Texte inspiré par le puisant recueil "Monstre", de feufollet !
« Le père sème, le fils récolte. » Proverbe chinois
-Tes mots sont durs, Père.
Il lâche le dernier mot avec une emphase qu'il ne reconnaît pas. Ses sourcils neigeux se soulèvent, puis s'abattent sur ses yeux cernés, ridant son front de vagues comme autant de points d'interrogation. Barty Croupton Sr ne comprendrait jamais. Il est si vieux, désormais, si fatigué... Il avait tout fait pour ce monde, tout bâti de ses mains, et pourtant la jeunesse en face de lui n'avait jamais cessé de le laisser sur le banc infamant de la honte et de la frustration.
Pourquoi les fils devaient-ils toujours charrier avec eux, dans le sillage de leur fraîcheur, la déception..?
-Durs, mais justes.
Ses yeux sont implacables. Son visage, lisse. Ses vêtements, impeccables. Un vrai homme du Ministère. Tout entier dédié à la cause, battu au fer éprouvant du travail acharné. Il n'a jamais changé, depuis toutes ces années. Seulement perdu un peu de poids, peut-être, depuis la mort de sa femme. Et pris des rides. Et, bien sûr, le gris parsème ses cheveux.
-Oui, on la connaît, ton idée de la justice, râle-t-il dans un souffle sarcastique. Son fils. Ce sourire avait toujours été si radieux. Fier. Conquérant. Le reflet du sien. Quand j'avais ton âge...
...je rêvais de conquérir le monde.
Il se tient devant lui, les cheveux aussi blonds que ceux de sa mère. Mais ce qu'il voit dans la teinte de ces iris chatoyants - prunelles de son âme, prunelle de ses yeux ! - n'est rien d'autre que de l'aliénation. Le sentiment de l'étranger coexistant avec un éclat de mêmeté. Une douleur insupportable. L'épine dans son talon.
Assis à sa table en maître de maison, ligoté à la chaise qui lui était réservée - son trône -, son fils dressé devant lui s'apprête à se couronner. Les cordes le maintiennent fermement, vipères qui s'acharnent à l'oppresser, restreindre ses mouvements.
D'y tailler ma place, bec et ongles.
Cette couronne était d'épines et de revanche, de pouvoir et de contrôle. Ses poumons le brûlent, mais il ne s'en plaint pas. Une baguette le menace. Il pourrait user de magie sans baguette, chercher à se libérer. Il pourrait forcer à nouveau, essayer une nouvelle fois de rattraper le désastre.
Il est las de se battre. Jamais contre les ordures qui lui ont pris son fils, non. Pour le reste, ses traits tirés, les ombres qui creusent le visage qu'il met un point d'honneur à couvrir d'impassibilité, le manque d'éclat au fond de ses yeux parlent d'eux-mêmes.
J'aurais pu être Serpentard... la peur m'en a prévenu. L'ambition a deux faces, l'une suit les courbes de la sagesse, l'autre arpente les mauvais chemins. Il est si facile de glisser de l'une à l'autre... si tu savais.
Mais je le sais, père.
Là où tu as senti l'aiguille de panique qui t'a fait te retourner, contempler tes actes... et puis cette autre aiguille, celle qui t'a poussé à nous pourchasser... JE m'y suis élevé. J'ai réussi, enfin, dans le domaine ou tu as échoué. J'ai empli tous tes vœux, coché un à un tous tes critères, me suis hissé à chacun de tes standards. N'était-ce pas ce que tu désirais...? Un fils modèle, le meilleur élève... un prodige. Celui qui te surpasserait, qui amènerait notre nom au point le plus haut, qui nous ferait enfin briller pour ce que nous sommes.
Ça ne te suffisait pas. Ça ne m'aurait jamais contenté non plus. Je suis content que tu m'aies poussé si loin, quelque part. Tu m'as poussé à me révéler, tel que je suis vraiment. Nous sommes vraiment.
Je n'ai réussi qu'à engendrer un monstre. Je le vois, maintenant.
De cette pensée, il n'est qu'un mot qui parvient à franchir la barrière de ses lèvres obstinément closes. Emmurées par le mutisme. Toutes ces années passées à fulminer auraient-elles finalement leur utilité ?
-Un monstre ? Oh, papa... tu exagères. Je suis toi... tu es moi. Nous sommes pareils. Il est vrai que je suis à ton image, certes. Je suis ce que tu as fait de moi. Ce que Maman a fait de moi. Elle m'a donné l'amour -l'amour de ce monde, l'amour de la magie, l'amour des causes qui embrasent le cœur avec passion -, tu m'as donné l'indifférence. Ou plutôt la froideur de la raison.
C'est son propre visage, en plus jeune, qui le lui dit. D'un coup, il a du mal à savoir qui lui parle. Il se sent se jeter en avant, résister. Les cordes se tendent contre lui.
-Tu mens. Ne nous compare pas. Je n'ai rien à voir avec toi !
-Je ne me ferai pas le plaisir de cette insulte. Vois-tu, Père - il ajoute avec un sourire ironique, qui ne quitte plus ses lèvres alors qu'il joue avec sa baguette -, je veux bien t'accorder ce point. Nous n'avons pas le même sens de la raison. Ou plutôt, tu refuses de t'en servir pour une cause qui te dépasse. Tu préfères toujours tout contrôler. Même moi - ton propre fils !
Ce n'est plus le sourire de Bartemius Croupton Jr. Ce n'est plus l'enfant aux prunelles brillantes qu'il a jadis connu. Celui qui attendait la validation et les compliments comme le Père Noël le soir du 24 décembre. C'est quelque chose de tordu, de brûlant - le feu de la haine dans les yeux, les traits ondulant sous la rage, la posture soudain tordue. Et il reconnaît, malgré lui, ce reflet. Il voudrait le nier, comme il en a l'habitude, fermer les yeux sur les agissements de sa progéniture qui lui cause tant de problèmes, mais, cette fois, il se rend compte qu'il n'y parvient pas.
Ça aurait pu être lui - ça l'aurait été, s'il en avait décidé autrement. C'est lui, d'une certaine manière ; mais où étaient ces crevasses, ces défaillances, dans les traits de sa personnalité ? Où étaient les germes de cette fleur noire et vénéneuse qui a éclos devant lui, qui a pris le cœur de son fils, qui a propagé sa maladie dans ses veines, contaminé son esprit ?
J'aurais dû t'envoyer en centre de redressement tant que je le pouvais encore.
-Te rappelles-tu ? Tu ne m'as jamais autorisé à t'appeler "papa". Toujours Père. Devais-je t'appeler Maître, m'incliner devant toi, devenir ton servant ?
Il a un reniflement dédaigneux.
-...Tout ça aussi, c'est toi qui me l'as appris. Tu vois, m'éduquer aura été productif, en fin de compte.
Son ton devient caressant, ses yeux prennent une teinte rêveuse, s'emplissent d'admiration. Il ne peut empêcher la morsure de l'atteindre, resserrer sa prise autour de lui pour le transformer en une énorme masse froide.
-Lui, il me comprend, au moins... il m'a compris mieux que toi en dix-huit ans de vie. Ou plutôt d'absence, d'abandon.
-Ne prononce pas son nom dans cette demeure ! Toi et tes semblables, vous n'êtes jamais que des pions à ses yeux. Il se sert de vous pour faire le gros du travail. Et toi..., imbécile que tu es, tu as accepté !
Barty Jr s'approche, et dans chaque pas résonne le silence mortel du danger rampant à ses pieds comme aux portes de sa maison. Il y a longtemps que les ténèbres ont franchi cette limite, désormais. Il est si près que son souffle balaie son visage. Il le regarde intensément, comme s'il allait le dévorer.
-Comme c'est obligeant de ta part... un père qui tance son fils à l'aide de la bonne vieille morale pour le remettre sur le droit chemin. Mais, papa... l'idée a-t-elle jamais effleuré ton esprit que nous chérissons ce qu'Il fait de nous..? Il me récompensera mieux que tu ne l'as jamais fait. Il est... le père dont j'ai toujours rêvé. Pas ce géniteur vieux, faiblard, tremblant à la moindre vague qui sèmerait le trouble dans sa conscience. Pourquoi les parents sont-ils toujours si décevants ?...
Il soupire.
-...Peu importe. Il est peut-être aussi intraitable que toi, et je ne te permets pas de me traiter d'imbécile - après tout, je suis toujours une part de toi, que tu acceptes de la voir ou non -, mais une chose est sûre : il m'aime plus que tu ne m'as jamais aimé.
-Alors ton destin est scellé. Je ne peux rien pour toi.
-En effet. Il est trop tard d'environ quinze ans, je dirais. En outre, tu ne peux plus me contrôler. C'est mon tour. Et laisse-moi te murmurer à l'oreille mes prochains mots...
Le visage du père se défait alors qu'il entend, puis comprend les dernières syllabes de son destin. Une larme brille dans ses yeux, finit par couler le long de sa joue alors qu'il tremble, plus pâle que jamais. Ce mot-là avait sauvé ce qu'il restait de sa dignité, de sa carrière - il va tout détruire.
-Quel effet ça fait, de voir sa propre arme retournée contre soi...? De voir son propre fils lui échapper, jouer continuellement contre lui dans l'immense jeu d'échecs du monde ? De se faire détrôner par sa propre engeance ? Dis-moi. DIS-MOI !
Ce n'était pas censé se passer comme ça.
Il se revoit, à seize ans. Le monde n'est qu'un échiquier qui attend que tu fasses ton premier mouvement. Le monde attend ton premier plan, ton premier pion.
Le goût salé de la défaite dévale de ses yeux. La bile au ventre remonte lentement, acide, amère. Mais par-dessus tout, le serpent nocif louvoie et fait des nœuds dans son estomac, se déploie centimètre par centimètre jusqu'à sa colonne vertébrale, remonte jusqu'à sa nuque en hérissant sa peau comme si quelque chose d'étranger s'y logeait, là, juste sous l'épiderme. Il le voit presque. Son cœur tambourine sous sa poitrine.
-La partie va bientôt se terminer pour toi, Bartemius.
L'inflexion cruelle de sa voix n'est qu'un couteau de plus pour le lacérer de l'intérieur, poignarder le nom de leur famille, anéantir le prénom qu'il a choisi pour son premier-né. Les souvenirs brûlent dans son âme - fierté, espérance, planification de sa succession.
Héritage.
Il repense à ce tableau, offert par Edgar Bones, relégué au grenier par Winky à sa demande. Le combat de l'Aigle et du Serpent. Il se rappelle de ce qui l'avait traversé, alors. Juste une fraction de seconde, avant de se souvenir que l'art n'avait aucune place dans la vie, aucun pouvoir. Sa poitrine se serre.
-...J'espère que tu sauras l'apprécier jusqu'à son terme. Je ne te laisserai pas rejoindre maman si facilement. Je me demande si tu penses encore à elle... parce que moi, je la remercie tous les jours de m'avoir libéré de l'enfer où tu m'as plongé.
