Ce n'est pas ce que j'avais initialement prévu, mais je lâche la bombe dans ce chapitre ; de toute façon, je ne vois pas comment je pourrais faire autrement :) Vous me direz si vous l'aviez vue venir !
Katymyny : En effet, Rita est incontrôlable ! L'explication de la pompe à magie devra finalement attendre le prochain chapitre.
Chapitre 11
Le rescapé
« Papa, tu pourrais lui demander d'arrêter ? pria Kriszti avec une grimace. S'il te plaîîît !
– Il fait ses devoirs, Bichette, expliqua Roman, débonnaire. Et puis, c'est mon invité.
– Justement, les invités sont censés respecter la tranquillité de leurs hôtes ! » répliqua Kriszti en plaquant les mains sur ses oreilles.
Comme à peu près une semaine sur deux, l'adolescente était venue passer le week-end chez son père. La présence du stagiaire anglais ne la dérangeait pas, jusqu'au moment où Ron avait décidé de faire ses exercices de chant magique. Stoya tenant à ce que chaque agent du TNT, y compris les auxiliaires, en possède au moins les bases, il s'était inscrit au module d'initiation du professeur Thorvaldsen. Ron prenait cet apprentissage très au sérieux, ce qui était une bonne chose. Le problème, c'est qu'il chantait comme une casserole.
« Il pourrait au moins baisser le volume ! » se plaignit Kriszti.
Respectant la gêne du jeune sorcier à l'idée de pratiquer en public, Roman lui avait proposé de s'entraîner dans sa propre chambre. Hélas, les vocalises de Ron traversaient les murs jusqu'à la cuisine où le traqueur et sa fille s'étaient retranchés.
« Ce n'est pas embêtant de chanter aussi faux, pour votre truc magique ? s'informa Kriszti en forçant sa voix pour couvrir celle de Ron.
– Heureusement, non », sourit Roman.
Aussi Moldue que sa mère, Kriszti s'intéressait assez peu au lointain monde de la sorcellerie, les explications de son père lui passaient donc souvent au-dessus de la tête. L'univers professionnel de sa mère ne la passionnait pas davantage, cela dit.
De guerre lasse, Roman finit par jeter un sortilège d'Assurdiato sur la porte et Kriszti retrouva le sourire.
« Bien joué ! le félicita-t-elle en levant une main pour qu'il tape dedans. J'espère que Ronnie finira un jour par se découvrir un talent caché. Déjà qu'il est nul en gâteaux… »
La pâtisserie n'était pas le fort de Ron, Roman l'avait découvert dès sa première tentative de moelleux au chocolat, une recette pourtant pas compliquée. Il préférait ne pas l'imaginer tenter de préparer une potion.
« Il sait faire plein de choses, assura loyalement le chasseur. Beaucoup plus qu'il ne le pense. Seulement, personne n'est parfait. Pas même toi, Bichette. »
Guère convaincue, Kriszti haussa les épaules.
« Je ne pourrais pas t'accompagner chez John pour nourrir le chat ? » demanda-t-elle en battant des cils.
Quand elle lui faisait ses grands yeux implorants, elle avait elle-même quelque chose du chaton, malgré ses taches de rousseur sur le nez et son appareil dentaire. Roman, toutefois, ne céda pas.
« Je t'ai déjà expliqué, ce ne serait pas correct vis-à-vis de John. Vous ne vous êtes même jamais rencontrés. Et puis ça pourrait être dangereux. »
En dépit du peu de goût qu'elle manifestait pour l'univers magique, Roman savait que Kriszti serait incapable de se retenir de fouiner – exactement comme un chaton. Or, John avait ensorcelé l'espace dévolu à ses chaudrons pour empêcher Jinx de s'en approcher en son absence, et il pouvait fort bien avoir disposé d'autres maléfices ici et là sans juger bon d'en informer son coéquipier. Pour protéger son intimité, ou dissimuler le fait qu'il n'avait aucune intimité à protéger.
« Pitié, ne me laisse pas toute seule avec lui ! gémit l'adolescente. Il serait capable de vouloir faire un duo !
– Hello, quoi de neuf ? C'est l'heure du thé ? »
Ron venait d'ouvrir la porte de la cuisine. À cause du sortilège d'isolation sonore, ils ne s'étaient pas aperçus qu'il avait cessé de chanter.
« Ne le laisse pas le préparer, surtout ! » souffla Kriszti à son père.
Ils s'exprimaient tous deux en hongrois et Ron, pas très doué non plus pour les langues étrangères, n'y comprenait rien.
« Alors, ces exercices ? s'informa Roman en mettant la bouilloire à chauffer. Ça commence à rentrer ?
– Je crois, répondit Ron avec enthousiasme. En tout cas, je me sens beaucoup plus en forme que ce matin. »
Ce matin-là, il était sorti de l'hôpital magique de Budapest après y avoir passé la nuit en observation à la suite de l'attaque d'un Tourneboule* sur le lieu de leur dernière intervention. Grâce à Roman, le jeune sorcier s'en était tiré sans autre dommage qu'un léger choc psychologique, des vertiges et un inconfort digestif qui l'avait tourmenté une bonne partie de la nuit.
« Je peux de nouveau penser à Crabbe et Goyle sans me sentir écœuré, enchaîna Ron. Enfin… pas plus que d'habitude. »
Roman connaissait les terribles effets des attaques mentales des Tourneboules, aussi ne posa-t-il aucune question. Kriszti, qui n'aurait guère pu suivre leur conversation même si elle ne s'était pas tenue en anglais, les quitta pour aller regarder la télévision en compagnie de Beatrice.
« J'espère que ça marche vraiment sur moi et que ce n'est pas juste une idée que je me fais, dit Ron, soudain anxieux à cette perspective. Avec tout le temps que j'y passe…
– Je suis sûr que non, affirma Roman en lui tapotant l'épaule. Encore un peu de pratique et tu seras capable de gérer ton stress rien qu'en chantonnant. Ça te fera beaucoup de bien. »
À cet instant, la bouilloire se mit à siffler comme pour marquer son approbation.
L'apprentissage du chant magique se déroulait sur huit niveaux appelés stances. Les chants « pour soi » faisaient l'objet des trois premières : ils permettaient au chanteur de contrôler ses émotions, une compétence que Ron aurait bien voulu posséder quand il était gardien de l'équipe de quidditch de Gryffondor et devait affronter les railleries des Serpentard en même temps que sa propre peur panique de l'échec. Les niveaux supérieurs, ceux des chants « hors soi », reposaient sur les pouvoirs du chanteur plus que sur les mélodies et les paroles, ce qui permettait aux pratiquants de chanter ce qu'ils voulaient, le but étant alors de produire une influence sur autrui.
Roman sortit trois tasses du placard et commença à les remplir après avoir jeté un coup d'œil à la pendule.
« Il faut vraiment que je me dépêche, sinon le pauvre Jinx va penser que je l'ai oublié ! Ça ne t'ennuie pas d'aider Kriszti à faire ses devoirs d'anglais pendant que je ne serai pas là ?
– Pas du tout, assura Ron. Ça me fera aussi réviser mon hongrois…
– J'en profiterai pour acheter du lait et passer chez Gringotts retirer un peu de liquide, l'informa Roman. Tu as besoin de quelque chose, tant que j'y suis ? »
Ron réfléchit un instant.
« Rien, à part peut-être la Gazette, si tu la trouves. Il y aura peut-être des nouvelles d'Alifair… »
C'est dans l'édition internationale de la Gazette du sorcier que le jeune homme avait appris la disparition de la Moldue. Stoya s'était contentée d'annoncer au reste de l'équipe que le ministère de la Magie britannique avait soumis au TNT une demande d'assistance en réponse à laquelle elle leur avait envoyé John – à la grande satisfaction de ses collègues qui, à l'exception de Roman, se portaient toujours mieux quand il n'était pas là. Elle n'avait pas fait référence à l'affaire Alifair Blake, dont aucun des traqueurs, à l'exception de Roman, n'avait d'ailleurs connaissance.
Celui-ci se doutait bien de l'objet de la demande des Britanniques, qui tombait très bien pour John ; mais puisque ce dernier s'était envolé sans s'expliquer et que Stoya n'avait répondu à son unique tentative d'en savoir davantage que par un sourire sibyllin, Roman avait compris que tout cela devait rester secret. Il ne lui fut pas difficile de deviner pourquoi : à en croire les comptes rendus de la presse magique, la disparition d'Alifair ne devait rien à une quelconque créature nuisible, et tout à la magie noire, domaine qui n'entrait pas dans les attributions des chasseurs du TNT. Or, depuis que son collègue avait failli mourir dans la grotte de la Vélane grise, Roman lui connaissait une appétence particulière pour cette branche de la sorcellerie ; il ignorait que Stoya aussi était au courant, mais cela expliquait qu'elle ait validé le volontariat de John.
Quant à la raison pour laquelle les Britanniques s'étaient tournés vers le TNT pour une histoire de magie noire, là, Roman séchait. Bien sûr, la Gazette pouvait ignorer certains détails de l'affaire qui justifiaient le recours à un traqueur. Puisque la discrétion semblait de mise, il n'avait pas confié ses soupçons à Ron, bien que le jeune sorcier, également un ami d'Alifair, se fasse manifestement du souci pour elle.
« Je ne t'ai pas dit que j'ai demandé à John de m'appeler s'il avait des nouvelles ? déclara Roman pour le rassurer un peu, et parce que c'était la pure vérité. Puisqu'il est sur place, il en saura sûrement plus que nous, et plus tôt.
– De t'appeler ? répéta Ron sans comprendre.
– Au téléphone, précisa Roman. Tu sais ce que c'est qu'un téléphone, n'est-ce pas ? »
Ron approuva d'un hochement de tête : il avait en effet remarqué l'appareil qui trônait sur un guéridon dans le salon de l'appartement de Roman, équipé de tout un tas d'engins moldus qui devaient faciliter la vie de sa fille lorsqu'elle y séjournait.
« John sait se servir d'un téléphone ? » s'étonna le jeune sorcier.
La barbe de Roman frémit alors qu'un petit sourire se dessinait sur ses lèvres : John avait laissé un jour échapper cette information qui n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Quand Roman lui avait tendu, en même temps que le balai qui devait l'emporter jusqu'en Angleterre, le bout de parchemin sur lequel il avait noté son numéro, son équipier s'en était clairement mordu les doigts.
« Même Alifair n'a pas le téléphone », remarqua Ron, impressionné.
Plus il en apprenait sur son compte, plus ce Jonathan Hind suscitait son admiration.
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Twinny, de la maison Nott, était une elfe très occupée. Elle ne s'en plaignait pas, au contraire : avoir un emploi du temps chargé était source de fierté au sein de son espèce. Elle s'en trouvait d'autant plus satisfaite en cette période, car elle savait que la détestable Crickey, du fait de la disparition de sa détestable maîtresse, devait connaître de longues plages de désœuvrement. Bien que députées à la Chambre des créatures, les deux elfes ne s'étaient jamais entendues, et ce n'était pas maintenant que ça risquait de s'arranger.
« Le Ministre est bien décidé à parvenir à ses fins, déclara Miss Pandora. Personne ne connaît encore les détails du projet de loi sur lequel Weal Enys et la petite commissaire travaillent avec tant d'acharnement, mais il est clair que Shacklebolt veut que les elfes soient libérés, et le plus vite possible.
– C'est évident », approuva le gobelin Filiark.
La fin soudaine des travaux de la commission à l'émancipation avait coupé l'herbe sous le pied de son plus farouche détracteur, mais celui-ci ne s'avouait pas vaincu pour autant. Sans attendre la révélation du texte sur lequel le Parlement magique aurait à se prononcer, il s'efforçait déjà de mobiliser les députés de son espèce contre ce projet de loi. Solliciter le membre de la Chambre humaine le plus ouvertement opposé à toute idée de libération des elfes était, de sa part, une démarche tout à fait logique, estimait Twinny.
« Je dois dire que l'opinion d'un nombre étonnamment élevé de députés sorciers lui semble favorable, confia Miss Pandora en rajustant d'un geste gracieux le collier de perles qui ornait son cou.
– En théorie seulement ! objecta le gobelin. Parce qu'ils n'ont encore aucune idée des conséquences qu'aurait une libération massive des elfes, du… du cataclysme que cela provoquerait ! »
Mr Dorian étant le chef de famille, Twinny lui appartenait officiellement ; dans les faits, c'était sa sœur aînée, Miss Pandora, qui prenait les décisions, ce dont l'elfe était ravie car Miss Pandora avait toujours été sa préférée. Ses manières, son raffinement étaient ceux d'une très grande dame que l'on a honneur à servir. En ce moment précis, assise près du feu dans sa belle robe de brocard émeraude, ses cheveux d'argent luisant telle une couronne, elle avait tout d'une reine aux yeux de Twinny ; surtout par comparaison avec le gobelin au costume étriqué qui siégeait en face d'elle. L'elfe était navrée que la situation politique contraigne sa maîtresse à frayer avec de telles créatures. Mais, comme le disait Miss Pandora elle-même, quand la cause était juste, il fallait savoir se sacrifier.
« Un cataclysme, vraiment ? » répéta poliment la sorcière en invitant du geste le gobelin à se servir sur le plateau de mignardises que lui présentait Twinny, debout à côté de son fauteuil.
Filiark jeta à l'elfe un regard soupçonneux avant de piocher un macaron qu'il renifla ostensiblement comme pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné. Ses manières à lui étaient aussi grossières que ridicules, mais Twinny resta de marbre, à l'image de sa maîtresse.
« Un cataclysme, maintint Filiark. Vous figurez-vous que Poudlard, Sainte-Mangouste ou le ministère de la Magie auraient les moyens de rémunérer leurs elfes, si un salaire minimum était décrété ?
– Cela représenterait une somme conséquente, en effet, convint Miss Pandora avec un hochement de tête distingué tandis que Filiark ne faisait qu'une bouchée de son macaron.
– Ils pourraient donc être tentés d'en licencier une partie, poursuivit le gobelin en léchant ses doigts couverts de sucre. Et certains elfes pourraient avoir envie de changer de carrière. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que le marché du travail n'est pas au beau fixe, côté sorcier. »
Miss Pandora étira ses lèvres maquillées d'un fard bois-de-rose du meilleur goût en un élégant sourire.
« J'en suis consciente. »
Si consciente, en fait, qu'elle avait créé une fondation d'aide à l'emploi pour pallier la carence ministérielle dans ce domaine. L'organisme accompagnait aussi bien les jeunes sorcières et sorciers qui débutaient dans la vie active que des personnes plus âgées qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvaient sans travail. Twinny savait par exemple que la fondation avait aidé l'ancien professeur Sibylle Trelawney à ouvrir son propre cabinet de voyance et conseil en développement personnel. Elle orientait également les Cracmols vers les structures moldues de formation et d'insertion sociale : Miss Pandora considérait en effet que le monde magique n'avait rien à leur offrir, ce sur quoi Twinny lui donnait amplement raison.
« Les elfes ne sont pas dépourvus de pouvoirs, reconnut Filiark à contrecœur, et leurs prétentions en matière de salaires et de congés payés seront probablement moins élevées que celles des sorciers. Vos protégés risquent d'avoir beaucoup de mal à s'en sortir face à une telle concurrence. »
Il piocha un autre macaron, puis un deuxième et, après réflexion, en prit trois. Twinny regrettait qu'ils ne soient pas réellement empoisonnés, mais elle n'aurait pas voulu qu'un gobelin s'écroule raide mort sur le tapis de Miss Pandora : cela aurait fait mauvais effet.
« Je vous remercie d'avoir attiré mon attention sur ce point, déclara la sorcière avec dignité. Y a-t-il une raison particulière pour que les gobelins s'en inquiètent ? »
Filiark ricana, et des miettes roses de macaron à la framboise tombèrent dans sa barbe en pointe : répugnant, jugea Twinny en dissimulant une grimace.
« Oh, ce n'est pas le chômage qui nous préoccupe. Nous avons nos propres circuits de recrutement, balaya-t-il en même temps que son menton. Non, ce que nous redoutons, c'est l'effet boule-de-neige. »
Miss Pandora haussa un sourcil distingué.
« Vous vous souvenez peut-être qu'il y a quelque temps, plusieurs membres éminents de notre communauté avaient fait savoir leur… profonde réserve à l'égard du statut spécial des gobelins, qu'ils estimaient trop limitatif, expliqua Filiark. On comptait parmi eux des administrateurs de la banque Gringotts et plusieurs magistrats ainsi qu'une certaine Lloda, dont le défunt époux a été décoré de la médaille d'argent de la Victoire – au passage, Lloda s'est plainte auprès du conseil d'administration du musée de la Résistance de l'absence de toute référence à son mari dans le parcours de visite, sans obtenir de réponse, naturellement, précisa-t-il avec un sourire acide. Je ne partageais pas leurs vues à cette époque, mais j'ai depuis revu mon jugement. »
Le gobelin faisait danser les macarons entre ses longs doigts agiles d'une façon qui fit froncer le nez à Twinny : on ne jouait pas avec la nourriture !
« Je le confesse, j'étais alors assez naïf, reprit-il. Je considérais que notre statut spécial était une protection suffisante, à présent que la guerre était terminée et que le Ministre intérimaire ne cachait pas sa volonté de donner plus de pouvoir aux créatures magiques. Aujourd'hui, je me rends compte à quel point j'avais tort. Si Shacklebolt obtient la libération des elfes, notre statut spécial ne nous protégera plus de rien, et pourra même être retourné contre nous. Lorsque ce bouleversement total des valeurs aura été entériné, les Shacklebolt, Enys et consorts ne connaîtront plus de limite. Voilà ce que nous appelons l'effet boule-de-neige. »
En guise de point final, il lança en l'air son macaron au citron et le goba au vol, impolitesse suprême qui ne fit même pas sourciller Miss Pandora. Twinny, en revanche, ne put s'empêcher de lancer au gobelin un regard hostile qui le fit ricaner dans sa barbe pleine de miettes.
« Votre domestique ne m'aime pas beaucoup, on dirait, remarqua-t-il. Ça ne vous dérange pas qu'elle puisse ainsi écouter vos conversations ? Elle est députée à la Chambre verte, il me semble ? Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle ne prie pas de tout son petit cœur de politicienne engagée pour que Shacklebolt mène sa réforme à bien ? »
Twinny sentit le rouge lui monter aux joues sous l'effet de la colère, mais Miss Pandora tendit aussitôt la main vers elle dans un geste d'apaisement.
« C'est selon mon désir que Twinny s'est portée candidate, informa-t-elle le gobelin, afin de me tenir au courant de ce qui serait dit à la Chambre des créatures. Twinny a toujours su où était sa place, et elle s'y tient scrupuleusement. Elle a mon entière confiance. »
À ces mots, le cœur de l'elfe se mit à battre plus fort et des larmes lui montèrent aux yeux, qu'elle dissimula en baissant son nez pointu. Elle savait que sa maîtresse avait toute confiance en elle, mais l'entendre ainsi le déclarer haut et fort la remplissait de fierté et de gratitude. La grimace de l'infect gobelin, auquel personne n'avait jamais dû se fier, ne fit qu'ajouter à son bonheur.
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Orphée rapporta de son escapade dans les fondrières de grosses baudruches flasques qui devaient tenir lieu de poissons dans cet univers étrange. Ils les mirent à cuire sur la plaque de seuil jusqu'à ce que leur enveloppe d'un orangé translucide vire au rose fluo, après quoi Eurydice en distribua une à chacun. Imitant les deux autres, Alifair mordit dans sa baudruche : elle avait la consistance de la guimauve et un goût déroutant qui lui évoqua des cornichons sucrés. Pas très savoureux pour le petit déjeuner, mais au moins ça semblait nourrissant. Pour changer, le temps était humide et le pseudo-soleil rougeoyait ; par moments, des grondements sinistres retentissaient dans le lointain.
« C'est quoi, ça ? se demanda tout haut Alifair après un énième de ces curieux roulements de tambour. Le tonnerre ? Un tyrannosaure ?
– Des lagopèdes », répondit aussitôt Orphée.
Alifair haussa un sourcil : elle avait toujours cru que le lagopède était une espèce de charmant petit rongeur**. Orphée pouffa de rire dans sa barbe en bataille.
« Je les appelle comme ça parce que j'aime bien le mot, expliqua-t-il, mais ils n'ont rien d'inoffensif. »
Alifair hocha la tête.
« Ben moi je trouve qu'on dirait plus un tyrannosaure », marmonna-t-elle alors qu'un nouveau rugissement résonnait jusqu'à eux.
Après le repas, Eurydice fit comprendre à son compagnon que son tour était venu de passer au salon de coiffure. Orphée se plia à ses désirs avec une docilité exemplaire et endura le peigne sans le moindre grognement, grimaçant à peine lorsque l'objet se prenait dans un nœud de sa longue chevelure hirsute. Assise à côté, Alifair les observa un moment puis décida que le temps des éclaircissements était venu.
« Vous êtes des sorciers, tous les deux, pas vrai ? » lança-t-elle.
Seuls des sorciers du meilleur sang, donc ignorants du monde moldu, pouvaient accepter sans frémir l'idée de dormir chaque nuit à proximité de morceaux d'un métal inconnu potentiellement radioactif.
« Moi, oui, confirma Orphée. Eurydice… Ça n'a jamais été très clair. »
De fait, la jeune femme les considérait avec de grands yeux vides, comme si elle ne comprenait pas ce dont ils parlaient. Ça faisait bizarre de ne plus avoir à se soucier du Code International du Secret Magique, constata Alifair.
« Moi pas, les informa-t-elle. Vous avez une idée de ce que c'est, cet endroit ?
– Pas la moindre, répondit Orphée. Comment se fait-il que vous connaissiez l'existence des sorciers si vous n'êtes pas une sorcière ?
– C'est une longue histoire, éluda Alifair. Je vous la raconterai peut-être un soir, à la veillée. Pourquoi vous ne faites pas de magie, histoire d'améliorer un peu votre quotidien ? Vous avez paumé votre baguette ?
– Il vaut mieux éviter la magie, dit Orphée avec un sourire sinistre. Les bestioles d'ici adorent ça, surtout les lagopèdes. On dirait que ça les attire, et vous n'avez pas envie de les attirer. Croyez-moi. »
Alifair n'imaginait guère la dégaine des bestioles capables de produire les rugissements ayant servi de fond sonore à leur petit déjeuner, mais ce croisement théorique de rongeur et de tyrannosaure ne lui disait rien qui vaille.
« Vous avez atterri ici comment, vous ? reprit-elle avec curiosité. Vous aussi, on vous a balancé une bombe magique sur la tronche ? »
Orphée secoua la tête, et les dents du peigne que maniait Eurydice se coincèrent dans ses cheveux.
« À vrai dire, je ne sais pas très bien, raconta-t-il tandis que la jeune femme s'aidait de ses doigts pour dégager l'instrument en douceur. J'étais en train de me battre, j'ai reçu un sortilège en pleine poitrine… et je me suis retrouvé ici. J'ai essayé de transplaner mais ça n'a pas fonctionné, et j'ai vite compris que ce n'était pas une bonne idée de faire de la magie dans cet endroit si je voulais rester en vie. »
Alifair fronça les sourcils en essayant de se rappeler ses lointaines révisions des BUSE.
« Je ne savais pas qu'il existait des sorts capables de téléporter autrui dans un lieu même pas terrestre.
– Moi non plus, admit Orphée. Mais, avec les Mangemorts, il faut être prêt à tout.
– Les Mangemorts ? »
Devant la mine stupéfaite d'Alifair, Orphée entreprit de s'expliquer.
« Ce sont des mages noirs qui…
– Je sais ce que sont les Mangemorts, l'interrompit-elle impatiemment, mais… Ça fait combien de temps que vous êtes là, déjà ? »
Orphée haussa les épaules.
« Impossible à dire. Pourquoi ? »
Alifair se mordit la lèvre. Ça risquait de lui faire un choc, mais elle ne voyait pas comment adoucir la nouvelle.
« Parce que ça fait plus d'un an que la guerre est finie. Un peu plus d'un an et demi, en fait, précisa-t-elle en comptant sur ses doigts.
– C'est vrai ? »
Orphée avait bondi du tas de mousse sur lequel il était assis. Il vint s'accroupir devant Alifair et lui saisit le bras en la bombardant de questions.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? Qui a gagné ? Quelqu'un a réussi à le tuer, en fin de compte ? Comment va Harry ? Et les autres ? Est-ce qu'ils s'en sont sortis ? »
Sans lui laisser le temps de répondre, il se releva et se mit à faire les cent pas en se tordant les mains, les joues enflammées d'excitation.
« Dire que je n'ai même pas pensé à vous demander…, marmonnait-il pour lui-même, très agité. Dès que je vous ai ramenée ici, j'aurais dû… juste au cas où… Mais je n'ai même pas pensé… Un an et demi… Tout ça paraît si loin maintenant… Comment est-ce que j'ai pu… »
Il pila tout-à-coup pour lancer à Alifair un regard désemparé.
« Comment est-ce que j'ai pu oublier ? »
Il semblait atterré par sa propre attitude. Eurydice vint poser sur son épaule une main apaisante.
« Personne ne vous fait de reproche, assura Alifair avec douceur. Depuis le temps, vous avez sûrement eu des tas de choses plus urgentes à penser. Maintenant, respirez profondément et asseyez-vous, d'accord ? C'est pas le moment de nous faire une crise cardiaque. »
Orphée eut un pâle sourire. Il laissa Eurydice le guider jusqu'au tas de mousse où il s'avachit, l'air d'avoir brusquement vieilli de dix ans. Alifair crut voir ses mains maigres trembler quand il les leva pour se frotter les yeux.
« Racontez-moi », la pria-t-il d'une voix rauque.
Cela éveilla un souvenir dans la mémoire de la Moldue : quelques jours après avoir repris conscience dans la maison Faraday, Rogue lui avait fait une demande semblable, d'une voix rauque lui aussi, à cause de la morsure de Nagini. Certes, dans son cas, il ne s'agissait pas vraiment d'une demande, mais plutôt d'un ordre.
« Pour faire court, Voldemort est mort. Il s'est plus ou moins réglé son compte tout seul en essayant de liquider Harry, résuma-t-elle. C'est assez ballot comme façon de calancher, quand on y pense. Et puisqu'on en parle, vous le connaissez ? Harry, je veux dire ?
– Bien sûr. Est-ce qu'il va bien ? »
C'était la deuxième fois qu'il posait la question, et son ton pressant indiquait qu'elle lui tenait vraiment à cœur. Alifair fut contente de pouvoir le rassurer.
« Aux dernières nouvelles, il pétait la forme. Il fait des études pour devenir Auror et c'est le parrain de Teddy.
– Teddy ? répéta Orphée, déconcerté.
– Teddy Lupin. Le fils de Tonks et Remus.
– Tonks et Remus ? »
Le visage d'Orphée s'illumina d'une stupéfaction ravie.
« Tonks et Remus ? Un fils ? » répéta-t-il, ébahi.
Puis il éclata d'un rire joyeux, sonore, émerveillé. Alifair le regarda s'esclaffer, presque écroulé sur son tas de mousse, sous l'œil circonspect d'Eurydice. Un sorcier disparu lors d'un combat contre les Mangemorts ; un homme qui connaissait Remus et Tonks et prenait à cœur les intérêts de Harry ; un type plutôt grand qui, quand il mangeait à sa faim, pouvait avoir été bien bâti, avec des cheveux sans doute intégralement noirs autrefois, et ce rire…
« Bordel à queue de sa race en slip de nom d'une pomme ! » marmonna Alifair dans un souffle.
Elle ne l'avait jamais entendu, ce rire, mais on lui en avait parlé. C'était apparemment un signe distinctif aussi marquant que la cicatrice de Harry Potter, la rousseur héréditaire des Weasley ou la mauvaise foi de Rogue. Mais, si elle ne se trompait pas, ce rire singulier n'avait pas retenti à la surface de la Terre depuis bien plus longtemps qu'un an et demi.
Le souffle court, le sorcier essuyait les larmes d'allégresse qui coulaient de ses yeux. En faisant abstraction de la barbe et de la tignasse crasseuses, en rembourrant un peu les joues et en se concentrant sur le sourire, Alifair avait bien l'impression de reconnaître le visage séduisant qui occupait l'un des cadres à photo dans le salon du 12, square Grimmaurd.
« Ça, c'est la meilleure, soupira-t-elle en secouant la tête. Sirius Black, en chair et en os. Il manquait plus que ça ! »
* Si vous ignorez ce qu'est un Tourneboule, lisez le chapitre 12 du recueil Quelques pas de côté. Vous verrez à quel point ces bestioles sont nocives !
** En fait, le lagopède est un oiseau :)
Vous connaissez mon attachement au canon : la présence de Sirius dans cette histoire sera donc expliquée en temps voulu. En attendant, vous vous doutez sûrement de ce qui risque de se produire...
