes jours est d'épouser le prince Geoffroy… Tu comprends ? Il doit en être ainsi… »

Piccolo se sentit défaillir. Alors si elle ne ressentait rien tout à l'heure près du feu, c'était quoi, de la pitié ?! Brisé, et en colère contre lui-même d'avoir cru à un hypothétique bonheur, il jeta rageusement la fleur sur le sol et disparut dans la nuit. Dans le moulin, Eleonore continua.

« … si je veux que le charme soit rompu… »
« Je comprend que vous ne soyez pas prête à renoncer à votre humanité et que pour ça vous êtes obligé d'épouser un prince, mais vous pourriez au moins lui dire la vérité ! »
« Non je t'en prie ! Ne lui en souffle pas un mot ! Personne jamais ne doit savoir ! »
« Moi j'vois pas l'intérêt de savoir parler si j'peux pas répéter les secrets ! »

Mais la princesse supplia.

« Promets de ne rien lui dire ! Promets-le… »
« Ouais ouais c'est bon, moi j'dirai rien… Mais vous, vous devriez ! »

L'âne sortit et laissa Eleonore seule pour réfléchir. Faisant attention de ne pas être vue, elle jeta un œil dehors et sur le perron en haut des marches, elle vit une fleur, qui n'était pas là avant. Une magnifique fleur aux pétales bleus. Elle la ramassa et rentra. L'âne alla se coucher près du feu, observant les alentours pour voir si son ami revenait, mais point de Piccolo. Alors il ferma les yeux, et s'endormit.

Le lendemain matin, dans le vieux moulin, Eleonore finissait d'ôter une à une, chaque pétale de la fleur bleue.

« Je ne lui dis pas… Je lui dis… Je ne lui dis pas… »

Elle sourit en voyant le dernier pétale encore accroché. Elle le saisit.

« Je lui dis ! »

Aussitôt, toujours transformée, elle se précipita au dehors.

« Piccolo ! Piccolo j'aimerais vous dire… ! »

Mais il n'était nulle part en vue. Elle regarda l'horizon, et vit le soleil se lever. Quand il l'atteignit, elle leva son bras pour se protéger de la lumière aveuglante. L'instant d'après, elle était redevenue humaine. Et au loin, Piccolo apparut. Il avait revêtu sa grande cape aux lourdes épaulettes et son turban et avait l'air austère, encore plus que la première qu'elle l'avait vu ainsi. Rapidement, Eleonore courut à sa rencontre.

« Piccolo ! »

Mais elle s'arrêta.

« Vous… Vous ne vous sentez pas bien… ? » demanda-t-elle mal à l'aise.
« Je me sens très bien ! J'ai même jamais été aussi bien de ma vie ! » lui cracha-t-il presque à la figure.

La jeune femme essaya de dissimuler son trouble et lui fit calmement.

« Euh… Piccolo… Je… Il y a quelque chose que je dois vous dire… »
« Non ! » fit Piccolo en se retournant violemment vers elle. « Pas la peine d'user votre salive Princesse… J'en ai suffisamment entendu hier soir… »

Paniquée devant l'expression hostile du guerrier, Eleonore reprit.

« Vous avez entendu ce que j'ai dit… ? »
« J'en n'ai pas perdu une miette. »
« Je… Je croyais que vous comprendriez… », dit-elle les larmes commençant à lui monter aux yeux.
« Oh j'ai tout compris ! Comme vous dites ! Qui voudrait d'une bête aussi hideuse et repoussante ?! »
« Je… Je pensais que cela n'aurait pas d'importance pour vous… »

Après tout, ils avaient tous les deux un physique différent de celui des humains. Mais pourtant, Piccolo lui balança.

« Ouais ben… ça en a ! »

A ces mots, le cœur d'Eleonore se fendit, et de grosses larmes emplirent son regard, mais Piccolo n'y prêta pas attention, trop centré sur sa propre douleur. Au loin, un bruit se fit entendre. Tous deux tournèrent la tête pour voir arriver… le Prince Geoffroy et sa garde, à cheval.

« Juste à temps… Princesse, le voilà… votre Prince… ! »
« Je n'avais plus le cœur à attendre, alors je suis venu voir de par moi-même si vous aviez réussi… v, lança Geoffroy en descendant de cheval.

Piccolo se leva et s'avança vers le prince.

« Comme convenu, maintenant, finissons-en ! » lança-t-il de sa voix grave.
« Parfait, démon… Voici l'acte t'octroyant l'entière jouissance de la forêt où tu avais élu domicile. Prends-le et va-t-en, ta laideur entache le paysage… »

Piccolo arracha le papier des mains du prince et s'éloigna. Geoffroy s'avança alors vers Eleonore.

« Pardonnez-moi Princesse de vous cueillir de si bon matin, mais c'est moi le plus cueilli des deux… Jamais je n'avais vu aussi radieuse beauté auparavant. Je suis… Je suis le Prince Geoffroy le Grand… »
« Prince Geoffroy… », répéta-t-elle encore sous le choc de sa conversation avec Piccolo. « Oh ! Vous êtes tout pardonné ! Permettez-moi de dire adieu à mes compagnons… Accordez-moi un court instant… »

Le Prince ricana.

« Oh, délicieuse enfant vous n'avez pas à vous répandre en politesse, c'est un démon ! Ce n'est pas comme s'il avait des sentiments… »

Eleonore releva la tête et jeta un regard à Piccolo.

« Vous avez raison. Il n'en a aucun. »

Piccolo ne croisa pas son regard, incapable de l'affronter. Le Prince se mit à genoux et après avoir saisi la main d'Eleonore, la tira sans la moindre délicatesse vers lui, ce qui la força à se baisser en essayant de ne pas tomber. En réalité, ce prince n'avait aucune manière.

« Princesse, acceptez-vous de devenir l'épouse parfaite, du plus parfait des époux ? »

Il était prétentieux avec ça. Eleonore comprit de suite ce qui n'avait pas plu à Piccolo chez cet homme. Pourtant, elle n'avait pas le choix. Et, la mort dans l'âme, et avec un dernier regard vers Piccolo qui détourna précipitamment le sien, elle répondit.

« Prince Geoffroy… j'accepte… Rien ne me ferait plus pl… »

Mais l'homme ne la laissa même pas terminer sa phrase.

« Excellent ! Tout marche selon mes plans ! Publiez les bancs, demain la noce ! »
« Non ! » s'écria Eleonore.

Piccolo se tourna, avec un regain d'espoir.

« Je veux dire… Pourquoi attendre ? Marions-nous dès aujourd'hui… Avant le coucher du soleil… »

Le guerrier se détourna et s'éloigna en serrant les poings.

« Ohhhh… Votre impatience me ravit… », lui fit Geoffroy. « Vous avez raison ! Le plus tôt sera le mieux ! Il y a tant d'ordres à donner ! »

Eleonore monta sur le cheval derrière son futur époux et lança d'une voix désagréable.

« Adieu, démon… »

Piccolo sentit son cœur se briser plus encore qu'il ne l'était déjà. L'âne, lui, courut derrière son ami qui s'éloignait dans la direction opposée.

« Piccolo ?! Piccolo qu'est-ce que tu fais, elle s'en va ! »
« Oui et alors, qu'elle s'en aille… »
« Faut que j'te dise, y'a un truc que j'sais et qu'tu sais pas… J'ai parlé avec elle la nuit dernière… C'est une… ! »
« Oui je sais que t'as parlé avec elle la nuit dernière… Vous avez l'air de bien vous entendre tous les deux ! Alors puisque vous êtes si bons amis, pourquoi est-ce que vous partez pas ensemble ?! »
« Mais Piccolo, c'est avec toi que j'veux rester… »
« Mais moi je veux pas de toi ! J'te l'ai déjà dit tu viens pas avec moi ! Je vis tout seul, ma forêt, moi, et personne d'autre, c'est clair ?! Personne ! Et surtout pas une bourrique horripilante croisée d'une tête de mule d'âne qui parle ! »

Les lèvres de l'âne se mirent à trembler, ses oreilles se baissèrent et son regard brilla.

« Mais… Mais j'croyais… »
« Tu veux qu'j'te dise ?! Tu crois mal ! »

Piccolo partit et laissa l'animal derrière lui.

« … Piccolo… ? »

Mais le guerrier n'écouta pas et s'éloigna, abandonnant son ami. Astriza, cachée vers les arbres et le cœur brisé par la scène, voulut intervenir, mais ses frères l'en empêchèrent.

« On ne va rien faire… ? Comme hier soir… ? »
« On ne doit pas interférer plus… Avoir amené Piccolo ici était déjà une chose énorme, on n'a pas le droit de modifier plus encore le destin, tu le sais pourtant… »

La petite fée laissa une grosse larme couler sur sa joue. Et accepta. Les trois petites créatures suivirent alors tristement et discrètement Piccolo. Il marcha longtemps, seul, brisé, anéanti. Il aurait mieux fait de ne jamais rencontré cette femme. Il n'aurait pas aussi mal en ce moment. Dans l'après-midi, il arriva enfin dans sa forêt. La sienne. Désormais, il avait un chez lui, bien à lui. Pour vivre en paix. Seul. Il remonta le cours de la rivière et retrouva la grotte. Il se délesta de ses lourdes épaulettes et de son turban, puis s'agenouilla vers le bord de l'eau et en préleva dans ses mains. Piccolo s'aspergea le visage, puis regarda son reflet dans l'eau ondulante, avant de fermer les yeux, le cœur lourd. Sur la rive, il vit une jolie fleur bleue. Il la cueillit, puis dans un accès de colère et de chagrin, la jeta dans la rivière où elle fut emportée par le courant. Dans une autre partie du royaume, l'âne pleurait à chaudes larmes devant un lac, malheureux comme jamais il ne l'avait été. Au château, Eleonore était plus belle que jamais, dans sa magnifique robe blanche, mais sur son visage, nulle joie ne transparaissait. Les habilleuses ne dirent pas un mot devant son air désespéré. La princesse avait appris que le Roi, le père de son futur époux était décédé la veille, et pourtant Geoffroy ne montra aucune tristesse, au contraire. Il semblait même plutôt ravi de tenir seul les rênes du royaume. Cela désola Eleonore qui songea que son futur mari n'était pas le gentilhomme qu'elle avait espéré.