Chapitre Huit : Le choc de la Nuit
La soirée se passa relativement calmement pour les frères Elric et Winry. Ils commandèrent un ensemble de tapas dans un restaurant d'inspiration expatriée et Winry put ainsi les découvrir avec enthousiasme. À peine arrivée au dessert, Winry sentit la fatigue lui tomber dessus comme la misère sur le bas clergé et décida d'aller se coucher. Voulant poursuivre la conversation avec son frère, il lui proposa de sortir faire un tour dans la cour, question d'éviter de déranger la jeune femme.
- Dans le froid ?
- Oh, ça va, t'es en sucre ?
Les deux frères retrouvèrent alors le chemin de la cour circulaire et en firent doucement le tour, à la lumière douce des petites lampes accrochées aux colonnes de la travée. Au bout d'un long instant de silence, Alphonse soupira et dit :
- Je crois que je vais le faire…
- De quoi tu parles ?
- De devenir Alchimiste d'État. J'ai envie de le faire. Je sais bien qu'on a déjà beaucoup fait pour ce pays… Mais on a décidé de suivre nos propres principes non ? Donner un peu plus qu'on reçoit. Et je crois qu'on a besoin de moi ici. Plus qu'à Resembool. Je peux être utile.
Edward garda le silence, plongé dans ses propres réflexions. Il était d'accord avec son petit frère mais il y avait quelque chose qui lui disait de rester dans son village natal. Si il venait vivre dans la capitale, il allait provoquer quelque chose et il sentait qu'il ne pourrait pas le contrôler, ce qui lui faisait un peu peur.
- Et puis… Soupira Alphonse
- Et puis quoi ? S'étonna Edward face au ton de son frère
- Je veux m'excuser auprès des filles… Marmonna Al
Ce fut au tour d'Edward de soupirer. Depuis qu'ils avaient revu Serena il y a un an, Alphonse et lui avaient des débats réguliers autour de cette question. Alphonse maintenait la nécessité de présenter des excuses et son grand frère y était assez opposé.
- Et tu vas dire quoi ? « Oh salut les filles ! Ça a l'air d'aller, vous vous en sortez pas si mal. C'est cool que vous ayez quand même pu vous échapper de l'enfer dans lequel on vous a abandonné. On est désolé d'ailleurs, c'était pas fait exprès ! Voilà, à plus ! Désolé aussi d'avoir fait revenir tous les mauvais souvenirs en passant ! »
- Non mais c'est sûr que présenté comme ça ! Non, je pense que…
Alphonse s'interrompit quand il constata que le jeune caporal Émeris était sorti du poste de garde pour sautiller vers eux.
- Messieurs ! Vous avez besoin de mon aide ? Je peux vous faire apporter quelque chose ?
- Non, Caporal, tout va bien, on était juste en train de…
Alphonse s'interrompit brutalement et regarda vers les étages, d'où semblaient sortir une musique. Suivant son regard, Edward chercha la source de ce qui lui semblait être une chanson Disney. Et alors qu'ils regardaient tous vers le ciel, ce dernier se remplit soudain d'une petite nuée de lumières. On aurait dit qu'un groupe de lucioles répétaient un ballet. Elles formaient des formes dans le ciel, qui jouaient les unes avec les autres au rythme de la musique douce. Des silhouettes qui dansaient ensemble puis un tourbillon de fleurs et de plantes qui formaient un bouquet, des petits animaux qui folâtraient les uns avec les autres. C'était doux et magnifique et plein d'une poésie qui semblait remplir l'atmosphère.
- La petite doit avoir du mal à dormir encore cette nuit… Murmura Émeris en regardant les lumières
Les frères Elric suivaient le ballet de lumières dans le ciel avec une drôle d'émotion et Alphonse demanda, doucement :
- Ça arrive souvent ici ?
- Oh, souvent… Régulièrement je dirai. Il faut que le Commandant soit à Central déjà… Précisa Émeris
- Le Commandant ? Demanda Edward, comme si il voulait être bien sûr de son interprétation
- Oui, le Commandant Wolfe, l'Alchimiste de Lumières. Vous avez du en entendre parler…
- Ouais. Vaguement. C'est elle qui fait ça ? Demanda Edward
- C'est de la belle alchimie, tu trouves pas grand frère ? Dit alors Alphonse
Ed ne répondit pas tout de suite, le regard fixé sur les lumières qui dansaient dans le ciel. Il était infiniment plus soulagé qu'il n'aurait jamais voulu le reconnaître. Serena s'était présentée si dure, si martiale, si forte, si puissante et menaçante. Il avait eu peur d'avoir tué la fille qu'il avait connue. Celle qui aimait la philosophie, les histoires fantastiques et les livres, la fille qui aimait tant regarder les étoiles était toujours vivante sous la carapace. Et maintenant, elle faisait danser les étoiles dans le ciel.
- C'est de la très belle alchimie. Oui, c'est magnifique…
La musique sembla alors s'éteindre doucement et les lumières firent une dernière ronde avant de s'évanouir petit à petit. Une lumière s'éteignit à l'étage et tout sembla calme à nouveau. Apaisé. Il restait de la douceur tout autour d'eux. Émeris commenta alors :
- La petite a du s'endormir…
Alphonse et Edward se tournèrent vers le caporal en haussant les sourcils. De qui il parlait comme ça ?
- La petite ? Vous parlez d'Alicia ? Demanda Alphonse, curieux et un peu surpris
- Hein ? Oh là, non ! J'oserai jamais, c'est… La Sous Représentante… Non, j'oserai jamais… Dit Émeris d'un rire nerveux
- Mais alors…
- Non, je parle de Léna !
Devant l'air interdit des deux frères, il précisa :
- Vous savez… La petite Wolfe…
- La petite… La petite Wolfe ? Bredouilla Edward, tandis qu'Alphonse pâlissait
- Ben oui… La petite Léna. Elle a quelque chose comme trois ans. Très mignonne. Brune, les yeux dorés… Enfin…
- Les yeux… quoi ? S'exclama Ed qui sentait son coeur commencer à battre très vite dans sa poitrine
Qu'est ce qu'il voulait dire ? C'était quoi cette histoire ? Personne ne leur avait parlé de ça. Pourquoi il y avait une enfant qui vivait avec les deux soeurs Wolfe ?
- Elle était tout bébé quand elles sont arrivées depuis l'Autre Côté. Je crois qu'elle venait de naître, quelque chose comme ça. En tout cas, c'était la plus jeune des expatriées à être arrivée à Amestris… Ajouta Émeris qui regardait les deux frères à tour de rôle, de plus en plus paniqué par l'expression qu'il lisait sur les visages de ses deux idoles
- Mais… Vous savez qui… C'est leur fille ? Osa enfin demander Alphonse
Jamais ils n'avaient autant craint qu'on réponde à une question qu'ils posaient. Parce que la réponse pouvait être potentiellement être une déflagration conséquente, la plus grande déflagration de leurs vies. Émeris bredouilla :
- Et ben… on ne sait pas vraiment… Enfin, il doit bien y avoir des gens qui doivent savoir. Elles, je suis sûre qu'elles savent mais euh… Oui, évidemment qu'elles savent, je suis bête ! Mais très honnêtement, personne n'ose poser la question. Elle leur ressemble beaucoup donc il doit forcément y avoir un lien… J'aurai pas dû vous en parler, je suis désolé. Je… je vais retourner… Je m'en vais, je suis désolé, je…
Il tourna les talons et retourna au poste de garde d'une démarche raide. Les deux frères ne le retinrent pas et tournèrent à nouveau leurs regards vers le ciel et vers l'appartement. Alphonse avait du mal à respirer et serrait les poings. Edward avait toujours le coeur qui battait trop vite, faisant pulser le sang dans ses veines. Tous les deux pensaient à la même chose : à l'image de leur père, grand et froid, qui quittait la maison et au souvenir de leur mère, au regard si triste par moment, qui se sentait si seule. Qui élevait des enfants toute seule. Qui s'était épuisée en silence pour ne pas inquiéter ses enfants, dans l'attente éternelle d'un mari qui ne revenait pas. Et toutes les conséquences qui en avaient suivies. Grandir sans père, ils savaient ce que c'était et la possibilité qu'ils aient pu imposer ça à… Non, c'était… Impossible. Et pourtant. Et pourtant, la petite fille avait…
- Trois ans. Dit Edward
- Oui. Trois ans.
Ils comptaient dans leurs têtes. Ils avaient passé la Porte en juin 1919. Les soeurs Wolfe étaient arrivées en décembre de la même année. 6 mois après. Avec un bébé tout petit. Qui portait leur nom. 6 mois après. Ça signifiait que l'une d'entre elle aurait été enceinte de déjà deux ou trois mois quand ils étaient partis. De ce qu'ils savaient des grossesses, à ce stade là, c'est encore discret, ça peut même passé inaperçu. Mais non. Ils s'en seraient rendus compte. Non ? Mais alors qui c'était, cette petite fille si ça n'était pas… Edward repensa au vague sentiment de colère, de rejet de Mustang. À la froideur de leur maître. Qui les avaient tellement heurté, rempli d'incompréhension plus tôt dans la journée.
- C'est peut être pour ça. Qu'on nous a traité si froidement. Mustang. Notre Maître… Murmura-t-il
- Non ! Elles nous en auraient parlé ! Quand elles sont arrivées ici ! S'exclama Alphonse, semblant refuser d'y croire
- Et pourquoi elles auraient pris cette peine, Al ? On les abandonnées. Bien plus que ce qu'on pensait.
Sa voix se brisa. Il n'avait jamais pris le temps d'envisager avoir des enfants un jour. Ça ne lui était encore jamais venu à l'idée. Mais il y a une chose qui lui semblait évidente, au point qu'elle n'avait pas besoin d'être réfléchie. On abandonnait pas ses enfants. On leur donnait tout ce qu'on avait. Son père avait beau eu les meilleures raisons du monde de les quitter, leur mère et eux, c'était encore une blessure bien trop indélébile. Ça avait été la source de tant de choses, de tant de ses blessures intimes. Il avait sans doute fini par pardonner à Hoheinhem mais ça restait là, ça ne partirait jamais. Et puis il avait vu trop d'enfants, trop d'adultes abimés par le fait de grandir sans père. Edward ne voulait abandonner personne, surtout pas… surtout pas… Il n'avait quand même pas fait un truc pareil ? Si c'était vrai, il ne pourrait jamais se le pardonner. Peu importait qu'il l'ait ignoré. Peu importait qu'il n'ait pas voulu partir de l'Autre Côté dans ces conditions. Peu importait.
- La petite a les yeux dorés… Murmura-t-il comme pour lui même.
Soudain, une lumière s'alluma à l'étage dont s'était échappé les lumières et les deux frères sursautèrent. Edward se sentit attiré par la lumière. Il ne pouvait pas rester comme ça. Sans savoir. Il fallait tirer ça au clair. Absolument. Tout de suite. Il se mit en marche
- Qu'est ce que tu fais ? S'exclama Alphonse
- Je dois savoir.
*O*
Ignorant les appels de son frère au loin, Edward grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier qu'il venait de transmuter. Il enjamba le balcon, tel Roméo rejoignant Juliette. Il se blâma immédiatement pour cette pensée et puis, tout aussi soudainement, son cerveau s'éteignit un peu. Devant la fenêtre, les bras ballants, il perdit quelques secondes à contempler l'intérieur de l'appartement et celle qui s'y trouvait. Juste une silhouette, de dos. Une robe légère qui semblait flotter autour d'elle. Une longue chevelure brune retenue à grand peine sur la nuque, gracieuse, délicate. Elle avait l'air parfaite et il sentit très bien la surface de sa peau se mettre à brûler doucement. C'est son esprit qui le sauva. Il aperçut le cercle tatoué dans son dos et par réflexe, il essaya d'en analyser la formule. Cette réflexion l'ancra à nouveau dans la réalité du moment et l'angoisse revint rapidement. Il avait des questions à lui poser. Alors, il leva la main et approcha ses doigts de la porte vitrée. Et il toqua doucement.
Ils avaient chacun un coffre bien fermé dans un coin de leurs têtes. Un coffre qu'ils avaient construit eux même, quand ça avait commencé à aller mieux. Parce qu'il fallait survivre et continuer à avancer, il fallait enfermer tous les souvenirs, toutes les émotions, tout ce qui était lié à l'autre. C'est là qu'il avait mit le souvenir de ses yeux si incroyable qu'on avait envie de s'y noyer. C'est là qu'elle avait mit sa fascination pour la lumière que les siens semblaient émettre. C'est là qu'elle avait remisé l'espoir absolu en l'avenir qu'il lui avait donné. C'est là qu'il avait rangé le bonheur béat qu'elle lui avait fait ressentir. C'est là qu'il avait rangé le feu, c'est là qu'elle avait rangé l'essence. Quand Serena mis un pied sur le balcon, les coffres dans leurs têtes vibrèrent parce qu'ils sentirent pour la première fois le parfum de l'autre. Et malgré le froid de l'hiver, la chaleur se répandit sous leurs peaux et crépita. Après un instant de silence, Serena prit la parole, d'une voix doucement chargée d'ironie :
- J'ai une porte d'entrée. Avec une sonnette et tout. C'est pas la peine de te faire remarquer à ce point si tu veux qu'on discute…
- Me faire remarquer ? Tu parles de ce petit escalier de rien du tout ? C'était facile, j'y ai à peine réfléchi. Je remettrai tout en place sans problème. Répondit-il du tac au tac
- T'as plutôt intérêt. C'est le Colonel Armstrong qui a conçu la Caserne et il a des principes esthétiques très précis…
- C'est censé me faire peur ?
- Ah j'oubliais que t'as peur de rien Elric… Au point où en vient à douter de ta santé mentale par moment !
- C'est toi qui dit ça ? C'est l'hôpital qui se fout de la Charité ma petite. T'es complètement allumée comme fille
Le ton était léger, ironique, mordant. La conversation allait toute seule, fluide et plaisante. Le sourire aux lèvres et une lueur au fond des yeux, ils vibraient sur la même longueur d'onde.
- Tu me traites de folle ? Grinça Serena
- Je te traite de rien du tout, je constate, simplement. Répondit Ed en haussant les épaules
- En attendant mon pote, j'ai été faite Commandant récemment. Je peux te faire mettre aux arrêts pour un exploit comme celui là. Souligna la jeune femme en montrant l'escalier du doigt
- Je serai ravi de te voir essayer, Commandant… Dit-il avec un sourire en coin
- Me tente pas, Ed parce que je te jure que l'idée de te voir derrière les barreaux commencent à me plaire de plus en plus
- T'es devenue bien dure, Réna
- La faute à qui, selon toi ?
Son ton s'était durci d'un coup et ses yeux avaient pris l'exact aspect de la glace. N'importe qui d'autre aurait eu un mouvement de recul mais non seulement Edward était habitué à soutenir ce regard là, il savait aussi qu'il le méritait complètement.
- Ouais, ça j'en ai bien conscience… Répondit-il sans flancher
- Comment ça t'en a conscience ? Susurra Serena d'un ton menaçant
- C'est pas de ça dont je suis venu parler. Éluda-t-il
- Ah vraiment ? Qu'est ce que tu fais là alors ? Pourquoi tu me déranges, si c'est pas pour parler de ça ? Après trois ans de silence complet, qu'est ce qui te pousse à venir me voir ? Demanda la jeune femme, qui sonnait de plus en plus dangereuse
- La petite fille. Murmura Edward, le coeur au bord des lèvres.
Serena haussa les sourcils et cligna des yeux rapidement. Elle le fixa de longues secondes, semblant réfléchir à ce qu'elle allait dire. De son côté, Edward sentait son coeur battre de plus en plus vite. Il était figé dans sa position, les poings dans les poches et le dos bien droit, la nuque raide. Jamais de sa vie il n'avait eu aussi peur de la réponse qu'on allait lui donner. Jamais il n'avait eu tant l'impression de sentir sa vie lui échapper, de sentir que tout pouvait basculer complètement, en une simple phrase.
- De quoi tu parles ? Demanda alors Serena, la voix basse
- Émeris m'a dit qu'il y avait une petite fille qui vivait avec vous. Que c'était pour elle que t'avait fait danser les lumières
- Et alors ?
- Il m'a dit qu'elle avait trois ans et qu'elle avait des yeux dorés. Que personne n'ose te demander si c'est ta…
Sa voix mourut toute seule avant de finir sa phrase, comme si de verbaliser l'idée horrible qui lui tournait dans la tête depuis 5 minutes était déjà trop difficile. Serena le regarda sans rien dire pendant un moment, en fronçant les sourcils. Elle se rendait bien compte qu'Edward avait l'air dans une sorte d'agonie interne. Elle repensa alors au fait qu'il avait été lui aussi abandonné à un très jeune âge. Que l'abandon, c'était sa blessure originelle à lui aussi. Elle demanda alors :
- Qu'est ce que tu veux savoir ?
- Qui elle est. Je veux savoir qui elle est…
Serena allait répondre la stricte vérité. Que Léna avait bien trois ans mais qu'elle les avait depuis déjà quelques mois. Qu'elle était bien de son sang mais pas comme il l'imaginait. Qu'elle l'élevait bien mais qu'elle ne l'avait pas portée. Qu'elle avait bien des yeux dorés mais qu'ils n'étaient pas les mêmes que les siens. Qu'elle était sa petite soeur. Qu'il ne l'avait pas abandonnée. Elle. Une amertume vint alors teinter ses réflexions. Edward avait peut être souffert d'être abandonné mais ça ne l'avait pas empêché de lui infliger ça à elle aussi. Alors qu'il la connaissait, qu'il savait que c'était la dernière chose à lui faire subir. Il savait les efforts qu'elle avait dû faire pour accepter de se rendre pleinement vulnérable. Ça ne l'avait pas dérangé, il ne s'était pas retourné. Il avait fait son choix, sans se préoccuper des conséquences. Il avait choisi de revenir dans son monde en la laissant derrière lui, pour retrouver les siens, pour retrouver celle qu'on avait appelée sa fiancée un peu plus tôt dans la journée. Elle était sans doute là, dans la Caserne, à attendre qu'il revienne. Et pour elle, il le ferait. Il reviendrait. Elle n'aurait pas à attendre longtemps, figée dans son lit, envahie par un vide immense. Que seul un miracle pourrait remplir. Alors, elle parla de son miracle, en le regardant bien dans les yeux :
- Tu veux savoir qui elle est ? Elle s'appelle Léna. Elle a bien trois ans. Elle a les yeux dorés et les cheveux bruns. Elle sait compter jusqu'à 34, elle connait ses couleurs, enfile ses chaussures toute seule mais pas encore sa veste. Elle déteste mettre des bonnets. Son repas préféré, c'est les pâtes aux tomates. Elle est intelligente, bienveillante, innocente, vive et rigolote. Son existence m'a sauvée la vie. Je l'aime plus que tout au monde. Je ferai n'importe quoi pour la protéger. Et toi, Edward, tu n'as rien à faire dans sa vie.
Elle avait parlé d'un ton calme mais froid. Au fur et à mesure de sa tirade, elle avait vu les yeux d'Edward s'écarquiller de plus en plus. Quand elle eut fini, il avait la sensation que son coeur s'était arrêté, que tout était figé. Une voix, celle de la raison, lui murmura que Serena n'avait pas répondu à la question qui le taraudait. Elle n'avait pas répondu. Il fallait qu'elle...
- Pense à dé-transmuter l'escalier en partant.
Elle tourna les talons, le laissant sous le choc alors qu'elle rentrait chez elle. Sans un mot, le visage fermé, elle le regarda une dernière fois avant de fermer la fenêtre puis les rideaux, le laissant seul dans la nuit froide. Les battements de son coeur avaient repris, assourdissant dans ses oreilles. Il s'anima sans y penser, descendit les escaliers lentement, claqua dans ses mains pour rendre à la cour son aspect originel. Sans y penser parce que son esprit était rempli des derniers mots de Serena. La petite fille s'appelait Léna. Léna. Il se souvenait que c'était comme ça que George appelait la mère de deux soeurs. Léna. Trois ans. Savait compter jusqu'à 34. Aimait les pâtes à la tomate. Intelligente. Innocente. Vive. Et il n'avait rien à faire dans cette petite vie là.
- Alors ? Demanda son frère, d'une voix anxieuse
Edward ouvrit la bouche, puis la referma.
- Ed ?
- Elle a rien dit. Elle a pas dit qui… J'en sais pas plus. Elle a pas répondu à la question. Je sais pas…
- Mais… Bon. OK. On… On aura sans doute plus de réponses demain. Non ?
- Je suis pas sûr
Alphonse soupira et prit son frère par l'épaule.
- Ça va ?
- Ouais. T'inquiète.
- Qu'est ce que… vous avez parlé de quoi ?
- De rien. On a juste parlé et c'était…
Bien. Il se retint de le dire. C'était bien, c'était naturel et fluide comme conversation, comme ça avait toujours été. Il n'y avait pas d'effort à fournir, pas besoin de réfléchir, ça allait tout seul. Ça avait toujours été comme ça et c'était toujours le cas, comme si rien ne s'était passé. « Mais je l'aime tellement… Non ! Je l'ai tellement aimée… » Se corrigea-t-il immédiatement. Le creux dans son estomac le lançait doucement.
*O*
Figée devant son rideau, Serena avait les yeux qui piquaient et les oreilles bourdonnantes. Elle ne pleurerait pas. Pas encore. Pas maintenant. Pas pour lui.
- Réna ? Dit alors une voix
Elle sursauta et mit un doigt sur la bouche en regardant sa soeur, lui faisant signe de quitter la pièce. Alicia fronçait les sourcils et dit, la voix un peu plus basse :
- J'ai cru entendre du bruit. Qu'est ce qui se passe ?
- C'était… Edward
- Hein ? S'exclama Alicia, surprise
- Ouais. Se contenta de répondre sa grande soeur, les yeux dans le vide
- Edward… Elric ?
- Ben oui… De qui tu crois que je parle ?
- Mais… qu'est ce qu'il voulait ? Comment il est arrivé jusqu'au balcon ?
- Il a transmuté un escalier
- Mais… pourquoi pas, c'est pas si étonnant. Quelque part c'est rassurant de voir que les gens changent pas tant que ça… Soupira Alicia
- Non, il a pas tant changé que ça… Murmura Serena
- Ça va ? S'inquiéta sa petite sœur
- Je crois que j'ai fait quelque chose de mal
- C'est à dire ?
- Il est venu parce que l'un des plantons lui a appris l'existence de Léna
- L'existence de Léna ? Et alors ?
- Il lui a répété ce que la plupart des gens se disent. Que c'est une petite fille qui vit avec nous, que personne ne connait vraiment son histoire.
- Et…
- Et il lui a précisé qu elle avait les yeux dorés… Comme lui. Interrompit Serena
- Comme… oh ! Non ! S'exclama Alicia en mettant une main devant sa bouche
- Tu te doutes de ce qu'il en a déduit. Que c'était sans doute notre fille. Et donc…
- Et donc peut être la sienne aussi… Merde ! Qu'est ce que t'as répondu ?
Serena garda le silence
- Tu lui as quand même pas dit que… Dit alors Alicia, outrée
- Je lui ai dit que Léna était une petite fille parfaite, que je l'aimais plus que tout et qu'il n'avait rien à faire dans sa vie. Ce qui est parfaitement exact ! Se récria Serena
- Mais pourquoi t'as pas simplement dit la vérité ? Que c'est notre sœur et que elle a les yeux de sa mère ? Qui, je te le rappelle, n'est ni toi ni moi !
- Parce que… je voulais pas… je sais pas pourquoi j'ai pas dit ça Alicia ! Je sais pas. Je voulais… je crois que je voulais qu'il souffre un peu… S'écria Serena
- Franchement, frangine…
- L'échange équivalent. Je voulais lui rendre un peu de ce qu'il m'a fait subir. J'ai pas menti. J'ai rien dit
- Mais tu sais très bien ce qu'il va en déduire… Souligna Alicia d'un air sévère
- Tant pis. Il ira voir sa jolie fiancée, elle le consolera. Répondit Serena, avec amertume
- Réna…
- Je sais ce que tu vas dire… que c'est pas digne de moi, que je dois être meilleure que ça… Grommela Serena
- Non, ce que je vais dire, c'est que c'est des histoires d'adulte. Et que Léna n'a rien à voir avec ça. Rien du tout. A tous les niveaux. Et qu'elle devrait pas être mêlée à ça.
Serena regarda sa sœur, qui la toisait sévèrement. Elle soupira :
- Oui… t'as raison… Merde.
- Oui, merde. C'est la merde.
- Je lui dirai. Demain. Matin. Promis. Laisse moi cette nuit. Que ça les empêche de dormir. Tous les deux. Juste une nuit. Ça les vaut bien
Alicia regarda sa soeur pendant quelques secondes et finit par soupirer, d'un air las :
- Si tu veux…
Elles jetèrent un oeil dehors et constatèrent que tout semblait revenu à la normal. Le même décor que d'habitude, celui de la Caserne endormie, calme et majestueuse. Alicia murmura :
- Je pensais pas que… ça me ferait quand même si mal. De les revoir tous les deux
Serena hocha la tête. Elle, elle s'y attendait. Mais elle comprenait que sa soeur soit surprise d'avoir ressenti cette douleur. Après tout, elle avait réussi à tourner la page de son côté.
- Comment ça va, frangine ?
- Ça va, Ali… T'inquiète pas pour moi
- C'était comment ? Pas juste de le voir mais… De lui parler ? Demanda alors sa soeur d'une voix douce, presque nostalgique
- C'était… C'était comme si rien n'avait changé. Comme si on était encore dans une chambre du Zanzibar ou dans une des clairières d'Eden. Comme si ils n'étaient jamais partis. Comme si notre monde n'était pas parti en couilles. Comme si on avait jamais eu à fuir. Comme si on avait perdu personne. C'était fluide, normal et agréable. C'était bien. C'était doux. Maintenant, c'est un peu plus amer.
- Juste amer ? Ou c'est quand même doux-amer ? Demanda Alicia
- Je sais pas. Je crois que moi aussi, j'ai besoin de dormir là dessus.
- Alors va te coucher, Réna. On verra demain. Ça sera plus clair demain.
- J'espère…
- Merci pour les lumières.
- T'es allé voir Léna ? Elle est comment ?
- Elle est parfaite, quelle question…
Serena sourit et dit :
- Je vais aller lui jeter un coup d'œil
- La réveille pas
- Promis
Serena se dirigea vers la plus petite chambre. Elle ouvrit doucement la porte. Léna dormait en boule dans son grand lit de petite fille. Serena sentit son cœur ralentir et sa respiration se calmer. Ses pensées s'apaisèrent, le visage d'Edward Elric repartit dans un coin de sa mémoire. Elle respira un grand coup et se remplit de l'odeur de sa toute petite sœur. Elle s'accrocha à ses sensations quand elle rejoignit son propre lit et ferma les yeux pour s'endormir.
*O*
Edward, de son côté, ne réfléchit pas plus que ça et rejoignit Winry. Elle dormait déjà profondément quand il se coucha, lui mit beaucoup plus de temps à trouver le sommeil. Il se tourna et se retourna tellement que Winry se réveilla en grommelant.
- Mais qu'est ce qu'il y a ?
Pour une fois, Edward fit une entorse à la règle qui disait de ne rien cacher à Winry. Il n'était sûr de rien donc il ne voulait pas l'alarmer. Et puis, vraiment, il n'arrivait pas à l'exprimer à voix haute.
- Rien Winry. Rien de grave…
- Si c'est rien de grave, c'est qu'il y a quelque chose quand même… Comprit la jeune femme en se redressant un peu
Il ne répondit pas, fixant le plafond, les bras derrière la tête. Il essayait de maintenir le coffre fermé. Maintenant qu'il avait réussi à verrouiller la question de la petite fille avec une bonne dose de déni, il y avait le reste de la conversation avec Serena qui restait à gérer. Il y avait son sourire en coin, qui lui rappelait qu'il y avait toutes les lois de l'univers inscrites à l'intérieur. Il y avait cette lueur amusée dans ses yeux, qu'il arrivait à voir sans les regarder. Il y avait son parfum, toujours le même, l'odeur de fleurs dont il n'arrivait pas identifier l'origine. Son parfum qui l'enveloppait, le prenait, l'enserrait dans un bonheur doux et béat. Toutes ces choses qu'il enfermait depuis des années dans le coffre de son esprit, qui vibrait maintenant. Winry le sortit de ses réflexions en posant une main sur son épaule en disant :
- Tu sais, je comprendrais…
- De quoi tu parles ? Demanda-t-il, un peu effrayé
Il était en train de repenser au fait qu'il s'était trompé de conjugaison en pensée un peu plus tôt. Il l'aimait tellement… Non, il l'avait tellement aimée. C'était différent, c'était important, puisque maintenant, c'était à Winry qu'était censée être réservée cette conjugaison.
- Si tu veux rester ici et redevenir alchimiste d'état… Je comprendrais…
Edward se tourna alors complètement vers elle et lui demanda :
- Qu'est ce qui te fait dire que j'en ai envie ?
- Oh, je te connais. T'es incapable de rester sans rien faire, encore moins quand des gens ont besoin de ton aide. Et puis, t'es pas fait pour rester toute ta vie à Resembool…
- J'aime bien ma vie à Resembool. Affirma-t-il dans un murmure
Winry sourit et lui mit la main sur la joue.
- Moi aussi j'aime bien que tu sois à Resembool.
- Ben alors ?
- C'est juste pour te dire que ça… je comprendrais que tu veuilles rester ici. Alphonse doit vouloir rester aussi non ?
- Ouais, il y pense…
- C'est bien, au moins, vous seriez tous les deux…
- Tu resterais pas toi ? S'étonna Ed
- Tu… Tu voudrais que je reste moi aussi ?
- Ben oui. Quitte à devoir vivre à Central, j'aime autant que t'y sois aussi. Ça ramènerait un peu de Resembool dans cette ville.
- Oh…
- De toute façon, je sais pas pourquoi on en parle parce que j'ai pas encore décidé de ce que je faisais…
Winry hocha la tête et répondit à l'invitation qu'il lui faisait de venir dans ses bras. Elle s'endormit rapidement et Edward ferma les yeux à son tour. Ses pensées s'étaient apaisées, occupées un peu par la tiédeur de Winry dans ses bras.
