Sabo avait l'impression d'étouffer. Il enleva sa veste, espérant qu'il se sentirait plus à l'aise, mais il eut la soudaine impression qu'il n'était plus assez habillé et la remit aussitôt. Il prit une longue inspiration, s'étouffa avec sa salive et se mit à tousser, les larmes aux yeux. Sa gorge le brûlait, et il devait avoir les yeux rouges à cause de la douleur.
Et il avait toujours l'impression d'étouffer.
Pourtant, il avait préparé cette soirée pour qu'elle soit parfaite. Il s'était repassé le plan en tête entre deux et dix-sept fois (il préférait donner une échelle assez large pour se donner l'impression qu'il n'y avait pas pensé chaque instant depuis environ dix-huit jours) et il savait pertinemment qu'il n'y aurait aucune erreur. Il n'avait pas le droit à l'erreur. Mais de toute façon, ce à quoi il avait droit ou non n'était pas important parce qu'il n'y aurait aucune erreur.
Il se répéta la phrase plusieurs fois dans la tête avant de finalement poser une main sur la poignée de la porte.
Cette soirée allait bien se dérouler.
Parfaitement bien.
Il allait demander à Kuina de l'épouser, elle allait dire oui, ils allaient passer une nuit de sexe intense et torride.
Et demain matin, ils seraient fiancés.
Parfait.
Sans faire attention, il commença à enlever sa veste une fois de plus, mais il la remit au dernier moment. Ce soir, même s'il étouffait, il voulait être présentable. Il prit une longue inspiration (il étouffait, il n'arrivait pas à respirer) et entra dans le restaurant.
Kuina leva la tête en entendant la porte s'ouvrir et lui fit un sourire en le voyant. Elle était belle. Elle était magnifique. Elle était sublime. Et lui retint ses larmes parce qu'encore une fois, il avait avalé sa salive de travers et avait envie de cracher ses poumons.
En espérant qu'elle ne puisse pas voir sa démarche incertaine (ni le fait que ses bras et ses jambes ne se balançaient absolument pas au même rythme), il la rejoint à table et lui rendit son sourire. Elle fronça les sourcils et il sut qu'il devait probablement faire la grimace.
- Ça va ?
- Super, répondit-il un peu trop vite. Tu es déjà venue ici ? demanda-t-il en espérant changer le sujet de la discussion rapidement.
Elle le regarda pendant quelques secondes avant de baisser de nouveau les yeux sur le menu qu'elle feuilletait en attendant qu'il arrive.
- Non, jamais, mais ça a l'air délicieux.
Puis elle se pencha en avant en souriant et Sabo fixa ses yeux, ses joues, ses lèvres et pas du tout son décolleté. Il remonta rapidement la tête pour plonger son regard dans le sien et il remarqua qu'une pointe de malice avait remplacé l'éclat amusé.
- C'est le genre de restaurant si cher qu'il n'y a même pas le prix sur le menu, chuchota-t-elle. C'est un jour spécial ? On fête quelque chose ?
Pas encore, pensa Sabo. Mais l'année prochaine, on fêtera notre anniversaire de fiançailles et on retournera dans ce restaurant et je te rappellerai cette phrase et tu riras et ensuite on aura une nuit de sexe intense et torride.
(Cela faisait dix-huit jours qu'il était trop obnubilé par sa demande pour avoir le temps de penser au sexe et il sentait qu'il allait exploser ce soir.)
Il se contenta de rire un peu trop fort. Kuina s'éloigna de lui, surprise et cligna rapidement des yeux en le voyant faire. Il se mit à rougir et elle rit à son tour de façon bien plus discrète (et élégante, ne put-il s'empêcher de remarquer). Il aurait pu la regarder rire pendant des heures, mais Kuina était habituellement discrète et entendre son rire était un privilège qu'il savourait à chaque fois qu'il en avait la possibilité.
Elle haussa un sourcil et il attrapa un menu pour se cacher derrière. Son cœur battait à cent à l'heure et il avait encore l'impression d'étouffer. En toute honnêteté, il n'avait jamais été dans un tel état. Même quand ils étaient jeunes et se tournaient autour pendant des mois avant que l'un d'entre eux (Kuina) fasse le premier pas, il n'avait jamais été aussi anxieux et troublé.
Il avait l'impression que l'écrin dans sa poche pesait des tonnes. Pendant un court instant, il fut paniqué à l'idée de l'avoir oublié et baissa les yeux sur son pantalon pour vérifier que tout allait bien.
Tout allait bien.
Avant qu'il ne puisse soupirer de soulagement, une main douce et froide se posa sur la sienne, le faisait relever la tête à toute vitesse.
- Sabo, tu es sûr que ça va ? répéta Kuina en chuchotant pour ne pas attirer l'attention des autres clients.
- Oui !
Il se força à sourire et entremêla leurs doigts. Il regarda les doigts fins et pâles de Kuina et il se demanda s'il avait pris une bague à la bonne taille. Et si elle était trop grande ? Est-ce qu'il pouvait retourner au magasin pour l'ajuster ? Au prix où il l'avait achetée, il espérait bien que oui.
- J'ai eu une journée un peu agitée, tu sais. Entre Luffy et Ace et... Luffy.
Son sourire amusé revint et il se félicita presque pour en être la cause. S'il avait eu les mains libres, il se serait fait une tape sur l'épaule (il remercia intérieurement Kuina de lui tenir la main parce qu'il aurait eu l'air vraiment idiot). Cependant, cet instant de bonheur fut éphémère car, comme si son nom était une incantation, Luffy apparut brusquement à la fenêtre du restaurant. Il était seul, marchant dans la rue, et Sabo était partagé entre s'inquiéter parce qu'il n'avait aucune raison d'être dehors à une heure pareille et effrayé à l'idée qu'il les remarque – ou pire, qu'il les rejoigne !
Mais Luffy n'était pas du genre à le décevoir.
Le brun sembla attiré comme un aimant par le restaurant et il revint sur ses pas pour se coller à la fenêtre, les yeux plissés, faisant sursauter le couple qui dînait juste là. Son visage concentré laissa place à un sourire radieux lorsqu'il les vit et il s'empressa de se diriger vers la porte d'entrée.
Ne le laissez pas entrer.
Sabo savait qu'il s'en voudrait toute sa vie d'avoir une seule fois pensé qu'il ne voulait pas voir un de ses frères, une des personnes qu'il aimait le plus au monde et pour qui il donnerait tout, mais cet instant lui avait coûté dix-huit jours d'abstinence causée par le stresse, il ne voulait pas... non, il ne devait pas échouer.
- Est-ce que c'est... ?
Il ferma les yeux en entendant Kuina poser la question tout en regardant vers l'entrée du restaurant.
- Luffy ?
- Qu'est-ce que vous faites !
Son ton enjoué et surtout sa voix extrêmement forte fit sursauter les trois tables autour d'eux et Sabo eut envie de disparaître de la surface de la Terre.
- Et toi ? demanda Kuina à sa place parce que lui ne pouvait clairement pas parler. Tu n'as pas cours demain ?
Luffy se contenta de hausser les épaules. Il attrapa une chaise derrière lui (celle d'un malheureux qui avait fait l'erreur d'aller aux toilettes au même moment où le garçon était arrivé au restaurant).
- Je m'ennuyais un peu... Personne n'est à la maison.
Sabo, les yeux rivés sur le menu, ignora le ton accusateur de son frère.
On ne vit plus ensemble, Luffy, pensa-t-il en lisant deux fois le nom d'une salade qu'il n'allait de toute évidence pas prendre.
Du coin de l'oeil, il vit avec horreur Kuina soupirer et faire ce sourire, celui mi-attendri et mi-amusé et il savait que c'était fini. Luffy avait gagné. Sabo s'était fait avoir comme un bleu parce que personne ne résistait à Luffy. Il était bien placé pour le savoir.
Il n'aurait ni sa demande, ni sa nuit de sexe intense et torride.
- Tiens, dit Sabo en lui tendant son menu, je paye. Ne prends pas tous les plats de la carte.
Luffy ne l'écouta pas.
