Prologue : Bataille Aérienne
-Il est des histoires qui n'ont plus de secrets pour personne, murmura le Mange-Nom assis à côté du garçon. Elles battent dans le cœur de tout un chacun, si souvent racontées depuis la nuit des temps qu'elles en viennent à faire partie de nous. Aussi, même les moins rêveurs des hommes sont parfois surpris, la nuit de Noël, à lever les yeux vers le ciel dans l'espoir silencieux d'apercevoir quelque-chose... ou quelqu'un.
L'adolescent qui tenait les rênes n'écouta pas, fit un terrible effort pour ne pas tourner la tête. Il essaya même d'oublier l'abominable odeur de pétrole et de sueur de la créature. S'il quittait le ciel du regard il allait mourir, et de toutes façons même s'il regardait il n'y aurait personne à ses côtés. Et s'il y avait quelqu'un, la vision serait si insoutenable que le gamin se jetterait par dessus bord.
-Pourtant, poursuivit l'Absent d'une voix dégoulinante de joie mauvaise, en ce début de mois de décembre, le ciel offrait une vision que dans toute l'histoire de Noël on n'avait jamais contemplé. Oh, comme de bien entendu, la silhouette d'un traîneau se découpait dans la lumière blafarde de la lune, tiré par un attelage au pas léger comme un secret, dansant et caracolant dans le néant... Mais cette année, ce traîneau était conduit par un petit voleur et poursuivi par deux avions de chasse militaire.
Le premier missile fit voler en éclats l'arrière du traîneau en manquant précipiter le garçon dans le vide. Jusque là, il n'avait pas été certain que le Sans Nom ai bien réussi son coup, mais l'explosion qu'il subit ne laissa pas de place au doute: le corps du garçon était bien en train de devenir réel. Le jeune homme eu l'impression que ses tympans explosaient, son propre hurlement lui déchira la gorge sans qu'il en entende quoi que ce soit. Une tempête de feu enveloppa le traîneau en lui brûlant impitoyablement les épaules et les bras. Sur le moment il eu l'impression de se consumer en plein ciel, de ne plus savoir où était le haut, où était le bas, mais les mugissements des rennes le ramenèrent à la réalité.
Il entendait les vrombissements des deux avions de chasse quelque-part au-dessus du nuage de fumée qui entourait le traîneau, cherchant leur cible pour l'achever.
-Tu n'aurais jamais dû faire ce voeu, murmura l'Absent en caressant presque la nuque du garçon de ses lèvres sèches. C'était ton frère. Tout cela pour ça?
Le garçon ferma les yeux de toutes ses forces. La répugnante odeur émanait de lui maintenant, une odeur de viande brûlée, il sentait grésiller ses cheveux et ses sourcils malgré le vent polaire qui lui glaçait le visage. Le traîneau volait encore, en vacillant dans les bourrasques comme un avion en papier, avec seulement trois rennes au lieu des neuf. Le garçon hurla encore lorsqu'ils émergèrent du nuage de fumée : ils étaient descendus, si bas que le traîneau slalomait dans les cimes d'une forêt de sapins. La partie du traîneau arrachée par la déflagration s'écrasa en contrebas et disparue presque aussitôt dans la neige avec le paysage qui déferlait à toute vitesse. Le garçon avait l'impression que les arbres se précipitaient sur lui pour le couper en deux. Une secousse secoua tout l'attelage lorsque la pointe d'un sapin se brisa sous le ventre du traîneau, puis une autre, et le garçon se baissa juste à temps pour éviter une branche qui l'aurait décapité. Il dû renoncer à les éviter toutes et se plaqua au plancher du traîneau. Le véhicule accueillait chaque nouveau coup qui l'ébranlait avec un grincement de fin du monde.
Crier donnait l'impression au jeune conducteur de s'arracher des lambeaux de la gorge. Le renne en tête poussa un long brame et son museau flamboya un instant d'une lueur écarlate.
Le gamin leva une main devant son visage. Elle était en train de cesser d'être transparente, des veines et des os se répandaient sous sa peau de plus en plus opaque.
Les avions piquèrent vers le sol comme des faucons lorsque le traîneau jaillit hors de la forêt pour survoler un lac gelé. Une tempête de glace se déchaîna aussitôt tout autour du garçon dans des rugissements de tonnerre : des rafales de mitraillettes ravageaient la banquise dans le sillage du traîneau. Les rennes reprirent de l'altitude désespérément lentement dans le brouillard. Le garçon devenait lourd, trop lourd pour voler avec le vent, le sifflement dans ses oreilles se changeait lentement en feu et il avait l'impression de remplir ses tout nouveaux poumons de glace pilée à chaque respiration.
Oui, il était en train de s'incarner.
Un profond sentiment de souillure coula dans ses muscles lorsque du sang se répandit dans tout son organisme pour la première fois depuis... depuis combien de temps? Le courage l'abandonna.
-Non, murmura-il alors qu'un cœur bien vivant commençait à tressauter en lui. Non, non, NON!
Soudain, en face de lui, un troisième avion surgit du néant en déchirant le rideau de brume, presque assez près pour que le garçon puisse le toucher en tendant la main. Il n'eut rien le temps de faire, de comprendre : la nuit se fracassa simplement en mille morceaux dans une déflagration de feu et d'acier. Tout disparu sous un voile de douleur rouge sang.
-Avant d'être aspiré par l'immensité du ciel..., susurra le Mange-Nom d'une voix presque inaudible, seul, l'esprit ballotté au fond d'un corps de chair lourd comme une enclume, le garçon eu une toute dernière pensée. Un nom. Le même qu'il se répétait en boucle depuis des heures.
Henry Mills.
