Le cœur au bord des lèvres, elle dépassa la Grande Salle sur la pointe des pieds tout en s'efforçant d'ignorer les bruits répugnants qui en émanaient. La Grande Salle, nommée également la Salle des Festins… Ô Hylia, jamais elle n'aurait imaginé que cette pièce puisse avoir un nom aussi approprié dans de pareilles circonstances, tout en lui donnant envie de vomir.
Il y avait bien sûr eu des rumeurs sur le régime alimentaire des monstres. Suffisamment pour les rendre crédibles. Mais le savoir et le voir étaient deux choses radicalement différentes. Elle força son esprit à ne pas penser aux personnes qui s'étaient retrouvés enfermés dans cette salle. Elle ne pouvait pas se le permettre : les images qui l'envahiraient alors risquaient de lui ôter ses dernières forces.
Tentant de se muer en ombre, elle poursuivit son avancée en bloquant toutes ses idées parasites. Ce n'était pas dans la maison de son enfance qu'elle déambulait ainsi. Elle n'avait aucun souvenir dans ces pièces, dans ces murs, elle n'y avait jamais vécu. Elle ne devait pas. C'était juste l'antre des horreurs, le berceau de ses pires cauchemars. Mais ce n'était pas son passé qui était sali ainsi, et encore moins les gens qu'elle avait côtoyé toute sa vie.
Par les fenêtres, elle voyait la pluie de cendres qui s'intensifiait. Des lueurs rouges zébraient la plaine à chaque nouvelle attaque de gardiens, éclairant subrepticement la lueur crépusculaire permanente qui avait recouvert Hyrule. Les cris émanant des rues en contrebas lui paraissaient un peu moins fréquents, la mort terminant son ouvrage dans des volutes de fumée noire, achevant de détruire tout ce qui avait été le Royaume d'Hyrule.
Elle ne devait pas s'arrêter, ne devait pas regarder. Elle devait continuer, aller plus vite. Rester concentrée.
Enfin, elle atteignit les portes de la salle du trône. Elle était certaine qu'elle le trouverait là, même si elle ignorait la forme sous laquelle il se présenterait. Les portes entrebâillées semblaient l'inviter à entrer, comme si cette pièce ne lui appartenait déjà plus.
C'était vrai. Elle ne lui avait jamais appartenu. Elle ne lui appartiendrait probablement jamais, à présent.
Elle ferma les yeux un instant, rassembla ses forces. Elle aurait donné n'importe quoi pour sentir à nouveau la main d'Impa étreindre son épaule, lui communiquer toute sa foi en elle. Car elle, elle n'en avait aucune.
Mais elle était seule. Et si tout se passait comme prévu, elle allait devoir vivre avec cette solitude pendant encore très, très longtemps.
Carrant les épaules, elle poussa la porte de bois ouvragée et entra dans la salle du trône du Royaume d'Hyrule.
L'aube pointait à peine derrière les Monts Géminés lorsque Link sortit sur le pas de sa maison et referma la porte derrière lui. Humant le fond de l'air, il leva la tête vers le ciel encore sombre. Un voile grisâtre appelait à la pluie et dissimulait les dernières étoiles.
Le trajet jusqu'à Cocorico leur prendrait aisément la journée entière s'ils n'effectuaient aucune halte. Mais Link ne l'envisageait pas de la sorte. Probablement faudrait-il pousser un peu leurs montures, mais vu comme celles-ci trépignaient, ce ne serait pas un problème.
Il contourna le bâtiment et rejoignit Zelda près de l'abri des chevaux. Ceux-ci étaient déjà harnachés et les sacoches de selle installées. Félag tirait sur sa bride que Zelda avait eu la sagesse d'atteler à la barrière, trépignant à la perspective de s'élancer sur les routes. La princesse, elle, se tenait près de Silhad et murmurait affectueusement à son oreille alors qu'il se régalait d'une carotte vigueur. Vêtue de son pantalon blanc et de sa tunique verte sombre, elle avait noué une capuche hylienne noire sur ses épaules en prévision des intempéries. A sa ceinture pendait d'un côté la tablette sheikah et de l'autre, une sacoche où se cachaient un couteau, des silex, son calepin recelant toutes ses notes personnelles, une plume et un encrier. Zelda, en parfaite érudite, circulait rarement sans avoir sur elle de quoi écrire.
En voyant son chevalier fin prêt, vêtu de sa capuche grise et de sa tunique bleu clair rappelant celle du Prodige, elle se résolut à enfourcher le perlino, sans entrain. Link, lui, monta sur Félag et, après un coup d'œil à la jeune hylienne, s'engagea en direction des contreforts du Mont Énèbe.
La princesse eut un dernier regard pour la petite maison hylienne avant de lui emboîter le pas. Elle savait, au plus profond d'elle-même, qu'elle ferait tout son possible pour y revenir. Mais elle savait aussi qu'il n'y avait qu'une infime chance que cela se produise.
Le dos voûté sous la légère bruine qui commençait à tomber, les deux hyliens s'engagèrent au pas dans l'escarpement rejoignant le Plateau de Syolu. Une fois sur le chemin, Link tourna bride à gauche vers la plaine de Cacia, et non à droite pour rejoindre la route principale vers la Muraille d'Elimith comme s'y attendait la princesse.
« Link, où est-ce que tu vas ? » l'interpela-t-elle, surprise.
Le chevalier ralentit afin qu'elle mène Silhad à sa hauteur. Alors il pointa du menton la Tour Sheikah dont la silhouette s'élançait vers les cieux à quelques mètres de là. Comprenant l'objectif de son chevalier, le cœur de Zelda rata un battement et un sourire affleura ses lèvres.
« Premier arrivé ? » dit-elle d'un air malicieux.
Sans attendre, elle talonna sa monture qui s'en fut au galop, sa chevelure blonde s'envolant derrière elle.
« Zelda ! » s'écria Link d'une voix inquiète.
Mais elle ne l'entendit pas. Partagé entre la crainte et la colère face à son imprudence, le chevalier lança Félag à sa poursuite sur le chemin qui sinuait à travers bois. Le devançant de quelques mètres, Zelda traversa le plateau au grand galop et déboucha à toute allure sur la plaine. Au loin, deux hautes silhouettes massives se dessinaient sur le flanc de la colline. Le vent de sa cavalcade lui fouettant le visage, elle plissa les yeux pour tenter de les discerner. Deux arbres morts cerclés de plateformes en bois primitives…
Quand elle comprit ce vers quoi elle se ruait imprudemment, elle tira sur les rênes de Silhad de toutes ses forces. Indigné, l'étalon se cabra en hennissant. Link la rejoignit au même moment et arrêta sa jument devant la jeune hylienne pour empêcher toute avancée. Dans ses mains, il tenait fermement son arc du faucon, flèche encochée, prêt à tirer.
Ses lèvres pincées de colère et son regard sombre suffisaient pour que le princesse se sente penaude. Alerte, le chevalier jeta un œil derrière lui pour s'assurer que les ennemis juchés sur leur promontoire ne les aient pas repérés. Une fois rassuré, il démonta souplement, tendit les rênes de Félag à la princesse, et disparut dans les hautes herbes.
Rendu à une distance raisonnable du repère des monstres, Link s'accroupit et poursuivit son avancée au plus près. La première plateforme abritait deux bokoblins noirs ainsi qu'un moblin du même groupe. La deuxième, deux autres boko identiques, et deux bleus. Link aperçut les nombreux tonneaux explosifs sur chacun des étages, et sourit. Stocker une telle quantité de poudre sur une structure en bois était idiot.
Zelda, de son côté, avait rapidement perdu de vue le jeune hylien. Félag trépignait à ses côtés et elle ne put s'empêcher de vouloir en faire de même. Cette jument tenait décidément beaucoup à son cavalier. Elle lui flatta l'encolure pour la rassurer, ou se rassurer elle-même, elle ne savait plus trop. Où était-il ? Elle se mordit la lèvre. Elle détestait l'idée de s'être fait rabroué par Link, même si elle savait qu'elle avait agi inconsidérément. Mais elle détestait encore plus de rester impuissante pendant qu'il risquait sa vie.
Soudain, une gigantesque explosion retentit sur le niveau le plus élevé d'une des plateformes, embrasant le moblin et le bokoblin qui s'y trouvaient. Au milieu des flammes, Zelda distingua une silhouette qui planait à l'aide d'une paravoile, ce qui la fit sourire. L'ingéniosité du chevalier ne cessait jamais de la surprendre. Une deuxième détonation retentit au premier niveau de la structure que déjà la silhouette de Link planait paresseusement vers le deuxième repère.
Deux nouvelles explosions plus tard, et Zelda ne distinguait plus le chevalier. Par contre, elle vit distinctement le moblin descendre du premier promontoire d'un air furieux, prêt à en découdre. Sa gorge se noua.
Sans y réfléchir plus longuement, elle talonna Silhad et tira Félag à sa suite.
Pendant ce temps, Link atterrit souplement dans l'herbe au beau milieu des deux plateformes en proie aux flammes. Il brandit son bouclier en défense juste à temps pour intercepter la pointe d'une flèche en un bruit métallique. D'un salto avant, il évita la batte d'un boko noir, atterrit souplement derrière son ennemi et lui assena trois formidables coups d'épée dans le dos. Le monstre s'écroula avec un râle et disparut dans un nuage de fumée noire.
À peine s'était-il effondré que Link entendit dans son dos le cri caractéristique de son confrère chargeant pour le frapper d'un coup sauté. Il se retourna et encaissa le choc du mieux qu'il put contre le bouclier hylien. Le bras gauche légèrement engourdi, il repoussa le gourdin de toutes ses forces, déséquilibrant le bokoblin, et le fendit en deux d'une attaque horizontale.
Au même moment, une flèche se logea brutalement dans la protection de son épaule et la violence de l'impact le fit tituber. Il la retira d'un coup sec en grimaçant. Fichus archers ! Il devait à tout prix s'en débarrasser avant que le moblin ne soit sur lui.
Il s'élança vers la plateforme en courant. Une fois rendu juste en dessous, il se positionna en garde, et se concentra intensément. Lentement, une tension chaude et électrique se répandit le long de son bras qui se mit à trembler. Il relâcha d'un coup cette prodigieuse énergie en un grand coup d'épée circulaire en lâchant un cri de guerre.
Une pluie d'éclairs s'abattit brutalement sur les monstres archers postés sur les plateformes autour de lui.
À quelques mètres de là, Silhad et Félag se cabrèrent, effrayés par les décharges électriques qui pleuvaient autour d'eux. Contenant la terreur des deux équidés d'une main experte, Zelda fronça les sourcils. Elle connaissait cet étrange phénomène qui n'avait strictement rien de naturel. Dans son esprit, le souvenir d'un claquement de doigt et d'une grande silhouette féminine et élégante retentirent en écho.
Link reprit son ascension en courant et atteignit le premier bokoblin avant que celui-ci ne se remette de la décharge électrique. Il lui trancha prestement la gorge avant de poursuivre son chemin, ne jetant qu'un œil négligeant sur les cornes et crocs gisant sur le sol à proximité. Les deux créatures bleus, moins puissantes, n'avaient pas survécu aux attaques précédentes. Au sommet de la plateforme, le dernier bokoblin noir reprenait tout juste ses esprits quand il finit de gravir la structure. Le monstre banda son arc, les yeux encore vitreux. Link lui assena la lame de l'Épée de Légende sur le crâne.
Du haut de son perchoir, il vit le moblin, créature géante de trois mètres de haut, se précipiter dans sa direction entre les deux promontoires. Le chevalier se rapprocha du bord, arma son bras, et attendit. Attendit. Dès qu'il fut à ses pieds, il sauta sur son ennemi avec le tranchant de l'épée brandi devant lui.
Le moblin reçu le coup en plein sur l'épaule, la lame tranchant la chair en profondeur. Il hurla de douleur et lâcha son bouclier, son bras gauche rendu inutilisable. Link atterrit en une roulade et s'enfuit à distance du monstre, sachant pertinemment que même blessé, il pouvait l'attaquer férocement.
Bouclier levé, épée au poing, il observa son adversaire. Une fois remis du choc, celui-ci se précipitait sur lui en rugissant. Il levait son espadon très haut, prêt à l'assener sur le petit hylien. Link para l'attaque et profita de l'ouverture pour trancher la cuisse du monstre.
Ce n'était qu'une égratignure pour une créature de cette taille. Le jeune hylien recula, jaugeant son adversaire. Avec leur groin humide et leur langue constamment pendante, les moblins avaient l'air encore plus bête que les bokos. Leur taille et leur force en faisaient malgré tout des adversaires redoutables, et certains semblaient avoir une certaine forme d'intelligence combative. Les noirs et les argents en particulier.
Celui-ci ne faisait pas exception. Il observait son ennemi de ses petits yeux rouges brillants, cherchant ses faiblesses. D'un coup d'un seul, il chargea Link de toute sa puissance, arme brandie au-dessus de sa tête, mais le chevalier para l'attaque sans difficulté. Les deux adversaires enchaînèrent les coups et les parades pendant plusieurs secondes, l'un frappant de toutes ses forces, l'autre se faufilant dans les ouvertures que laissaient apparaître sa garde, avant d'être fauché par un puissant coup d'espadon dans les jambes.
Link lâcha son épée sous la puissance de l'impact, ne gardant que son bouclier solidement accroché à son avant-bras par ses deux sangles. Il roula à quelques distances sur le sol en pente, et ne s'arrêta qu'à la dernière seconde, au bord du vide. Il avait l'esprit embrumé par le choc et les jambes flageolantes. À peine eut-il réorganisé ses pensées qu'il aperçut du coin de l'œil le moblin qui se ruait sur lui pour l'achever.
Se relever, il devait se relever et parer avec son bouclier. Où était passée son épée ?
« NON ! »
Le perlino surgit dans son champ de vision au grand galop pour s'interposer entre lui et le monstre en se cabrant dans un hennissement agressif.
« Zelda ! » hurla Link, en voyant la princesse juchée sur l'étalon.
Le moblin, se réjouissant déjà d'un combat gagné d'avance, rugit en élevant son épée. Le temps s'arrêta. Une chaleur intense enveloppa Link dans une étreinte d'une douceur envoûtante tandis que la silhouette de la Grande Prêtresse se nimbait d'une auréole de lumière. Silhad trépigna, et Zelda, les yeux clos, la peau scintillante, tendit son visage vers le ciel pour laisser le Pouvoir l'envahir en une aura éclatante, sa chevelure blonde dansant tout autour d'elle.
Le moblin recula en titubant, aveuglé par l'intensité lumineuse. Son espadon tomba sur le sol en un bruit métallique. La princesse, brillante de Pouvoir, fixa son regard ardent sur la créature et brandit sa paume sur son adversaire. Le fabuleux rayon de lumière qui s'en échappa frappa le monstre en pleine poitrine et, l'espace d'un clignement de paupières, il disparut purement et simplement de la surface d'Hyrule.
Zelda baissa la main en un mouvement contrôlé. Le halo lumineux autour d'elle diminua lentement, ne laissant plus qu'un léger scintillement sur l'épiderme de la jeune hylienne. Elle prit une profonde inspiration, cherchant à apaiser les palpitations de son cœur. Elle était assez honnête avec elle-même pour reconnaître qu'user du Pouvoir du Sceau ainsi, dans un déferlement de puissance, était une expérience grisante, euphorisante même. Elle s'en délectait à chaque fois, et s'en défaire était un véritable crève-cœur.
Secouant légèrement la tête, Zelda reprit pied avec la réalité. Elle descendit de sa monture en le félicitant de quelques caresses sur l'encolure. Enfin, elle posa un regard froid sur Link qui se relevait péniblement derrière elle.
« Tu es blessé ? »
Le jeune hylien secoua la tête à la négative, ne sachant ce qui lui faisait le plus tourner l'esprit, du coup d'épée ou de la princesse.
Celle-ci hocha la tête avant de regarder le paysage, au loin. Elle demeura immobile, le dos raide, les poings serrés. Link s'éloigna pour ramasser son épée et l'espadon royal du moblin qu'il attela à la selle de Félag. Il attendait la semonce qui, il le savait, n'allait pas tarder.
« Je croyais qu'on était d'accord, cingla enfin Zelda en braquant ses yeux d'un vert tumultueux sur lui. Tu ne devais plus rien me cacher. »
Le chevalier ne répondit pas, se contentant de se tourner vers elle d'un air impassible.
« La colère d'Urbosa, Link ! s'écria-t-elle. Comment as-tu fait pour obtenir son pouvoir par toutes les déesses !?
— Dans les créatures divines.
— Dans les… comment ça dans les créatures divines ? s'exclama-t-elle. Tu veux dire que tu les as tous ? »
Link hocha la tête. Il craignait qu'une parole malencontreuse ne provoque davantage la colère de la princesse.
« Les âmes des Prodiges te lèguent ce qui faisaient d'eux des êtres d'exception et toi, tu ne dis rien ! Pourquoi, Link ? Pourquoi ne m'as-tu rien dit depuis un mois ? » demanda-t-elle, le reproche clairement audible dans sa voix.
Le chevalier écarta les bras d'un air démuni, son impuissance clairement visible.
« Par le déesse, Link ! J'ai besoin de savoir lesquels de mes amis sont encore en vie, j'ai besoin de savoir que tu as de nouveaux pouvoirs, j'ai besoin…
— Mais tu étais là, l'interrompit-il.
— Je…Raah ! »
La jeune hylienne pivota des talons dans un mouvement de rage et s'éloigna vers le bord de la falaise. Prenant une grande inspiration, elle contempla les hautes montagnes autour d'eux pour y chercher un apaisement. Elle s'efforçait de maîtriser ses émotions. Link avait le don de la faire sortir de ses gonds comme personne d'autre. Elle croisa les bras sur sa poitrine, de colère ou en protection, le chevalier n'aurait su le dire.
« Ce n'était pas comme tu l'imagines, reprit-elle d'une voix distante. Je n'ai pas observé chacun de tes actes. Je n'en avais pas la force. C'était plus… »
Elle soupira et tourna son profil encore fermé vers le chevalier, mais sans le regarder pour autant.
« Je n'avais qu'une sorte de sentiment diffus, des images, des sensations, qui me renseignaient sur l'avancée de ta quête. Fay m'a guidé davantage une fois que vous avez été réuni. »
Un instant de silence s'écoula durant lequel elle reporta son attention sur le paysage.
« Ganon contrait de plus en plus le pouvoir d'Hylia et le contenir me demandait la majorité de mes forces. Je ne pouvais pas entrer davantage en contact avec toi que ce que j'ai fait. »
Elle se retourna rapidement, les traits de son visage crispés de colère. « Mais c'est sans importance ! Même si je t'avais vraiment suivie pas à pas, je ne sais rien de cette époque et tu me gardes dans l'ignorance ! »
Dans le silence qui suivit, Zelda lâcha un nouveau soupir en fermant les yeux. Elle savait bien sûr que ce genre d'impair était uniquement lié à la nature réservée et introvertie du chevalier. Mais l'inconnu l'insécurisait tellement qu'elle ne parvenait pas à ne pas lui en vouloir… un peu.
« Est-ce que je devrais savoir autre chose ? » s'enquit-elle d'un voix rendue lasse.
Link secoua la tête à la négative et Zelda s'en contenta. Il était plus que probable que le chevalier se trompe lourdement sur la question. Link n'avait pas la même façon de déterminer les informations à communiquer que la plupart des gens, et la princesse partait du principe qu'il n'en dirait probablement jamais assez. Elle reporta son attention sur la tour à ses côtés.
« Il faut y aller », conseilla-t-il d'une voix hésitante, peu sûr que l'orage soit terminé.
La princesse acquiesça sans un mot et se dirigea vers leurs montures. Les deux jeunes gens reprirent leur route dans un silence glacé et parvinrent au pied de la Tour sans encombre. Ils croisèrent un dernier couple de moblin et bokoblin, mais une flèche dans la tête de chacun d'entre eux leur avait ouvert la voie sans plus de cérémonie.
Le ciel s'était dégagé et le soleil dardait ses rayons lumineux sur la région brillante des pluies tombées. La princesse descendit de cheval et s'avança au bord de la falaise pour contempler la vallée de Primo qui s'étendait à ses pieds.
« Les Monts Géminés, dit-elle en les désignant à Link d'un geste du menton quand il la rejoignit, chacun tenant sa monture par la bride. Tu crois en la légende ? Celle où les monts ne faisaient qu'un avant que le dieu dragon ne scinde la montagne en deux ? »
Zelda poursuivit, sans attendre de réponse. Link en apportait rarement de toute façon. « Hyrule a tant changé, et si peu en même temps. C'est comme si… tout m'était familier sans jamais l'être vraiment... »
Secouant la tête pour chasser cette pensée, elle se détourna du paysage et reporta son attention sur l'objet de leur venue. « Voici donc une des fameuses Tours Sheikahs, dit-elle en se rapprochant, sortant son carnet de sa sacoche. »
Elle la contempla un instant sans pouvoir contenir son émerveillement. La structure était tout simplement un prodige architectural. Haute de plus de quinze étages, ses parois étaient formés d'une sorte de grillage solide auquel étaient fixées des plateformes à différentes hauteurs. Son cœur brillait de cette fameuse énergie bleutée décidément indissociable de toute technologie sheikah, et ce jusqu'à la plateforme principale située tout en haut de la construction. Zelda en fit le tour complet tout en griffonnant avec hâte, observant et redessinant méticuleusement les énormes épines qui en recouvraient les côtés.
« Je suppose que tu as une idée pour nous emmener là-haut sans devoir escalader ? » demanda-t-elle à Link quand elle eut fini.
Son ton mi-sérieux mi-taquin était sa manière à elle de clore la dispute précédente. Et le jeune hylien le prit comme tel.
Il tendit une main vers elle dont elle se saisit naturellement, et il la guida dans son dos. Un peu appréhensive, la princesse noua ses bras autour du cou du chevalier, se collant contre lui autant que possible malgré les armes qui la gênaient. Des mèches de cheveux s'échappaient du catogan et caressaient la peau de son visage. Link s'accroupit au sol et posa la paravoile étendue devant lui. Il ferma les yeux et se concentra en prenant une grande inspiration. Les poings serrés, il sentit la puissance de la Rage de Révali s'accumuler dans ses membres.
Un formidable courant ascendant apparut brutalement autour d'eux. Link tendit immédiatement la paravoile au dessus de leur tête et le vent les emporta. Zelda laissa un cri surpris franchir ses lèvres sous la force qui les soulevait. L'espace d'un instant, elle crut apercevoir la silhouette bleutée de Révali tourner autour d'eux, puis disparaître, comme dans un songe. Suspendue dans le vide, elle s'agrippa au jeune hylien de toute la force de ses bras et de ses jambes tandis qu'il manœuvrait la paravoile pour se poser en douceur sur l'une des plateformes à mi-chemin.
Dès qu'ils eurent atterri, Zelda s'écarta prestement du chevalier et s'adossa à la tour en fermant les yeux.
« Je crois que je déteste voler », murmura-t-elle après un instant, les joues rouges et le souffle court.
Link haussa un sourcil circonspect et leva la tête, l'invitant à en faire de même. La princesse pâlit en constatant les nombreux mètres qu'il restait à parcourir. Elle déglutit.
« Le temps que j'escalade ça et nous n'aurons plus qu'à rentrer à Elimith pour la nuit, constata-t-elle d'une voix blanche avant de se masser légèrement la poitrine. Tes armes me font mal. »
Le chevalier acquiesça et s'accroupit de nouveau. Il posa la paravoile devant lui puis écarta les bras, invitant implicitement la jeune hylienne à venir s'y blottir. Zelda ne put contenir une certaine gêne de l'envahir, mais elle s'avança tout de même. Elle passa à nouveau ses bras autour du cou du jeune hylien, mais cette position lui sembla cent fois plus intime. La sensation était étrange. Elle l'avait certes déjà étreint par le passé, à deux, ou trois reprises, mais jamais intentionnellement. Tout du moins, pas dans ce siècle-ci.
Link l'interrogea du regard, son souffle sur sa peau laissant un frisson derrière lui. Elle hocha la tête, tentant de canaliser cet imbroglio d'émotion oscillant entre la panique et celles provoquées par la proximité de son chevalier.
Un puissant courant d'air naquit soudain autour d'eux et le duo s'éleva en un claquement de paravoile. Toute pensée cohérente disparue, Zelda s'agrippa à son chevalier et blottit son visage dans son cou en priant la déesse. Elle retrouva cette odeur boisée, de cuir usé et d'acier qu'elle apprenait à connaître. Le tissu de la tunique de Link était doux contre sa joue.
Une demi-heure plus tard, les deux hyliens descendaient la colline à bonne allure, les chevaux se laissant emporter dans un trot rapide. Zelda, bien consciente du chemin qui leur restait à parcourir pour rejoindre Cocorico, n'avait pas cherché à s'attarder au sommet de la Tour. Link lui ayant confirmé qu'elles étaient rigoureusement identiques les unes aux autres, elle avait remis à plus tard les croquis et s'était contenté d'observer.
Le soleil avait pourtant bien amorcé sa course dans le ciel lorsqu'ils étaient redescendu de la Tour en paravoile, Zelda cramponnée à son chevalier avec l'énergie du désespoir. Pendant qu'ils chevauchaient en direction de la route principale d'Elimith, Link fut plutôt soulagé de ne pas à avoir à leur frayer un chemin parmi les nombreux monstres qui y avaient guetté les voyageurs isolés du temps de Ganon.
Il observait la foulée puissante et fluide de Silhad avec satisfaction. L'étalon avait une bonne ascendance que sa musculature ne trompait pas. Bien que plus lent que Félag, il demeurait rapide, endurant, réactif, et très attaché à sa cavalière. Cela rassurait le jeune hylien de savoir qu'en cas de besoin, il puisse compter sur le perlino pour emmener Zelda aussi loin qu'il le pouvait.
Ils atteignirent le bas de la colline et Link leva la main pour demander à Zelda de rester en retrait. Il scruta attentivement le précipice où coulait la rivière Beral avant de se jeter dans le lac Jarrah, et le fin pont de pierre qui la surplombait. Il démonta et arma son arc avant de s'avancer lentement, les yeux plissés. S'il y avait un endroit où quelques monstres survivants se dissimuleraient pour attaquer les voyageurs, ce serait ici, à l'embranchement permettant de rejoindre la route principale d'Elimith.
Il perçut un mouvement sur sa droite et banda son arc par réflexe, avant de se détendre. Il y avait pourtant bien un bokoblin bleu de l'autre côté du pont, mais celui-ci leur tournait le dos. Il distinguait ses grandes oreilles émergeant de l'herbe haute, embusqué derrière un rocher le protégeant des regards depuis la route principale.
Le chevalier lui tira une flèche en plein dans la tête et le monstre s'écroula sans un bruit. Cela suffit pourtant à alerter son confrère caché à proximité. Le monstre brun sauta sur ses pieds, et, apercevant Link, se précipita vers lui en courant. Le jeune hylien s'élança à sa rencontre jusqu'au milieu du pont. Il esquiva souplement le coup d'épée en s'accroupissant et assena un bon vieux croc-en-jambe à son ennemi. Le bokoblin bascula dans le vide en hurlant, heurta la paroi rocheuse et sombra silencieusement dans l'eau glacée. Ses viscères flottèrent à la surface, emportées par le courant furieux de la rivière.
Link réinstallait son arc sur son épaule lorsque Zelda le rejoignit. Elle était descendu de cheval et tenait les deux équidés par la bride derrière elle.
« Il y en a beaucoup comme ça ? » demanda-t-elle en tendant la longe de Félag à son propriétaire.
Link esquissa une moue incertaine avant de finir la traversée en tête. Arrivés sur la route principale sans plus d'encombre, ils se hissèrent à nouveau sur leurs montures et les mirent au pas. Link se pencha sur ses sacoches de selle pour s'emparer d'un objet enveloppé d'un torchon, et tendit une pomme grillé et du gâteau aux graines à la princesse.
« Tu ne manges pas ? demanda-t-elle en s'attaquant à son repas.
Il secoua la tête à la négative. « Le Pouvoir vous fatigue.
— Link… Je croyais que tu me tutoyais », le gronda-t-elle gentiment.
Le jeune hylien haussa simplement les épaules et rangea ses provisions, arrachant un sourire désabusé à la jeune hylienne.
Les deux voyageurs poursuivirent leur chemin au triple galop. Ils devaient rattraper un peu du temps perdu à la Tour. Lorsqu'ils contournèrent le plateau de Pursa, le soleil avait déjà amorcé sa course descendante. Ils croisèrent quelques passants qui s'écartèrent d'une exclamation devant la foulée rapide des équidés, et Zelda ne put s'empêcher de s'excuser avec un sourire gêné.
Ils longèrent ainsi la rivière Primo et ne ralentirent que lorsqu'ils eurent passé les Alpages de Cigon. La princesse se pâma devant cette merveille de la nature, faisant de ce site géologique l'un des plus impressionnant d'Hyrule. Au fil des siècles, l'eau avait érodé le creux de la roche calcaire, ne laissant que quelques piliers naturels pour soutenir un gigantesque aplomb rocheux de plusieurs tonnes. Derrière cette sculpture naturelle, sur la rive d'en face, les vestiges d'un camp de bokoblins salissaient la majesté du lieu.
« À droite, indiqua Link en détournant son attention, une flèche dans une statue a déterré un sanctuaire.
— Vraiment ? s'enquit Zelda tout en s'empressant de noter l'anecdote dans son calepin. Comment l'as-tu découvert ?
— Une légende du coin. »
La princesse lui adressa un sourire intéressé, plume levée, prête à consigner le moindre de ses dires. « Qui t'en a parlé ? Quelqu'un qui habite ici ? »
Link désigna le bois qui se dessinait devant eux, plus particulièrement une masse sombre tapie entre les arbres et d'où s'échappait un filet de fumée. À cette vue, Zelda se raidit presque imperceptiblement sur sa selle, le visage de marbre. Ses iris d'un vert sombre scrutaient intensément la silhouette à ses côtés, trahissant une attente, un espoir. Link, sentant le poids de ce regard rivé sur lui, leva un sourcil intrigué dans sa direction. Que la princesse souhaite effectuer un détour pour rencontrer Caly ne l'arrangeait pas : il craignait que la princesse ne soit happée par ses belles histoires et qu'ils ne parviennent pas à Cocorico avant la nuit. Mais à sa grande surprise, Zelda se détourna prestement sans un mot, les traits impassibles.
Le comportement de la princesse interpela le chevalier, mais il se tut. Il avait une vague idée de la raison qui poussait Zelda à réagir ainsi. Intuition qui, à son sens, se confirma lorsque les ruines apparurent au détour du chemin.
La jeune hylienne stoppa brutalement Silhad. Elle tira si fort sur les rênes que l'étalon renâcla, mécontent d'être traité de la sorte. Mais Zelda était trop obnubilée par ce qui se dressait devant elle pour s'en préoccuper. Depuis le début du voyage, elle redoutait leur passage ici.
La Muraille d'Elimith, lieu ultime de la défaite contre Ganon, et de l'éveil de son pouvoir.
À l'époque, le terrain était dégagé et les toiles de tentes de l'armée s'y entassaient. Aujourd'hui, la nature avait repris ses droits et le petit bois aurait presque rendu le lieu agréable. Son regard se posa malgré elle sur la petite maison nichée au milieu des arbres, celle qui leur avait servi de quartier général cent ans auparavant. Constater l'indifférence qu'affichait le chevalier envers la bâtisse la blessa plus qu'elle ne s'autorisait à le vivre. Fuyant cette morsure de l'âme, elle laissa son regard courir sur les ruines militaires. Elle nota les pans de murs renforcés par des échafaudages mais aux travaux jamais terminés, et la nature qui les envahissaient progressivement.
Il lui fallut plusieurs minutes avant de se résoudre à talonner Silhad, le dos droit, figée telle une statue de marbre. Le cœur battant dans ses oreilles, elle franchit le portail de pierre encore intact et émergea sur la plaine de Cernoir sous un soleil timide.
Devant elle s'étendait le même champ de bataille qu'il y a cent ans, envahi par une herbe grasse et abondante. Les gardiens étaient toujours là, carcasses vides et éventrées recouverts de mousse, stigmates morbides d'une guerre jamais totalement terminée. Le tableau d'ensemble respirait la désolation. Le vent souffla dans les cheveux blonds de Zelda, caressant l'herbe haute qui recouvrait les vestiges de la grande armée d'Hyrule tombée au combat.
Ses yeux se posèrent spontanément sur un gros rocher à sa gauche, à côté d'un amas de gardiens plus important que les autres. Elle lança Silhad au galop.
« Zelda ! » appela Link, surpris.
Il savait pourtant exactement où elle se dirigeait, et il ressentit une étrange sensation l'étreindre en la suivant. Zelda évita les nombreux obstacles et accidents de terrains liés aux tirs de gardiens d'autrefois, démontrant si besoin était son excellente assise de cavalière. Mais son esprit était ailleurs, et elle descendit prestement de Silhad lorsqu'ils arrivèrent à destination, le regard fixe, la bouche entrouverte.
« Zelda ! » répéta le chevalier en démontant prestement sans attendre que Félag ait arrêté sa course.
La princesse ne se retourna pas. Elle restait debout, immobile, les yeux rivés sur l'herbe devant elle. Link savait d'avance qu'il n'y avait rien de particulier à cet endroit. Rien de visible toujours. Mais Zelda, elle, voyait. Elle, se rappelait.
« LINK ! »
Son propre cri effrayé raisonna dans sa tête. Un tir de gardien s'abattit sur le dos du chevalier sous son regard impuissant, y traçant une diagonale parfaite.
Link avait sauté trop tard pour éviter l'impact.
Le prodige qui tombait à terre, elle qui accourait avec effroi, les larmes brouillant sa vue. Avant même qu'elle ne le rejoigne, l'Épée de Légende s'était plantée dans le sol. Link, mortellement blessé, le souffle court, qui se redressait malgré tout.
« Ça suffit. Arrête ! Arrête ! »
Elle ferma les paupières, les poings serrés. Le corps tremblant de Link sous sa paume, sa propre peur. L'odeur écœurante de la chair brûlée flottant dans ses narines, le bruit mécanique des gardiens qui fondaient sur eux au milieu des hurlements désespérés des hommes agonisants.
« Je t'en prie, ne te sacrifie pas pour rien ! Sauve-toi ! »
Mais Link ne se sauverait pas. Link ne l'abandonnerait pas. Elle l'avait toujours su, et lui aussi. Puis un gardien était arrivé, avait visé son chevalier et…
Elle rouvrit les yeux et les plongea dans l'azur nuageux du ciel. Une larme dévala sa joue à son insu. Elle se souvenait de sa terreur. Cette terreur de le perdre qui avait explosé en son sein, en y laissant quelque chose de plus doux mais également de mille fois plus puissant que la peur. Son cri de désespoir…
« Arrête ! »
C'est alors qu'elle avait compris. Compris que le pouvoir d'Hylia ne résidait pas dans la prière et la terre des anciens dieux. Son essence était en elle, dans l'amour qu'elle pouvait donner autour d'elle, aux autres, à sa famille, à Link.
L'Amour de la Déesse. Tel était l'essence du Pouvoir du Sceau.
Cette douce découverte était à jamais occultée par cette image, gravée au fer rouge dans sa mémoire. Le corps de Link. Allongé là, dans l'herbe. Son souffle court, ses membres tremblants, le sang et la vie qui s'échappaient de lui sans qu'elle ne puisse les retenir. Ses propres doigts couverts du sang du chevalier. Elle qui le suppliait de ne pas mourir, de ne pas l'abandonner.
Elle sentit des doigts chauds effleurer timidement son bras. Sans se retourner, elle s'empara de la main du chevalier et la serra de toutes ses forces. Elle ferma les yeux de soulagement de le sentir en vie auprès d'elle.
Ce lieu représentait tant de choses qu'il provoquait une déchirure dans le cœur de la princesse. Sa renaissance, en tant que Prêtresse Royale d'Hyrule, son éveil au pouvoir d'Hylia, l'accomplissement de l'œuvre de toute une vie… mais aussi la perte de tous ses proches… la perte de son chevalier.
Link qui lui était revenu, à travers les âges, à travers les épreuves, faisant de lui aujourd'hui la seule personne qui lui restait de son passé. Les derniers survivants avaient tant changé, ignoraient tant de ce qu'elle avait traversé et lui en demandaient encore tant. Link, lui, restait fidèle à lui-même, cette ombre silencieuse et rassurante qui ne lui demanderait jamais rien d'autre que de rester en vie. Ce qui s'avérait parfois un exercice plus complexe qu'elle aurait pu le croire.
Sans lui, elle se sentait incapable d'affronter cet avenir si trouble, et ce monde si proche et pourtant si éloigné du sien. Au plus profond d'elle-même, elle savait que Link était et serait jamais la seule personne dont elle avait besoin à ses côtés.
« Link… » murmura-t-elle doucement.
La princesse se retourna et posa ses yeux humides sur le chevalier derrière elle. Celui-ci s'efforçait de détourner le regard de l'emplacement où il avait rendu son dernier souffle, le souvenir n'étant pas de ceux qu'il avait apprécié recouvrer.
« Link, reprit la princesse en un souffle, promets-moi… Promets-moi de ne plus jamais m'abandonner… »
Sa voix se brisa sur ces derniers mots. Le jeune hylien demeura immobile. Il dessina du regard les traits angoissés de sa protégée et sentait la pression qu'elle exerçait sur sa main. Il planta ses yeux bleus dans les siens, le visage grave.
Il hocha la tête, en une douce promesse.
D'une pulsion à peine réfléchie, Zelda abandonna toute résistance. Elle se glissa dans les bras de Link, s'y blottissant en fermant les yeux, mains posés sur son torse, et le chevalier lui rendit son étreinte sans un mot. Dans ce lieu où ils s'étaient perdus, elle avait besoin de sentir cette pression rassurante autour de son corps, et cette chaleur qui lui rappelait qu'ils étaient tous les deux bel et bien vivants.
Il fallait seulement qu'elle veille à ne pas en faire une habitude.
« Il faut avancer », murmura Link à l'oreille de la princesse après un instant, lui arrachant un frémissement.
Elle se redressa, s'essuyant maladroitement les joues, et acquiesça. Dans un silence pesant, les deux jeunes gens enfourchèrent leurs montures et s'éloignèrent du triste endroit pour rejoindre la route centrale.
Link y dégaina le grand espadon attaché à sa selle, son regard alerte parcourant les alentours, et invita la Fille d'Hyrule à le suivre. Zelda afficha une moue désapprobatrice mais ne dit rien. Vu l'attitude de son chevalier, l'endroit devait grouiller de monstres en tout genre et elle savait qu'elle serait davantage une gêne pour le chevalier si elle refusait de le laisser prendre de l'avance pour lui dégager le chemin. Mais cela ne l'empêchait pas de détester ça.
« Au galop jusqu'au pont », précisa-t-il en jouant des genoux pour commander sa monture.
Les deux hyliens s'élancèrent à toute vitesse à travers la plaine. Après quelques mètres seulement, un bokoblin brun sortit des buissons comme un chuchu jaillissant du sol. La main sûre, Link décrivit un grand cercle de sa gigantesque épée et heurta le monstre de plein fouet. Le corps du boko s'envola dans les airs, violemment expulsé des mètres plus loin sous la puissance de l'impact, puis disparut dans un nuage de fumée noire dès qu'il rencontra le sol d'Hyrule.
Trois autres monstres eurent le malheur de croiser la route des deux cavaliers et tous subirent le même sort. Leurs vols planés hors du chemin ressemblaient davantage à un jardinier arrachant des mauvaises herbes qu'à un véritable combat. D'autres ne durent leur survie qu'à leur lenteur de réaction : face à la vitesse des deux chevaux, ils les regardèrent simplement passer depuis la chaussée de leurs petits yeux stupides et ahuris, sans avoir le temps de se lancer à l'attaque.
Après un énième envoi de boko, Link dut reconnaître qu'il s'amusait. Il songea même qu'une compétition entre cavaliers où il remplacerait l'épée par des maillets et les bokos par une balle permettrait de travailler les attaques montées de manière ludique. Content de son idée, il la garda en mémoire, au cas où il aurait à nouveau à entraîner des soldats un jour, même lointain.
Il savait bien que le risque d'être assailli par un nombre considérable de monstres à cet endroit était pour le moins improbable. En l'absence de lune de sang, les nombreux voyageurs utilisant cette route s'étaient forcément chargés de réduire les effectifs ennemis à presque rien. L'abandon manifeste du camp érigé au beau milieu des marais, à quelques distances du relais, en était la preuve flagrante. Aussi, leur chevauchée infernale n'avait pas de réelle utilité, si ce n'était celle de changer les idées de la princesse. En se retournant, Link pouvait voir le visage de Zelda exprimer un mélange de concentration et de pur plaisir, loin des tourments qui le grimait quelques minutes plus tôt. Il fallait dire que malgré son manque d'entraînement, Silhad tenait vaillamment la croupe de Félag. Son esprit compétitif le poussait à se surpasser pour tenter de dépasser la jument, transformant leur cavalcade déraisonnée en une véritable course de vitesse.
Lorsqu'il tira sur les rênes de Felag à l'embranchement de la route de Cocorico, Zelda ne mit guère de temps à le rattraper. Ils démontèrent rapidement, essoufflés, et Link ne put s'empêcher de sourire à la vue du teint rosé de la jeune hylienne et de ses cheveux emmêlés par le vent. Cela donnait à Zelda un air plus sauvage, plus négligé, plus… intime, en quelque sorte. Il détourna le regard.
« Les chevaux ont besoin de repos », indiqua-t-elle en caressant l'encolure trempée de sueur de Silhad.
Link prit les rênes de Félag et désigna l'autre rive du menton. Comprenant le message, Zelda le suivit docilement sur le pont qui enjambait le lac Celia, tournant le dos au Relais des Géminés. Elle grimaça à la vue du délabrement de l'édifice, des parapets écroulés et du tablier fissuré. Jamais, du temps de son père, les infrastructures n'avaient été en si mauvais état. Le bon entretien de ces bâtiments étaient pourtant essentiels au fonctionnement des échanges inter-tribus. Mais aujourd'hui, en l'absence de tout pouvoir central fédérateur, le pont tombait en ruines.
Comme bien d'autres choses en Hyrule.
Une fois de l'autre côté, Link se dirigea sous un petit pommier tapi à l'ombre des impressionnantes hauteurs rocheuses de Narisha. Il défit le mors couvert d'écume de Félag afin de la laisser brouter et s'abreuver au lac tout son soûl. Zelda, après en avoir fait de même avec Silhad, s'assit dans l'herbe au pied de l'arbre fruitier. Elle s'attela à remettre de l'ordre dans sa chevelure. Malgré tout ce qu'elles avaient partagé, il n'était pas envisageable pour elle de se présenter de manière négligée auprès d'Impa. Pas alors que celle-ci la rappelait si bien à ses responsabilités princières qu'elle aurait tant aimé oublier.
Link, lui, dégaina son épée et débuta ses exercices de précision pour faire passer le temps. La princesse sourit en l'observant. Elle se souvenait d'une situation similaire, sous un autre arbre par un jour pluvieux, en un autre lieu et à une autre époque. Alors qu'elle scrutait la fluidité de ses mouvement, elle vit bien que son chevalier avait gagné en force, en équilibre, en souplesse et en rapidité. Sa comparaison avec un loup solitaire lui revint en mémoire.
« Link…, demanda-t-elle soudain d'une voix un peu éteinte. À quoi ressemble Impa aujourd'hui ? »
Le jeune hylien s'interrompit, les yeux fixés sur la princesse dont l'attention s'était reportée sur les eaux calmes à proximité. Au loin résonnait le bruit ténu de la cascade qui formait le lac Celia, sa surface irisée de teintes orangées annonçant l'imminence du crépuscule. Sans la quitter des yeux, il rengaina son arme et, d'un pas mesuré, vint s'asseoir aux côtés de la jeune hylienne dont le malaise était palpable.
« Elle a vieilli, répondit-il après une courte réflexion. Beaucoup. »
La princesse acquiesça sans faire de commentaires. Sa gorge était trop nouée pour prononcer le moindre mot.
« Son esprit n'a pas changé, je crois…
— Tu crois ? »
Link laissa planer un silence incertain, arrachant des brins d'herbe entre ses pieds pour dissimuler sa gêne.
« C'est flou », finit-il par avouer en laissant son regard se perdre sur les cimes au loin.
S'enveloppant de ses bras, la jeune hylienne ne sut que répondre. Zelda ne souhaitait pas pousser son chevalier à la confidence. Elle aurait tant voulu qu'il se souvienne… Mais elle ne pouvait pas lui retirer le droit de choisir par lui-même.
Alors elle laissa le silence les envelopper de sa douce étreinte, chacun replié dans ses pensées. Link s'occupa en tressant les brins d'herbe qu'il avait arraché, et Zelda profita simplement de ce court répit avant d'affronter ce qui l'attendait au bout du chemin. Elle se retint d'appeler le Pouvoir, la route beaucoup trop empruntée pour prendre un tel risque.
Après une bonne demi-heure, Link se releva et réinstalla le mors de Félag. Acquiesçant dans un soupir résigné, Zelda l'imita. Elle ré-harnacha Silhad sans y mettre le moindre entrain. Quelques minutes plus tard, les deux voyageurs s'engageaient sur le chemin escarpé qui grimpait dans la montagne à faible allure, dénivelé oblige. Au fil de leur avancée, le sentier se transforma en un large goulot, pris en étau entre les Hauteurs de Narisha, à l'est, et la Chaîne de Bonooru, à l'ouest. Plongée dans ses pensées, le regard rivé devant elle, Zelda demeura mutique, de plus en plus repliée sur elle-même au fur et à mesure que le village se rapprochait. Elle ne prêta même pas attention aux blocs Sonau qui émergeaient de la paroi rocheuse sur la gauche de la route, ni même au petit korogu qui s'y terrait. Elle ne manquait pourtant pas de s'attarder devant leurs arabesques rustiques à chacune de ses venues, cent ans plus tôt.
Alors que le chemin n'était plus qu'une gorge étroite aux bas-côtés herbeux, deux portails de bois sombre se dressèrent en face d'eux. Massifs et anciens, ils étaient décorés de lanternes et surmontés de fanions rouges arborant un œil pleurant d'une seule et unique larme. Zelda resserra sa poigne sur les rênes de cuir souple. Silhad, sensible à la tension de sa cavalière, s'ébroua.
Ils traversèrent les portiques de bois et les hautes montagnes s'écartèrent pour céder la place à un petit vallon bucolique et verdoyant. Blotti sur des collines riches et fleuries, une multitude de maisons aux toits de chaume s'y élevaient, munies pour certaines de leur potager nourricier ou de leurs basse-cour. Le tout dessinait un décor de vie paisible et suffisante. Une petite rambarde de bois rustique bordait le chemin et invitait les visiteurs à s'attarder sur ce panorama tranquille et serein, sur les toits en pagode et les rues hasardeuses que le coucher du soleil peignait d'un doux voile orangé et chaud. Des lanternes tout juste allumées pendaient des pignons pour repousser la pénombre grandissante et dessinaient des courbes lumineuses au milieu des habitations. En arrière-plan, une eau claire cascadait depuis les monts Plumage en un murmure suave et enchanteur tandis que les premiers oiseaux nocturnes s'éveillaient d'une légère trille. Entourée de ces majestueuses chutes d'eau limpide, une splendide demeure aussi imposante qu'un palais s'élevait sur une éminence rocheuse et surplombait toutes les autres bâtisses.
La résidence de la cheffe de la tribu sheikah, Dame Impa.
S'effaçant pour laisser à Zelda le loisir de s'imprégner du paysage bucolique qui avait bercé son enfance, Link glissa un regard soulagé vers le vieil érable qui bordait la route. Bah Nahna y veillait habituellement et la vieille dame se souvenait très bien de la Princesse Royale. Elle savait qu'elle lui avait légué la tablette il y a cent ans. Elle n'aurait par conséquent pas manqué de la reconnaître, comme la majorité des sheikahs d'ailleurs. Link ignorait quelle aurait été la réaction de la princesse face à cette rencontre improvisée.
Zelda savait pertinemment que contrairement aux hyliens, la longévité du peuple sheikah et leurs liens étroits avec la Famille Royale ne lui permettraient pas de passer incognito. Mais le savoir et y être confrontée étaient des choses bien différentes. Que la princesse ait le loisir de s'imprégner de l'atmosphère de Cocorico avant d'y faire face était un répit nécessaire aux yeux de son chevalier.
— J'ai toujours aimé venir ici, lui confia-t-elle doucement à voix basse alors que son regard s'attardait sur les arêtes des toits devant elle. Ce lieu respire tellement la tranquillité, et la sérénité… Rien d'étonnant que les sheikahs l'aient choisi pour s'établir lorsqu'ils ont été bannis du Royaume.
Elle s'emplit les yeux de la vue encore quelques instants, puis, résignée, elle talonna Silhad pour s'engager dans la pente menant au centre du village. Traversant au pas les rues rendues désertes par l'heure tardive, Zelda s'émerveilla des nombreuses lucioles de la sérénité qui virevoltaient autour d'elle. Elle contempla les champs cultivés et les fenêtres illuminées qu'ils croisaient. Une vie si paisible se dessinait sous ses yeux, une vie qu'elle ne pouvait qu'effleurer du bout des doigts, sans jamais la saisir.
Alors qu'ils dépassaient une boutique de vêtements, fermée à cette heure, un sheikah barbu se précipita vers eux en courant. Méfiante, Zelda tira sur les rênes pour s'arrêter, poussant même Silhad à reculer un peu. Alerté, Link se tint à sa hauteur et la rassura d'un léger mouvement de tête.
« Eh bien jeune voyageur ! lança Tiron en ralentissant sa course. Te revoilà parmi nous ! Comme tu peux le voir, je m'entraîne toujours aut… »
Le sheikah posa son regard sur la cavalière aux côtés de Link. Ses yeux s'écarquillèrent.
« Votre altesse ! » s'exclama-t-il en posant précipitamment un genou à terre.
La princesse l'observait du haut de sa monture, immobile. Link ne pouvait pas discerner l'expression de son visage dans la pénombre, mais il n'était pas dupe. Zelda n'était pas aussi hautaine que sa froideur pouvait le faire croire.
Elle contemplait juste ses espoirs brisés en une révérence à ses pieds.
« Tiron, l'un des gardes de Dame Impa, le présenta Link, Z… Votre altesse. »
La jeune hylienne s'humecta les lèvres et se redressa, réveillant avec une facilité déconcertante la Princesse Royale qui sommeillait en elle.
« Relevez-vous Tiron, dit-elle en tendant la main, un sourire doux et bienveillant éclairant son visage. Merci d'avoir protégé Dame Impa durant toutes ces années, je vous en suis profondément reconnaissante. »
Le sheikah se saisit de la paume de la princesse pour se relever, le visage émerveillé.
« C'était un honneur, votre altesse », s'inclina-t-il avant d'effectuer un pas en arrière pour laisser passer les deux cavaliers.
Zelda tiqua et Silhad parcourut les derniers mètres jusqu'à la place centrale du village au petit trot. La scène avec Tiron n'était pas passée inaperçue des derniers veilleurs. Goustan avait interrompu ses exercices d'épéiste pour se rapprocher de Pahya, celle-ci se prosternant déjà plus bas que terre. L'air ébahi, le peintre Kangis demeurait le pinceau en l'air, de la peinture rouge dégoulinant sur sa main et le long de son bras. Seule la cocotte à ses pieds continuait de picorer les vers de terre sans rien changer à ses habitudes.
Une fois rendue au pied de l'escalier qui menait à la demeure d'Impa, Zelda démonta souplement, suivie de Link qui revêtait son rôle de gardien silencieux comme une seconde peau. À la lueur des torches, il distinguait les ombres qui traversaient les yeux verts de Zelda. Elle posa son regard mélancolique sur les quelques hôtes courbés devant elle, esquissant un simple sourire en guise de salutation. En réalité, la princesse ignorait ce qu'elle pouvait dire, ou faire. Jamais auparavant les sheikahs ne s'étaient adressés à elle avec autant de cérémonie. Autrefois, la plus grande partie du village l'avait vue grandir et la traitait comme une égale, bien qu'avec le respect dû à son rang. Jamais ils ne s'étaient agenouillés devant elle comme aujourd'hui. Déboussolée, Zelda préféra se détourner rapidement sans un mot, et gravir les marches de bois sombre d'un pas lent, son chevalier sur les talons.
Ils arrivèrent face aux portes battantes de la grande demeure et la princesse s'y arrêta, le corps aussi tendu que la corde d'un arc prêt à tirer. Elle avança une main hésitante vers le bois ouvragé, s'apprêta à le pousser, puis se rétracta précipitamment, la gorge sèche.
Son cœur lui martyrisait les côtes. Elle ferma les yeux et serra les poings. Elle angoissait tellement à l'idée de ce que lui dissimulait ces portes… À présent qu'elle y était, les franchir lui semblait un obstacle insurmontable. Pourtant, elle n'eut besoin que d'une poignée de secondes pour se ressaisir.
Elle avait combattu le Fléau pendant cent ans, par Hylia, elle pouvait bien affronter sa nourrice, non ?
Inspirant profondément, la Princesse Royale se redressa, carra les épaules, et entra dans la bâtisse ancestrale des chefs sheikahs. A sa grande surprise, l'intérieur n'avait que peu changé au cours du siècle écoulé. L'unique pièce était très grande mais sombre, le plafond bas et les ouvertures peu nombreuses. Les murs latéraux étaient munis de longues étagères sur lesquels reposaient de nombreux livres et objets. L'encens et les huiles parfumées qui embaumaient l'air la ramenait à son enfance révolue et réchauffait lentement son âme. Elle avait si souvent séjourné entre ces murs de bois sous l'œil vigilant de son amie et confidente…
Seul changement notable, un grand tableau qui siégeait sur le mur de gauche et représentait la Muraille d'Elimith après l'ultime combat de l'armée hylienne, cent ans auparavant. Le dernier souvenir partagé par Zelda à l'attention de la mémoire de son chevalier. La jeune hylienne en détourna le regard.
De nombreux coussins rouge sombre disposés en lignes parallèles encombraient l'espace central. Au fond, deux volées de marches assiégeaient une petite estrade sur laquelle trônait un grand chapeau de paille frappé de l'œil sheikah, des croissants de lune scintillants pendant de ses larges bords. Sous ce couvre-chef atypique, une vieille dame était agenouillée.
Elle avait le dos voûté par les ans et gardait son regard rivé sur le sol, comme plongée dans une perpétuelle méditation intérieure. Les traits de son visage étaient indiscernables, perdus dans les ombres de son encombrant chapeau. Seules les tâches de vieillesse qui parsemaient la peau fripée de ses mains au repos sur ses cuisses étaient visibles.
« Te voila donc enfin, émit soudain le chapeau de paille d'une voix usée. Tu en as mis du temps. »
La vieille sheikah redressa imperceptiblement la tête, dévoilant un visage ridé aux joues tombantes. Sur son front, le tatouage bleuté de l'œil sheikah laissait couler son unique larme entre deux grands yeux d'un noir d'encre qui brillaient d'une lueur vive et palpitante au milieu des ombres.
Figée à l'autre bout de la pièce, Zelda porta les doigts à ses lèvres, les yeux humides. Ce ne pouvait être…
« Je t'avais pourtant bien dit que je t'attendrais, petite sœur, poursuivit l'aïeule avec un léger sourire. T'ai-je jamais menti ? »
La gorge nouée, Zelda reconnut les inflexions particulières dans le timbre de la voix, cette voix qu'elle connaissait par cœur et qui l'avait accompagnée pendant toute son enfance. Une voix qui l'aurait suivie au cœur du Crépuscule même, si elle l'avait laissé faire.
Mais pourtant, ce ne pouvait pas être elle. Cette vieille dame au dos voûté ne pouvait pas ne faire qu'une avecson Impa, avec la jeune guerrière si puissante et pleine de vie qu'elle avait quitté au pied de la Citadelle, il y a cent ans…
« Baisse-toi ! »
Zelda s'accroupit prestement au moment même où un poignard effilé filait au dessus de sa tête, tournant la tête juste à temps pour le voir se planter dans la poitrine du boko qui avait surgi derrière elle. Agacée, elle se releva les poings serrés, prête à lancer une remarque bien sentie à la sheikah qui prenait tant de risque avec sa vie.
Le temps qu'elle se retourne et la princesse perdit toute sa superbe. Incrédule, elle plissa les yeux en espérant améliorer sa vision, en vain.
Était-elle subitement saoule ou y avait-il réellement troisImpa qui se battaient ?
Il y avait pourtant bien trois silhouettes munies du chapeau de paille caractéristique qui s'acharnaient sur la dizaine de monstres, avec les mêmes gestes, la même précision, effectués au même moment. Trois sheikahs dansant une chorégraphie parfaitement synchronisée d'une mortelle rapidité, se mouvant avec une fluidité et une grâce qui n'évoquaient en rien un combat sanglant. Mais le nuage de fumée qui enveloppait peu à peu les guerrières ne trompait personne, nimbant la scène d'une aura mystique presque poétique. Il transformait les sheikahs en ombres virevoltantes d'un ennemi à l'autre tels des papillons butinant des fleurs dans la brume matinale.
S'il n'y avait pas eu un amas de viscères répugnantes à leurs pieds, ainsi que les bruits et les odeurs pour rappeler à Zelda la dure réalité.
La princesse savait bien qu'Impa était l'une des dernières de sa tribu à maîtriser la magie ancestrale du peuple sheikah. Elle avait déjà pu en voir quelques aperçus par le passé, quelques tours de passe-passes, rien de plus. De là à parler d'un don d'ubiquité, il y avait un pas qu'elle n'avait jamais imaginé franchir.
La sheikah lui dissimulait visiblement encore bien des choses.
Une flèche traversa soudain l'espace devant elle et se planta dans l'omoplate de l'Impa du milieu. La guerrière s'écroula en un gémissement de douleur, et ses deux avatars disparurent instantanément dans un léger claquement.
Elles n'avaient pas eu le temps d'achever les deux moblins noirs contre lesquelles elles se battaient.
Libérés de leurs assaillantes fantomatiques, les monstres ne perdirent pas de temps et se ruèrent sur leur ennemie blessée. En voyant sa nourrice à terre, les moblins bavant se jetant sur elle armes levées, Zelda ne prit pas la peine de réfléchir. Ce n'était pas nécessaire. Aucun raisonnement ne justifiait qu'elle reste impuissante en assistant à la mort d'Impa.
Aucun.
Une douce chaleur monta lentement en son sein et la princesse tressaillit. Elle n'était pas encore habituée à cette étrange sensation de puissance, dévorante.
« ZELDA ! NON ! »
Trop tard. Un puissant halo lumineux jaillit du corps de la Grande Prêtresse, les paumes tendues vers le ciel. Impa, interdite, contempla la jeune fille qu'elle avait bercée enfant rayonner d'une lumière si pure que ses pupilles en étant agressées. Toute fragilité avait disparu de son corps mince pour ne laisser transparaître qu'une puissance inimaginable. Les traits de son visage auparavant si doux étaient rendus froids et impassibles, presque inhumains, ses yeux verts brillant d'un éclat doré qu'Impa ne leur connaissait pas.
Sous son regard éberlué, la princesse Zelda se mua en divinité.
Comme animé d'une volonté propre, le halo autour d'elles poursuivit son expansion à une vitesse démesurée dans les rues alentours. Il engloba l'intégralité du quartier pour en faire disparaître chaque monstre dans un nuage de fumée muette. Au centre de ce vortex de puissance, la sheikah se retenait pour ne pas s'enfuir le plus loin possible, son instinct lui hurlant que la proximité d'une telle énergie ne pouvait lui être que fatale.
Une seconde plus tard, Zelda serra les poings de colère et la lumière se résorba. Elle ne laissa derrière elle que le vide, et un silence d'outre-tombe.
Impa, encore choquée, garda les yeux rivés sur la jeune fille qui peu à peu reprenait l'apparence qu'elle lui connaissait. Elle n'eut pas le temps de reprendre ses esprits qu'un terrible rugissement démoniaque retentit au-dessus de leur tête.
Zelda pivota des talons pour voir l'origine du hurlement, le cœur affolé tambourinant ses côtes. Impa se redressa dans une grimace douloureuse, les yeux rivés sur les deux pupilles rouges flottantes au milieu d'une vapeur noire parcourant la Citadelle depuis la salle du trône.
Ganon. Ganon les cherchait.
Les yeux assassins du démon se posèrent finalement sur elles et il poussa un cri victorieux. Impa arracha la flèche de son épaule en réprimant un gémissement douloureux et s'élança à toute vitesse vers la princesse demeurée immobile.
« COURS ! » s'exclama-t-elle en s'emparant de la main de Zelda au passage.
Un nouveau hurlement retentit au dessus de leurs têtes dont les vibrations firent trembler les murs de la cité en ruines. Se protégeant tant bien que mal des chutes de pierres qui les assaillaient, les deux femmes se ruèrent à travers les rues sombres à toute allure. Derrière elles retentissaient déjà les grognements exaltés de centaines de monstres et le cliquetis caractéristique des trop nombreux gardiens lancés à leur poursuite.
« Bravo pour la discrétion ! s'écria Impa avec colère tout en sautant par dessus un mur écroulé. Tu ne devais surtout pas faire appel au Pouvoir, au nom de la Déesse !
— Je préfère ça que de te voir mourir sans rien faire ! » rétorqua la princesse en sautant à sa suite du mieux qu'elle put, le souffle court.
Un point rouge apparut soudain sur le mur devant elle tandis qu'un bruit strident remplissait l'air.
« COUCHE-TOI ! » hurla Impa en tirant le bras de la princesse vers le sol.
Zelda eut à peine le temps de se réceptionner qu'une boule de feu traversa l'air au dessus de sa tête, détruisant le mur de la maison adjacente dans un nuage de gravas et de poussière. Allongée à plat ventre, la princesse se protégea la tête de ses mains tandis que les pierres volaient autour d'elle. Une poigne ferme s'empara de son épaule pour l'extraire des décombres encore fumant et la força à reprendre sa course titubante, faisant fi de sa toux incessante.
« Ta mission compte plus que ma vie, Zelda ! poursuivit Impa comme si de rien n'était. Tu ne l'as donc pas encore compris ? »
La princesse leva les yeux au ciel, incapable de croire que la sheikah s'acharnait à se disputer alors qu'elles venaient tout juste d'échapper à la mort.
« Si c'était aussi simple ! croassa-t-elle de sa voix encombrée de poussière, provoquant immédiatement une nouvelle quinte de toux.
— Ça…
— Par ici ! »
Impa se retourna, surprise, pour voir une Zelda toussotante bifurquer cahin-caha dans une petite ruelle à sa droite. Impa lui emboîta le pas sans rechigner avant que les monstres qui les suivaient ne puissent voir leur changement de direction, et à raison. Quelques minutes et virages plus tard, les deux femmes s'engouffraient par une petite poterne dans les écuries royales. Elles refermèrent soigneusement le battant derrière elles à l'aide d'une barre en acier robuste.
Essoufflée, Impa plaqua son oreille sur la porte, guettant le moindre son indiquant qu'elles aient été suivies.
« On les a semés, on dirait… dit-elle au bout de quelques minutes. Pour l'instant.
— Ça devrait suffire, répondit Zelda d'une voix sombre derrière elle.
— Suffire ? s'exclama Impa en se retournant, les sourcils froncés. Explique-moi alors comment nous allons entrer dans le château maintenant que Ganon saitque tu es ici ? »
La princesse ne prit pas la peine de répondre. Elle se tenait là, le dos raide au milieu de la cour des écuries, les mains serrant le tulle de sa robe. Ses yeux étaient rivés sur la silhouette vaporeuse de Ganon qui tournoyait inlassablement autour du donjon royal, ses hurlements de frustration retentissant à travers la plaine.
La sheikah laissa son regard s'égarer autour d'elles. Elle observa les mares de sang qui s'enfuyaient des stalles équines, les différents objets témoignant du massacre des palefreniers et des soldats qui gisaient un peu partout. Au centre, l'ancien carosse de la princesse terminait d'être dévoré par les flammes. Bien que sa tenue blanche soit sale et déchirée en de nombreux endroits, sa peau rendue terne par la poussière grise qui la recouvrait, Zelda demeurait une tâche de pureté dérangeante dans ce tableau d'une noirceur morbide. Un spectacle auquel Impa avait pourtant la détestable impression de s'habituer.
La sheikah leva à son tour la tête vers le ciel. Elle chercha un bref rayon de soleil ou la moindre étoile pour la renseigner sur la course du temps. Elle ignorait la durée de leur traversée de la ville en flammes, et cela la dérangeait. La luminosité demeurait réduite de part les nuages sombres qui recouvraient la plaine et desquels continuaient de pleuvoir une pellicule de cendre grisâtre. Il ne semblait n'y avoir eu ni jour ni nuit depuis l'avènement du Fléau au crépuscule. Étrangement, tout cela semblait déjà remonter à une petite éternité maintenant, à moins que le temps ne paraisse tout simplement plus long dans de pareilles circonstances.
« Comment va ton épaule ? » s'enquit doucement Zelda en revenant vers elle, rassurée de voir Ganon apparemment incapable de les trouver.
Évoquer sa blessure eut comme seul bénéfice de faire prendre conscience à Impa de la douleur sourde qui pulsait dans son épaule. Son bras gauche était humide, rendu poisseux par la quantité de sang qui n'avait cessé de s'écouler pendant leur course infernale à travers les ruines. Le rouge sombre se mêlait au gris de la poussière des éboulis et des cendres.
« J'ai connu pire, dit-elle alors d'un ton qu'elle voulait nonchalant, le teint légèrement blême, mais j'ai aussi connu mieux. »
La princesse lui lança un regard équivoque. Elle la contourna pour observer sa blessure, et Zelda n'aima pas ce qu'elle vit. Au vu de la quantité de sang qui s'était répandu sans la moindre trace de coagulation, la flèche avait dû toucher une veine importante.
« Il faut arrêter l'hémorragie, Impa, dit-elle avec gravité. Sinon tu ne pourras jamais sortir d'ici.
— Tu n'as pas le temps pour ça, se rebiffa la guerrière en s'éloignant. Le pouvoir sheikah ne me guérira pas, mais il me donnera suffisamment de force pour continuer. Il n'y a plus une minute à perdre : Ganon sait que tu es ici maintenant. Il va envoyer toutes ses troupes à ta recherche. Tu dois l'atteindre au plus vite.
— Impa…
— Je te l'ai dit : ma vie n'est rien à côté de ta mission ! s'emporta la guerrière. Je suis née pour ça. Mourir ici si ça te permet d'atteindre Ganon et de l'arrêter sera un hon…
— Tais-toi ! »
L'apostrophe claqua dans le vide de la cour comme le bruit d'une gifle. Interdite, Impa observa la jeune hylienne devant elle, incapable de trouver une répartie. Jamais, ô grand jamais Zelda n'avait osé élevé la voix sur elle de cette façon. Bien qu'elle ne paraisse avoir qu'une poignée d'années de plus que la princesse, Impa avait élevéZelda. Elle l'avait bercée, lui avait appris à marcher, à parler, à jouer et à raconter des histoires. Elle l'avait grondée, avait soigné ses plaies et essuyé ses pleurs et ses colères. Pas exactement comme une mère, mais… un peu comme une grande soeur.
Une grande soeur que Zelda avait toujours respecté.
« Qu'est-ce que…finit-elle par prononcer.
— Tu es tout aussi importante que moi, Impa, l'interrompit Zelda, une lueur d'excuse brillant dans ses pupilles d'un vert tendre. J'ai besoin de toi.
— Mon rôle est de…
— De permettre à la Grande Prêtresse d'accomplir sa destinée, je sais. Mais ma destinée n'est pas d'atteindre Ganon aujourd'hui. Ma destinée, c'est de le détruire quand Link sera à nouveau à mes côtés. »
La sheikah eut soudain la certitude que les rôles qui avaient été les leurs toute leur vie venaient de s'inverser. Elle n'était plus l'adulte guidant une adolescente perdue dans ce monde trop complexe. Cette époque était révolue. Aujourd'hui, c'était Zelda qui menait la danse. Impa ressentit une pincement de fierté dans sa poitrine en contemplant la jeune fille devant elle.
Elle avait douté, elle le reconnaissait. Elle avait douté que la princesse ait les épaules nécessaires pour assumer le rôle qui l'attendait. Mais elle avait eu tort.
« J'ignore quand Link se réveillera, poursuivit Zelda sans se douter des pensées de sa nourrice, mais le processus de guérison le rendra amnésique, c'est une certitude. Et je ne pourrais pas être avec lui, Impa. Pas tout le temps. Il aura besoin de quelqu'un pour lui expliquer, pour le guider. »
Impa leva un sourcil intrigué, comprenant aisément où la princesse voulait en venir. « Et tu veux que ce guide, ce soit moi.
— Tu as toutes les qualités requises, non ? acquiesça Zelda avec un sourire léger. Une extraordinaire longévité qui devrait nous assurer de ta présence quand il se réveillera, mais surtout… »
La princesse s'avança doucement, les mains serrées sur sa poitrine.
« Tu es la seule personne en qui j'ai suffisamment confiance pour ça, Impa. Sans toi, Link ne me reviendra jamais. Et il fautqu'il me revienne… »
Touchée par sa fragilité soudaine, Impa leva sa main indemne pour écarter une mèche de cheveux blonds de ce visage encore si jeune.
« Et tu as planifié ça depuis combien de temps, petite soeur ? » demanda-t-elle non sans une pointe de malice.
Une légère rougeur couvrit les traits de la jeune hylienne, confirmant si besoin était que la guerrière avait vu juste. Elle la connaissait si bien, après tout.
« J'ai chargé Bah Nahna de te remettre un message à Cocorico, reconnut-elle. Link aura la tablette à son réveil, peut-être que les photos que j'y ai laissé l'aideront à se souvenir… et puis, il y a sa tunique… il en aura besoin… »
Impa hocha imperceptiblement la tête. Visiblement, Zelda avait tout prévu pour faciliter la future quête de son chevalier, la quête qui devrait le ramener auprès d'elle. Elle qui l'attendrait…
« Maintenant, reprit Zelda d'une voix douce, laisse-moi soigner ton épaule, tu veux ? »
Un nouveau hurlement retentit soudain depuis la salle du trône, faisant trembler la bâtisse toute entière. Au même moment, un gigantesque heurt frappa la poterne par laquelle les deux femmes étaient entrées dans les écuries, dont les gonds grinçèrent sous l'impact monstrueux.
« Trop tard, petite soeur, se résigna Impa en scrutant les alentours d'un oeil alerte. Je crois qu'on a de la compagnie.
— Comment nous ont-ils retrouvés ? s'exclama Zelda, une note de panique dans la voix.
— Mon sang. Vu la quantité que j'ai perdu, j'ai du semer une belle piste derrière nous. Viens. »
La sheikah s'empara de la main de Zelda. Elles traversèrent la cour au pas de course jusqu'à une autre porte de bois brut située à l'opposée de la poterne.
« Vas-y, je vais les retenir.
— Impa! Tu ne peux pas te battre ! Pas dans cet état !
— On parie ? rétorqua la sheikah dans un grand sourire.
— Je… »
Impa interrompit la princesse en la saisissant pas les épaules, plongeant ses yeux dans les siens.
« Il n'y a pas d'autre solution, Zelda, et tu le sais. Je te promets de survivre et d'attendre le réveil de ton chevalier aussi longtemps qu'il le faudra. »
Des larmes brillèrent dans les yeux de la princesse et elle se jeta dans les bras de son amie. A nouveau, Impa eut la sensation de bercer l'enfant qu'elle avait connue, et non plus la Princesse Royale pleine d'assurance qui lui parlait à l'instant. Enfin, lui parlait… lui ordonnait plutôt.
Elle sourit tristement, caressant les longs cheveux blonds de la jeune fille de ses doigts sales. Zelda était tout cela à la fois, l'innocence d'une enfant et l'assurance d'une reine, et c'était là ce qui faisait sa force. La force qui lui permettrait de résister à l'atroce épreuve qui l'attendait. Impa avait le coeur meurtri de ne pas pouvoir l'empêcher, d'aller même jusqu'à la jeter dans les bras d'un avenir aussi sombre. Elle resserra son étreinte, son coeur se tordant dans sa poitrine. Dans son esprit, elle suppliait silencieusement la jeune fille de lui pardonner.
Elles n'avaient pas le choix. Ni l'une, ni l'autre.
« Je te promets qu'il te libérera, petite sœur, chuchota-t-elle à l'oreille de la princesse d'une voix tremblante d'émotion. Je te promets qu'il te libérera. »
Un sanglot s'échappa du corps frêle entre ses bras mais fut vite étouffé par les martèlements des monstres sur la porte de l'autre côté de la cour et par le bruit inquiétant du bois qui craquait. Les deux femmes se séparèrent vivement et glissèrent un œil inquiet sur le battant prêt à céder.
« Va, Zelda, l'encouragea Impa en refoulant ses propres larmes. C'est ta destinée. Elle t'attend.
— Impa…
— On se reverra. Tu crois quand même pas que je raterais le jour où tu mettras une raclée à cet espèce de vieil octo fumant, non ? »
Zelda s'essuya les yeux, lâchant un léger rire, tandis qu'un nouveau craquement retentissait derrière elles.
« File botter les fesses du grand méchant, petite sœur, s'écria Impa en se reculant vers la porte, armes aux poings. Je t'attendrais ! »
Et Impa avait tenu sa promesse.
« Approche-toi donc que je puisse te voir, reprit la vieille dame de sa voix tremblante, extrayant brutalement Zelda à ses souvenirs. Ma vue n'est plus ce qu'elle était. »
Link vit la princesse se faire violence pour accéder à la requête de l'honorable sheikah. Elle traversa l'allée centrale d'un pas raide, le regard figé. Son visage était crispé par une myriade d'émotions complexes. Elle s'arrêta à quelques mètres de l'estrade, hésita un instant, puis se résolut finalement à s'accroupir au pied de celle-ci.
La gorge sèche, Zelda leva un regard embué sur le visage ridé devant elle, scrutant les blessures du temps sur les traits presque méconnaissables de son amie. Elle qui était si belle, si séduisante, si impétueuse…
La vieille dame leva une main tremblante. Un sourire flirta sur ses lèvres usées alors qu'elle frôlait délicatement la joue de la princesse.
« Tu n'as pas changée, petite sœur.
— Oh Impa », chuchota la princesse d'une voix brisée.
Zelda reconnut enfin son amie à la lueur de ses yeux, demeurée si vive. Bouleversée, elle s'empara des mains de sa nourrice, les serra entre les siennes et les embrassa avec affection. Une larme s'échappa de ses paupières tandis qu'un silence plein de souvenirs glissait sur le ruban du temps. Link se fondit dans les ombres de la pièce. Dans ce tableau de retrouvailles, il avait la désagréable sensation d'être de trop.
« Je suis désolée de ne pas être venue plus tôt, murmura Zelda. J'aurais dû…
— Ne t'inquiète pas de ça, petite sœur, répondit Impa d'une voix chargée d'émotion en caressant les cheveux blonds, comme elle l'avait si souvent fait lorsque Zelda était enfant. Rien n'est plus important que de te savoir saine et sauve après toutes ces années. Je t'aurais bien laissée encore un peu de répit, mais il fallait que je te voie.
— Merci de m'avoir poussée à venir, Impa, affirma Zelda avec ferveur. J'ai été si, si stupide de retarder ce moment…
— Ne me remercie pas trop vite, ricana gentiment la sheikah. Je désirais te voir plus que tout, c'est vrai, mais mon invitation n'était pas anodine pour autant… »
Zelda abandonna un profond soupir. Elle n'en était pas surprise, loin de là, mais elle ne pouvait empêcher une déception presque infantile d'étreindre sa poitrine malgré tout. Elle baissa le regard sur leurs mains jointes, l'air morose.
« Le devoir avant tout, n'est-ce-pas ? geignit-elle.
— Le devoir de protéger Hyrule, oui. Zelda, tu ne peux plus rester dans l'ombre. Les peuples ont bien du mal à croire à la chute de Ganon, et déjà les premiers kyohis se font entendre, soutenus par la propagande yiga.
— Les kyohis ? interrogea Zelda, fronçant les sourcils d'incompréhension.
— C'est ainsi que se nomment eux-mêmes ceux qui doutent des légendes, répondit Impa d'un ton grave. Qui nient parfois jusqu'à l'existence même du Prodige Hylien et de la Princesse Royale. »
La jeune hylienne écarquilla les yeux, abasourdie. Link, enfoui dans ses ombres, songea soudain à la discussion qu'il avait eu avec Galsen, le gérant du relais, le jour même de la chute de Ganon.
Il aurait dû comprendre qu'il n'était forcément pas le seul à penser ainsi. S'il avait parcouru Hyrule en tout sens au cours de cette dernière année, le chevalier s'était bien gardé de se mêler au peuple et encore moins de faire connaître sa véritable identité. Mais à la réflexion…
« Comment… ? demanda la princesse avec effarement. Comment peuvent-ils… ?
— Cela fait cent ans que la Famille Royale n'est plus qu'un lointain souvenir, Zelda, lui répondit Impa d'une voix douce. Cent ans que les peuples vivent repliés sur eux-mêmes en limitant leurs échanges au strict nécessaire. Autrefois, la Famille Royale maintenait le lien entre les tribus, mais elle avait également un devoir de mémoire. Le devoir de rappeler le risque perpétuel que représente Ganon, et le rôle de la Princesse Royale et du Porteur de l'Épée Purificatrice dans ce combat. Mais cela fait cent ans que plus personne n'entend plus parler de vous. À part chez les Zoras, bien sûr, mais votre blason n'y est pas doré pour autant. Doréfah vous a longtemps rendu responsable de la perte de sa fille. »
Fébrile, Zelda se leva et se mit à faire les cents pas, poussant Impa à redresser vraiment la tête pour la première fois. Au milieu de son visage ridé, de ses traits fatigués d'une existence trop longue, ses yeux brillaient d'une vivacité peu commune, identique à celle d'autrefois.
« Et alors survint la chute de Ganon, poursuivit-elle d'une voix ferme. La rumeur court : Hyrule serait libérée du joug du Fléau ? Mais qu'est-ce qui l'a détruit ? Personne n'a la réponse. Et s'il s'agit bien du combat des deux héros contre Ganon, comme le disent les anciens… Où sont-ils ? Pourquoi ne se présentent-ils pas ? Sont-ils morts ? Existent-ils seulement ? Au final, la Princesse et le Prodige n'étaient-ils pas que de simples hyliens qui sont morts il y a cent ans comme tous les autres, le reste n'étant qu'un simple conte pour enfants ? »
Le regard de Zelda se posa presque inconsciemment sur la toile tendue derrière la sheikah et elle interrompit sa déambulation. C'était là que se dressait le Parchemin. Le Parchemin représentant le combat du Héros et de la Princesse Royale il y a plus de dix mille ans. Le Parchemin qui, à travers les âges, avait porté la Légende jusqu'à eux, les avait poussé à déterrer les créatures divines, les gardiens…
Dix mille ans, et la Légende était là. La Légende était là et elle y avait cru, façonnant sa vie entière dans le seul but d'éveiller son pouvoir pour le salut de son peuple.
Et tout cela, tout ce qui avait donné un sens à son combat ces cent dernières années, était balayé d'un revers de main en à peine un mois ?
« Petite sœur, l'interpela Impa avec plus de douceur pour ramener l'attention de la princesse sur elle. Pru'ha m'a appris ton refus de faire renaître le Royaume d'Hyrule de ses cendres. Tu espères que la Princesse Royale disparaîtra des esprits, et que le monde te permettra de vivre une vie tranquille dans un petit village reculé auprès de ton chevalier. Mais regarde d'ores et déjà les conséquences de ta décision.
— Je ne reconstruirai pas le royaume, Impa, rétorqua Zelda d'un ton sans appel. Tu ne me feras pas changer d'avis. La citadelle est tombée et la monarchie est morte avec elle. J'ai donné mon père, mes proches, et cent ans de ma vie à ce royaume. Ça suffit. Mon rôle est terminé.
— C'est justement là que tu te trompes ! s'exclama la sheikah avec autorité. Ganon vaincu, les peuples ont plus que jamais besoin de voir la Princesse Royale et le Porteur de la Lame. Les tribus doivent se réunir à nouveau sous la bannière hylienne et se souvenir. Oui, vous avez vaincu Ganon… cette fois. Mais tu sais que le Fléau se réveillera à nouveau et que la Princesse Royale devra à nouveau être là pour l'affronter ! Que se passera-t-il alors, si personne n'est là pour se rappeler son rôle ? Ganon, lui, n'aura pas oublié. Il ne commettra pas deux fois la même erreur de sous-estimer le danger que représente la Grande Prêtresse et son chevalier. »
La vieille dame se redressa un peu, fixant la princesse avec une lueur sauvage dans les yeux. Princesse qui gardait les dents serrées, les poings fermés, et refusait de la regarder.
« Je n'ai plus beaucoup de temps devant moi, Zelda, alors je n'ai pas le luxe de te laisser le repos que tu mérites. Et je n'ai pas non plus le temps d'attendre que tu sois prête à entendre ce que disent les légendes.
— Je connais les légendes d'Hyrule par cœur, rétorqua la princesse sur la défensive. Je connais mon rôle et je l'ai rempli.
— Tu connais les légendes communes, mais tu n'es pas initiée aux légendes du peuple Sheikah. Maintenant que je suis au crépuscule de ma vie, maintenant que Ganon est détruit, tu dois connaître la vérité pour prendre les bonnes décisions. »
Impa se pencha légèrement sur le côté et posa un regard adouci sur le chevalier terré au fond de la pièce.
« Approche-toi, mon garçon. Non pas que ce que j'ai à dire te concerne directement, mais il faut bien que quelqu'un la guide quand je ne serais plus là.
— Impa, cesse de parler de ta mort comme d'un évènement imminent, se plaignit Zelda, s'éloignant en direction d'une étagère pour y chercher un objet sur lequel fixer son attention. Nous venons à peine de nous retrouver. »
La sheikah laissa échapper un rire de gorge. « Je n'ai pas dit que j'allais mourir demain ! Mais cela peut arriver très rapidement à présent. Ce serait stupide de prétendre le contraire. »
Link s'approcha lentement et vint se poster en retrait de la princesse, comme à son habitude.
« Ah, cela fait du bien de vous revoir ensemble tous les deux, s'exclama Impa dans une note de légèreté. Je te dois une reconnaissance éternelle, Link. C'est grâce à toi que j'ai pu revoir ma chère Zelda. Je ne l'espérais plus. Tu n'imagines pas, petite sœur, combien notre chevalier avait l'air perdu sans toi à ses côtés ! »
Zelda jeta un œil au jeune hylien derrière elle, mais celui-ci évita son regard, gêné. Devait-il rappeler qu'il était amnésique ?
« Mais reprenons, dit la vieille dame d'un ton calme. Zelda, si tu te souviens si bien de tes légendes, tu dois te rappeler les surnoms de la Princesse Royale et du Porteur de la Lame dans les textes sacrés. »
La jeune hylienne laissa planer un moment de silence, rechignant à répondre. Elle soupira de dépit. Elle avait toujours perdu à ce jeu contre Impa, cédant la première, poussée par sa curiosité. Mais ça ne l'avait jamais empêché d'essayer encore et encore de lui tenir tête.
Têtue.
Décidée à ne pas céder si facilement à sa nourrice, elle refusa de tourner son regard vers Impa. Elle s'empara d'une petite sculpture de cheval en bois sombre et joua avec de ses doigts frêles.
« Le sang de la Déesse et l'âme du Héros, lâcha-t-elle d'une voix morne.
— Et selon toi, qu'est ce que ça signifie ?
— Quoi donc ?
— Tu crois vraiment que ces surnoms ont été donnés pour faire jolis et n'ont aucune signification profonde ? Allons, tu es plus intelligente que ça. »
Zelda fronça les sourcils, les yeux toujours fixés sur la statuette entre ses mains. Les paroles d'Impa traçaient leur chemin dans sa tête, un peu malgré elle. Le sang de la Déesse… L'âme du Héros…
« Je serais donc… sa descendante ? souffla-t-elle, acceptant finalement de regarder sa nourrice d'un air surpris. La descendante de la Déesse Hylia ? Mais…
— Pas sa descendante, répondit Impa d'un ton clair. Sa réincarnation. »
Zelda la fixa d'un air inexpressif, immobile.
« Tu es la Réincarnation de la Déesse Hylia, poursuivit la vieille sheikah, qui veille sur notre monde depuis la nuit des temps. Comme toutes tes aïeules. »
Impa se releva alors péniblement, dévoilant sa toute petite taille trapue accentuée par la courbure de sa colonne vertébrale. Lentement, elle descendit de l'estrade, les mains serrées dans son dos. Elle rejoignit la princesse qui demeurait figée, l'air perdu.
Link demeurait statique dans son ombre, mais son cœur s'affolait dans sa poitrine. La réincarnation de la Déesse… si c'était vrai, lui, qui était-il donc ? L'âme du Héros… ou la réincarnation du Héros ?
« Le premier combat pour la Terre d'Hyrule remonte à des centaines de milliers d'années, expliqua patiemment la vieille sheikah. Il n'a pas opposé le Fléau et la Princesse Royale, mais Hylia elle-même et celui que l'on appelait alors, l'Avatar du Néant. »
Elle se pencha vers l'une des étagères murales et en sortit un livre dont la couverture en cuir noir semblait datée d'une époque oubliée depuis longtemps.
« Le Pouvoir du Sceau était alors une Relique Sacrée dont la Déesse était la gardienne, et que l'Avatar convoitait. Le seul moyen pour Hylia de contrer son ennemi était tout simplement de faire appel au pouvoir de la Relique elle-même. Or, seul un être mortel pouvait en faire usage. »
Lorsqu'elle ouvrit le livre, le dos de cuir craqua comme du vieux bois sec et son armature grinça. Elle tourna quelques pages rêches couvertes d'écritures sheikah d'un geste connaisseur, et s'arrêta sur une double page qui ressemblait à une longue liste de noms écrite si petite qu'elle en était presque illisible. Sur les côtés, des parchemins y avaient été cousus au fil des ans, la liste se poursuivant encore et encore sur les feuillets ainsi ajoutés.
« La Déesse a donc décidé de se réincarner en mortelle et ainsi, elle sauva la Relique de la convoitise de l'Avatar. Mais elle savait que son ennemi se libérerait un jour, alors elle a choisi de poursuivre ses réincarnations terrestres, âges après âges, ères après ères. Elle chargea le peuple Sheikah d'en assurer la protection à travers le temps. Pour accomplir au mieux cette mission, la famille de la Déesse fut nommée Famille Royale d'Hyrule, Protectrice du Royaume mais avant tout, officieusement, Protectrice des Réincarnations de la Déesse. »
Choquée par les propos de sa nourrice, Zelda contempla fixement le livre devant elle. Sous le symbole triangulaire du Pouvoir du Sceau, c'était bel et bien une liste qui avait été inscrite au fil des ans. Ce n'était pas n'importe quelle liste : il s'agissait des noms de toutes les détentrices du Pouvoir à travers les âges. Une liste de noms de femmes dont le dernier était le sien, précédé de celui de la Reine Eliana, sa mère. Le premier était celui de la Déesse Hylia elle-même. Subjuguée, Zelda leva une main hésitante et caressa lentement le nom divin du bout des doigts.
« La réincarnation de la Déesse… » chuchota-t-elle d'une voix tremblante.
Elle leva sa paume droite à hauteur des yeux et la contempla d'un air interdit. Sa main. Cette main. Cette main avec laquelle elle exerçait le Pouvoir. Lentement, une petite flammèche lumineuse se matérialisa dans sa paume, brillante de son éclat intrinsèque.
« La réincarnation d'Hylia… »
Elle serra brutalement le poing, ses jointures blanchissant sous la force qu'elle y imprima.
« C'est idiot, Impa, je n'ai rien d'une déesse ! s'exclama-t-elle. Je suis juste… juste Zelda.
— Tu es mortelle, rétorqua Impa avec évidence, refermant le livre d'un coup sec. Tu es sa réincarnation terrestre depuis ta naissance, en prendre conscience ne va évidemment pas changer qui tu es ! »
Elle rangea le vieil ouvrage dans les rayons à ses côtés et s'en retourna lentement vers l'estrade, le pas ralenti.
« Ta Famille veille au maintien de la paix en Hyrule sous l'aura d'Hylia depuis les temps les plus reculés, poursuivit-elle de sa voix chevrotante mais ferme. Elle protège sa réincarnation âge après âge pour qu'elle puisse affronter le Mal lorsqu'il s'éveille. La Famille Royale doit renaître.
— Alors tu m'as convoquée ici pour me dire une nouvelle fois de ne pas fuir mes responsabilités ? s'écria Zelda, tout son être se rebellant face aux révélations de la sheikah. Alors que tu m'as dissimulé qui j'étais réellement pendant toutes ces années ? Je te faisais confiance ! Tu étais mon amie, ma confidente, ma… »
Submergée par les émotions, la voix de la princesse se coinça dans sa gorge et elle se tut. Impa, qui semblait jusqu'ici animée d'une énergie surprenante pour son âge, s'arrêta devant l'estrade et s'affaissa, les épaules tombantes. Comme si, sous la virulence des propos de Zelda, son grand âge la rattrapait, finalement. Après tout, elle avait près de cent cinquante ans, à présent.
« Tu ne peux pas imaginer combien mon cœur est ravi de te revoir enfin, en vie, souffla la vieille sheikah sans se tourner. Et combien j'aimerais te laisser vivre cette vie paisible que tu désires tant. »
Elle soupira avant de faire face à sa protégée, les traits tirés et les mains se serrant l'une l'autre dans son dos dans un tic nerveux.
« Mais c'est impossible, reprit-elle d'une voix plus forte. Tu n'as jamais fui tes responsabilités, petite sœur. Tu es si courageuse et honorable ! Mais c'est à ce sens du devoir que je fais appel encore aujourd'hui, pour le salut d'Hyrule dans les âges à venir. »
Zelda ferma les yeux et détourna la tête pour tenter d'échapper au regard intense et plein d'espoir de sa nourrice. C'était plus que ce qu'elle était capable de supporter pour le moment.
« Le sens du devoir…, répéta-t-elle avec lassitude. Ce sens du devoir qui m'oblige à donner le reste de ma vie au royaume, sans rien avoir en retour. »
Impa tendit la main en une demande silencieuse. Après une légère hésitation, la princesse se rapprocha et déposa sa paume dans la sienne.
« Je fais aussi appel à ton sens de la famille, petite sœur. Un jour, tu auras une fille, précisa la sheikah d'une voix basse et tendre. Et cette fille sera, à son tour, la réincarnation de la Déesse. Et les forces du Mal le savent. La Lame Purificatrice et son porteur vous protégeront un temps, mais que ferez-vous lorsqu'il n'aura plus la vigueur de sa jeunesse ? Une citadelle et une armée ne seraient-elles alors pas de trop pour protéger ton enfant ? »
Zelda baissa la tête, la secouant de droite à gauche tant elle se sentait dépassée. « Cela me semble tellement loin, Impa, tellement loin… L'avenir du royaume, l'arrangement d'un mariage… la naissance d'un enfant, d'une héritière… alors que je…
— Je n'ai pas parlé de mariage arrangé, petite sœur, murmura Impa avec un sourire espiègle. Si tu reconstruis le royaume, toi seule pourras en édicter les règles, et ainsi peut-être t'accorder quelques… agréments disons. Tu pourrais… »
Le rire grave et mesquin qui retentit soudain dans la pièce l'interrompit. Son visage prit une teinte livide.
« Non… »
Link dégaina son épée et se précipita devant Zelda pour la protéger, séparant de fait les deux femmes. Au cœur d'une lueur orangée apparut une silhouette élancée suspendue dans les airs, vêtue d'une combinaison rouge dotée de protections en cuir et d'un masque blanc en guise de visage. Dessus était peint en rouge sang le symbole sheikah inversé, reconnaissable entre tous.
Un sous-fifre yiga.
« Non, répéta Impa d'un air paniqué. Pas maintenant ! Pas déjà ! »
Recroquevillé dans les airs, le guerrier banda un arc à double encoches droit sur le trio et tira sans plus attendre. La première volée de flèches traversa l'espace à toute vitesse, mais Link les intercepta juste à temps de son bouclier en un claquement métallique. Aussitôt, l'assassin se volatilisa en un léger pop !, ne laissant derrière lui que des feuillets rouges qui se dissipèrent dans l'atmosphère. Un nouveau rire retentit, plus aiguë cette fois. Link se crispa davantage.
Le premier ricanement n'était pas celui d'un sous-fifre. C'était celui d'un officier. Où était-il ?
Il leva son bouclier, alerte, les yeux courant la pièce vide en quête d'une apparition imminente. Dans son dos, Zelda s'agita et Link la bloqua derrière lui de son bras.
« Et Impa ?! s'exclama la princesse avec humeur.
— Ne t'inquiète pas pour moi ! lui répondit la sheikah, se précipitant cahin-caha pour se cacher sous un des escaliers. Ce n'est pas après moi qu'ils en ont. »
Une nouvelle lumière apparut sur leur droite. Link lança le boomerang lézal accroché à sa ceinture sur l'assaillant qui, à peine matérialisé, le reçut dans la gorge. Sous la puissance de l'impact, son corps se cloua au mur telle une affreuse marionnette, puis disparut dans un nuage de poussière.
Un second sous-fifre se manifesta, puis un troisième, un quatrième. Les attaques se mirent à pleuvoir de toutes parts. En l'espace de quelques secondes, la demeure d'Impa se transforma en un champ de bataille où Link dansait comme une luciole autour de Zelda, interceptant tous les assauts avec souplesse et efficacité. Des rais lumineux éclairaient ponctuellement le carnage chaque fois que la princesse parvenait à atteindre un ennemi à l'aide du Pouvoir. Link se demanda pourquoi elle ne créait pas une sphère permettant d'éradiquer tous leurs ennemis en un coup, mais cette pensée se dissipa sous une volée de flèches qu'il dévia de son bouclier hylien. Un salto arrière et il bloqua une serpe coupe-gorge avec l'Épée de Légende. Pivotant son poignet, l'arme acérée vola dans les airs et le chevalier en profita pour trancher le ventre du guerrier qui s'évapora dans la seconde. Du coin de l'œil, il vit un nouvel attaquant bander son arc et tirer ses deux flèches droit sur lui. Il bloqua l'assaut d'un tranche-démon puis, souple comme une anguille, esquiva les projectiles d'une torsion du bassin et projeta son assaillant de l'autre côté de la pièce d'un mouvement d'épaule.
« Aaaaah ! »
Le cri de douleur de la princesse dans son dos emprisonna le cœur de Link dans un sentiment de terreur pur. Fébrile, il s'empara d'une serpe tombée à terre et la lança droit sur un adversaire avant de se retourner. Accroupie sur le sol, Zelda se tenait le bras d'où ruisselait un filet de sang. Les flèches évitées par son protecteur lui avaient profondément entaillé le muscle.
Le chevalier se précipita sur elle.
« Ce n'est qu'une égratignure, ne t'en préoccupe pas, Link ! » ordonna-t-elle vivement en le repoussant.
Déjà un autre yiga apparaissait dans les airs au-dessus d'eux. Le jeune hylien se retourna juste à temps pour lui flanquer son épée au milieu de son masque blanc, et l'œil yiga pleura une véritable larme de sang.
De multiples lueurs orangées illuminèrent la pièce en un splendide spectacle menaçant. Le combat s'accéléra. Link, submergé, virevoltait autour de la cible des yigas, Zelda, comme une libellule frénétique distribuant la mort partout autour d'elle. Il passait de droite, à gauche, sautant au-dessus de la princesse en fonction des apparitions traîtres. Sous les attaques ponctuelles du Pouvoir et de ses propres assauts, les corps se volatilisaient par dizaines, tapissant le sol de bananes, de rubis et d'armes diverses. Mais il avait beau redoubler de célérité et de prouesses, les abattre les uns après les autres, Link savait qu'ils étaient en position de faiblesse. Sans une puissante intervention du Pouvoir – qui ne semblait pas d'actualité – ils ne pouvaient contrer un tel assaut pendant longtemps, coincés dans un espace restreint, sans espoir de retraite.
Et l'officier ne s'était pas encore manifesté.
« Recule ! » hurla-t-il à l'attention de la princesse.
Distrait, une attaque de serpe coupe-gorge lui entailla profondément l'omoplate, lui arrachant un cri.
« LINK ! »
Ignorant la douleur, le chevalier poussa sa protégée contre le mur pour empêcher l'ennemi d'apparaître dans leur dos. Déjà, il sentait la Prière de Mipha agir sur la profonde entaille, lui évitant une douleur qui l'aurait déconcentré du combat acharné qu'il livrait. Entaille qui aurait été mortelle, sans quoi la prière n'aurait pas agi.
Merci, Mipha.
À peine furent-ils acculés dans un coin de la pièce que quatre nouveaux yigas se présentèrent en face d'eux. Le sang de Link se glaça en voyant la haute silhouette massive caractéristique d'un officier et la gigantesque lame tranche-vent qu'il tenait entre ses mains larges comme des battoirs. Sans attendre, l'ennemi éleva son arme au-dessus de sa tête et l'abattit brutalement dans le vide dans un ricanement grave et lugubre. Accroupi devant la princesse recroquevillée, Link brandit son bouclier en défense et se concentra. Des perles de sueur glissaient sur son front pâle. Une demi-seconde avant que la lame de vent ne les frappe, un halo orangé enveloppa soudain les deux hyliens sur lequel se brisa le souffle mortel en un éclair lumineux, la silhouette de Daruk lui-même bloquant l'assaut dans un cri de rage.
« À la prochaine attaque, cours ! cria Link à la jeune hylienne en se redressant.
— Et toi !?
— Je te suis ! » dit-il en interceptant trois projectiles avec son bouclier.
Profitant que ses assaillants rechargent leurs armes, il banda son arc et tira trois flèches avec une promptitude extraordinaire. Les trois sous-fifres disparurent. L'officier s'avança dans leur direction de son pas calme et inéluctable, s'apprêtant à frapper les deux héros de sa lame démesurée.
Link réfléchit à toute vitesse. Il n'avait pas le temps de charger la colère d'Urbosa et le bouclier de Daruk ne les protégerait pas éternellement. Il affermit sa poigne sur l'Épée de Légende. Ses mains étaient moites.
Les battants de la porte principale claquèrent violemment vers l'intérieur. Les silhouettes hérissées de Goustan et Durann se découpèrent dans l'obscurité de la nuit. Avec la souplesse et la rapidité expérimentée des guerriers yigas, ils se jetèrent sur l'officier qui n'eut d'autre choix que de changer de cible.
Link sauta sur l'occasion.
« La porte, à mon signal », murmura-t-il à Zelda.
Ils attendirent que l'officier se soit un peu éloigné, les deux sheikahs sautant tout autour de lui comme des abeilles autour d'un filon de miel. Tout en muscle et en puissance brute, l'officier était trop lent. Il ne pouvait pas parer toutes leurs attaques destinées à l'affaiblir. Son corps se couvrit peu à peu d'entailles sanguinolentes.
« MAINTENANT ! »
Zelda s'élança vers la sortie et Link se jeta dans les jambes de leur ennemi. D'un souple mouvement du poignet, il trancha l'arrière de ses chevilles. L'officier hurla à plein poumons en lâchant sa terrible arme, et s'affaissa sur ses jambes rendues inutiles. Son cri s'acheva dans un gargouillis écœurant lorsque Goustan sauta sur lui pour lui trancher la gorge d'un geste presque élégant. Le yiga disparut.
Encore accroupi sur le sol, une exclamation étouffée dans son dos alerta le chevalier. Son sang ne fit qu'un tour en découvrant un nouvel officier sur le pas de la porte, bloquant tout espoir de fuite à la princesse figée devant lui. Lâchant un juron, Link accourut pour la protéger. Par la Déesse, cela n'allait-il donc jamais s'arrêter ? Pourquoi le Pouvoir ne se décidait pas à les sauver ? Il bondit pour frapper son ennemi d'un coup d'épée sauté et…
« ASSEZ ! » retentit une voix caverneuse dans son dos.
L'officier yiga se volatilisa dans la seconde et la lame de Link s'abattit dans le vide. Abasourdis, le souffle court, les défenseurs se tournèrent d'un seul mouvement en direction de l'estrade.
À côté des escaliers se tenait un autre yiga, plus grand, plus musclé, et visiblement plus puissant que tous les autres. Au-dessus de son masque blanc, une houppette noire se divisait en un palmier impressionnant. Dans sa main, il tenait une serpe coupe-gorge, posée sur le cou de…
« Impa ! » s'écria Zelda, s'élançant en avant.
Link la saisit par la taille en bloquant sa course irraisonnée.
« IMPA ! Lâche-moi, Link ! »
La jeune hylienne se débattit de toutes ses forces, mais le chevalier ne desserra pas sa prise.
« Je suis honoré de faire votre connaissance, Votre Altesse, déclara le nouveau venu en un ricanement moquer. Vous pouvez remercier votre amie. Sans elle, nous aurions mis beaucoup plus de temps à nous rencontrer, et je ne suis pas d'un naturel patient. »
Il appuya légèrement sa lame sur la gorge de la sheikah. Un filet de sang s'échappa de l'entaille. Dans les bras de Link, Zelda s'agita en entendant un gémissement de douleur s'échapper des lèvres de son amie. La magie ! Pourquoi Impa n'utilisait-elle donc pas la magie ? Elle ne pouvait pas en être dépourvue, elle qui la maîtrisait si bien autrefois !
« Sans elle, nous n'aurions également jamais su qui vous étiez réellement, poursuivit le tortionnaire de ce même ton froid et calculateur. Ainsi donc, vous êtes la réincarnation d'Hylia en personne, ainsi que toute votre descendance… Vous m'en voyez honoré, Votre Altesse. C'est un enseignement que les yigas n'oublieront pas, soyez-en sûr… »
Il ricana à nouveau, de ce rire grave et glaçant qui caractérisait tant son clan renégat. Le cœur de Link battait la chamade. Son regard parcourait désespérément la pièce en quête d'une solution. Serrée contre lui, Zelda ne se débattait plus, mais il sentait une tension sourde parcourir son corps tendu comme un arc prêt à semer la mort autour de lui.
Un sourde chaleur se répandit lentement dans sa poitrine, et ses poils se hérissèrent. Allait-elle enfin…
« Cela dit, reprit le yiga d'un ton presque enjoué, je suis bon joueur. Je vous accorde cette manche : je n'ai pas l'intention de perdre tous mes hommes dès ce soir. Pour vous féliciter, je vais juste vous laisser un simple cadeau… cette fois. Pour que vous vous souveniez du nom de Suppa. »
Et la lame s'enfonça.
« IMPAAA ! » hurla Zelda en tendant le bras vers elle.
Un rayon doré cent fois plus lumineux et plus mortel que les précédents jaillit de sa paume et Link n'eut d'autre choix que de libérer la princesse, incapable de contenir la formidable puissance qu'elle dégageait subitement. Le rai lumineux fondit sur le yiga qui se volatilisait déjà en un ricanement. La sheikah s'affaissa, son corps recouvert des feuillets rouges laissées par la disparition de son assassin.
Zelda referma sa main, stoppant son assaut inutile. Dans le mur en face d'elle, un énorme trou calciné témoignait de son échec. Elle s'écroula sur le sol et un silence lugubre assomma le petit groupe. Le temps arrêta sa course tragique. Les genoux, les mains et les yeux rivés au plancher, la princesse s'efforça de maîtriser sa respiration saccadée et anarchique. Une larme, venue sans qu'elle le sache, tomba sur sa paume.
« Impa… »
Elle leva la tête, et ses yeux se posèrent sur la silhouette à terre. Immobile.
« Non, non, non, non, non ! » supplia-t-elle en se précipitant, trébuchant jusqu'à tomber à genoux aux côtés de son amie.
Impa gisait sur le dos, du sang s'écoulant abondamment de la plaie de son cou. Un filet écarlate luisait aux commissures de ses lèvres, et des bulles s'y formaient à chaque respiration que la vieille dame tentait d'arracher à la vie.
Link se rua à son tour. Il apposa ses mains au-dessus de la blessure en un geste tremblant et ferma les yeux. Il pria le pouvoir de Mipha de toute son âme. Mais en vain. La prière avait guéri la plaie dans son dos. Elle ne pouvait agir à deux reprises. Pas dans un aussi court laps de temps.
Il n'aurait jamais dû être blessé. Il n'aurait pas dû laisser Impa sans protection.
Le désespoir s'écrasa sur ses épaules comme un roc. Il retira ses mains et posa un regard désolé sur la princesse en face de lui.
« Non, gémit-elle, non, pitié… non… »
Link se recula de quelques pas, le cœur lourd. Les yeux rendus fous de douleur, Zelda posa à son tour ses mains sur la plaie béante et tenta de la comprimer. Elle appela le Pouvoir qui n'avait pourtant jamais été guérisseur, mais en vain. L'afflux de sang déborda entre ses doigts minces. Impa, d'un geste désordonné, lui saisit le poignet et l'en éloigna, secouant la tête à la négative. Elle serra convulsivement la main ensanglantée de Zelda dans la sienne.
« Pe… petite s… sœur… gargouilla-t-elle faiblement. Ne….
— Chuut, lui intima la princesse, les larmes glissant sur ses joues, caressant les cheveux de sa nourrice, de son amie, de sa confidente. Ne dis rien. Tu vas guérir, nous allons te soigner.
— Ne… romps pas… le cycle, petite… sœur… Ne… romps… pas…. »
Impa s'étouffa sur ces mots. Ses yeux se révulsèrent. Elle suffoqua tandis que Zelda parcourait son corps de ses mains tremblantes, cherchant en vain ce qui pourrait arrêter le cours funeste du temps. Son sang lui battait les tempes.
Impa cessa de respirer.
Une plainte déchirante s'échappa des lèvres de Zelda. Elle posa la tête sur le torse de son amie, les larmes ruisselant sur ses joues pâles.
« Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai », répétait-elle en une prière désespérée.
Durann et Goustan retirèrent leurs coiffes. Les yeux humides, ils s'agenouillèrent en recueillement, mains jointes sur les genoux. Dans l'encadrement de la porte, une frêle silhouette se découpa, et Pahya assista à la scène sans trop y croire.
Link, incapable de rester spectateur de la détresse de sa protégée, s'approcha des deux femmes enlacées. Il posait tout juste sa main sur l'épaule de la princesse lorsque le corps d'Impa disparut dans un nuage de poussière. Il ne laissa derrière lui, que le grand chapeau de paille ouvragé.
Zelda tâta le vide avec ahurissement, cherchant encore le corps de son amie disparue. Elle se saisit du couvre-chef en secouant la tête. Elle refusait cette vérité qui la cinglait au plus profond de son être. Impa ne pouvait pas être…
« Non… »
Serrant le chapeau entre ses doigts tâchés de sang, elle étreignit sa poitrine de ses bras tremblants, se recroquevilla sur elle-même. Une longue plainte déchirante entrecoupée de sanglots lui cisailla la gorge alors que la sensation d'un vide béant s'emparait d'elle et la dévorait.
Impa…
Link, une larme perlant au coin de l'œil, se pencha et referma l'étau de ses bras autour du corps brisé. Zelda s'agrippa à lui, enfonçant ses doigts dans l'avant-bras du chevalier jusqu'au sang. Pour s'y raccrocher, pour ne pas sombrer dans ce gouffre qui engloutissait ses rêves, ses espoirs, et sa vie.
Au plus profond de son être, le chevalier, lui, refusait d'y croire.
Impa, l'immuable et éternelle Impa, Cheffe de la Tribu Sheikah, Régisseuse des Laboratoires Antiques et Conseillère Royale depuis plus de cent ans, n'était plus.
