La nuit avait été courte. Et pourtant, pour la première fois, Zen'kan se sentit presque reconnaissant des conditions de vie plus que spartiates qu'il endurait depuis son arrivée dans Pégase.
Avoir dormi à la dure et au frais sur la ruche pendant des mois lui permit de somnoler ne serait-ce qu'un peu sur le sol froid du vaisseau. Cela ne l'empêcha pas d'être debout avant l'aube. Tant de choses à faire pour optimiser leurs chances de survie, tant d'opportunités d'échouer.
Laissant ceux qui avaient la chance de dormir se reposer, il emmena avec lui Tête-vide et la Griffe, qui eurent le malheur d'attirer son attention en le suivant du regard lorsqu'il se redressa. Bien que n'étant clairement pas ses premiers choix pour établir un plan d'urgence, ils pouvaient tout de même l'aider.
« On va emmener autant de matériel utile que possible. Le plus simple serait d'avoir des luges. Des sortes de chariots de transport conçus pour glisser sur la neige, dehors. » expliqua-t-il avec précision, avisant l'air perdu des deux guerriers.
« On ne peut pas juste porter ? » s'enquit Tête-vide.
« Non. Avec des luges, on pourra emmener plus. »
«Tu crois qu'on est faibles ? » persifla la Griffe.
« Non, juste con ! Tu peux être fort tout ce que tu veux, je te garantis que tu pourra pas porter ce truc pendant plusieurs heures avec de la putain de neige jusqu'aux genoux ! » gronda-t-il en retour, désignant un énorme réservoir empli d'un liquide rosâtre.
« Pourquoi on prendrait le lubrifiant moteur ? » s'enquit Tête-vide.
« Hein, quoi ? » lâcha Zen, perdu
« C'est ce qui est écrit dessus. » répondit l'intéressé, en désignant quelques caractères gravés.
« Tu sais lire toi, maintenant ? » l'interrompit la Griffe.
« Non, mais la Flemme, oui. »
« Parce qu'il est aussi réveillé ? » grinça Zen'kan.
Tête-vide opina.
« Ben qu'il se ramène, au lieu de rien glander ! » claqua le jeune guerrier.
« Mais il n'en a pas envie, et tu n'es pas le commandant de mission, le Nabot. » répliqua simplement Tête-vide, provoquant un acquiescement frénétique de la Griffe.
Roulant des yeux, Zen'kan partit directement à la recherche télépathique de la Flemme.
« Déjà, si t'as un truc à me dire, tu me le dis directement, sans te planquer derrière l'autre idiot, et ensuite, bouge ton cul de feignasse, on est dans la merde, au cas où tu l'aurais pas encore réalisé ! » cracha-t-il télépathiquement à son aîné, qui se contenta d'une pensée dédaigneuse avant de se claquemurer dans sa tête.
Un instant, Zen'kan envisagea d'aller lui botter le cul, avant de réaliser que provoquer une bagarre générale n'amènerait rien de bon, bien au contraire.
Il se recentra donc sur l'ici et le maintenant.
« OK, on va essayer d'faire une liste. Il nous faut : des armes, autant d'outils simple – type pinces, marteaux, etc. – que possible, de la corde – autant qu'on en trouvera –, des clous – si par un putain de miracle il y en a –, tout ce qui peut nous aider à rester au chaud – vêtements, couvertures, isolant, tout. De quoi contenir de l'eau et la faire fondre, la neige, ça se mange pas. Toute la bouffe dispo pour Rorkalym et la sale gosse... Quoi d'autre ? »
Tête-vide le regarda fixement, parfaite incarnation de son surnom, et Zen devina qu'il avait probablement décroché avant la fin de sa première phrase. La Griffe était un peu plus attentif et, plissant les yeux et marmonnant, réfléchissait.
« On prend du carburant, pour le chauffage ? » proposa-t-il.
« Nan, je sais pas ce que c'est le carburant sur un vaisseau, mais je doute que ça serve à allumer un feu, et je pense qu'on aura besoin du max de carbu ici pour faire fonctionner la radio et chauffer pour l'équipe de surveillance... »
« Mais si on prend pas de carburant, on va mourir de froid dehors. »
« On va essayer de pas ! L'idée, c'est bien d'aller en forêt pour faire du feu et pas crever comme des merdes ! » siffla Zen'kan, sa maigre patience arrivant à bout.
« Et comment on fait ça sans carburant, Nabot stupide ?! »
« Avec du bois, espèce de gigantesque abruti cosmique ! Avec le putain de bois des putains d'arbres de cette foutue forêt de merde ! » gueula-t-il en retour, toute patience épuisée.
La Griffe éclata de rire.
« Et comment tu l'utilises ton « bois » « d'arbre » « de forêt », explique-moi donc ça ? Tu comptes gentiment leur demander de s'enflammer ? Tu es comme ces idiots d'humains de Grinna, qui croient que tout à une âme et que s'ils prient, ça les entend ? Ahahaha !»
Grondant, Zen'kan envahit l'espace personnel de son aîné, lui martelant une griffe hargneuse dans le torse pour appuyer son propos.
« Au moins, les Grinnaldiens savent comment allumer un feu... contrairement aux espèces de sous-merdes spatiales dans ton genre qui se croient meilleures que tout le monde, mais savent même pas s'essuyer le derche correctement ! Tu m'étonnes que tout le monde déteste les wraiths, s'ils sont tous d'aussi monumentaux et orgueilleux connards que toi ! Tu pues la merde ! T'es une sombre merde ! (D'un geste brutal, la Griffe le repoussa, mais il poursuivit sur sa lancée – au stade où il en était, autant vider son sac.) Regarde-toi ! Un tas de muscles débile ! Grosse merde ! T'es même pas foutu d'abattre un ennemi proprement ! Sac à merde ! » beugla-t-il, réalisant sporadiquement que, réveillés par leurs éclats de voix, on commençait à s'agiter à côté.
Avec un rugissement furieux, la Griffe se jeta sur lui. Il l'accueillit avec un grondement ravi. Depuis qu'ils s'étaient crashés sur cette maudite planète, il avait très, très envie de faire du mal à quelqu'un, et si c'était pas un de ces connards, ça allait finir par être lui-même.
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Rory avait été réveillé comme les autres par des cris, puis des rugissements provenant de l'arrière du vaisseau. Le temps qu'il accourt, les deux guerriers avaient déjà repeint de longues traînées sanglantes la moitié de la coursive, sous le regard bovin de leur frère.
« Séparez-les ! Immédiatement ! » beugla-t-il, se précipitant sur la seule personne à bord qui hésiterait à le frapper.
Alors que celui qui se faisait appeler la Balafre ceinturait Zen'kan, pendant que deux autres faisaient pareil avec son adversaire, il se plaça face à son ami, de manière à couper sa ligne de vue. Loin de calmer le jeune mâle, cela sembla l'enrager encore plus.
« Excuse-moi, Zen. » grinça Rory, avant de lui coller une manchette précise au coin de la nuque.
Le jeune guerrier retomba instantanément inconscient dans les bras de son aîné.
« Tiens, en fait, tu sais cogner. » nota la Balafre.
« Tenez-le, ça va pas durer longtemps. » répliqua-t-il, ignorant la moquerie, avant de se retourner, faisant à présent face à l'autre guerrier toujours furieux qui tentait d'échapper à la prise de ses frères.
« Ça suffit. » siffla-t-il, du ton le plus dur et le plus autoritaire dont il soit capable.
Cela ne sembla pas avoir beaucoup d'effet sur le guerrier écumant.
« J'ai dit, suffit ! » grinça-t-il, assortissant cette fois ses mots d'un coup précis juste sous les côtes.
Le souffle coupé, le guerrier tomba à genoux.
Le silence revint sur la coursive.
« Ça, c'est exactement ce qu'on ne peut pas se permettre ! » gueula-t-il, afin que même ceux restés dans la pièce voisine l'entendent. « Là, dehors, il y a deux ennemis qu'aucun d'entre nous ne peut espérer vaincre. La faim et le froid ! Tout ce qu'on peut faire, c'est unir nos forces pour les tenir en échec le plus longtemps possible ! Et ça ! (Il désigna une longue giclée de sang sur le mur.) Ça, c'est de l'énergie vitale gaspillée ! Autrement dit, le sang que vous voyez là, ce sont des minutes, peut-être des heures en moins à vivre pour ces deux-là ! C'est ça que vous voulez ? Mourir plus tôt ? (Un silence de mort lui répondit.) Non, je ne pense pas ! Alors maintenant, tout le monde met son orgueil et ses reproches au placard jusqu'à ce qu'on se soit sorti de là ! Et s'il y en a qui ne sont pas encore convaincus, je les invite à aller faire un petit tour dehors, histoire de me dire comment ils le sentent ! »
Seul un silence grave lui répondit.
« Bien, rompez ! » lâcha-t-il.
« On fait quoi d'eux ? » s'enquit d'une petite voix un des guerriers qui tenait toujours celui qui avait attaqué Zen'kan.
« Foutez-les dehors un moment. Ça leur remettra les idées en place. »
« A vos ordres. »
La réponse avait été automatique. Avec une satisfaction sèche, Rorkalym constata que son petit numéro autoritaire semblait avoir marché.
Malheureusement, qu'il le veuille ou non, il allait devoir commander. Les guerriers n'avaient jamais appris à penser par eux-mêmes. Ils étaient comme des enfants perdus loin de chez eux. De grands et très dangereux enfants psychopathes. Et il allait devoir veiller sur eux.
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« C'est bon, vous êtes calmés ? » siffla-t-il à l'adresse des deux fils de Silla grelottant devant le sas, de la neige jusqu'aux genoux.
Ils opinèrent, tâchant de dissimuler leurs dents qui claquaient.
Avec un soupir, Rorkalym s'effaça pour les laisser rentrer.
« Allez vous réchauffer, on part dans quinze minutes. »
« Qu... qu... quoi ? » bredouilla Zen, se frottant les doigts pour tâcher de les réchauffer.
« On part dans quinze minutes. On ne peut pas se permettre de se laisser retarder par vos conneries. »
« Ne peut-on pas rester ici ? » demanda la Griffe, tout aussi congelé.
« Si vous avez assez d'énergie pour vous battre, vous avez assez d'énergie pour travailler. Et je ne vais certainement pas me passer du seul bûcheron compétent ici. »
Les deux guerriers baissèrent le nez.
Satisfait, Rory partit inspecter la préparation des luges, improvisées à partir de plaques de trappes techniques.
« Ça va aller comme hache ? » s'enquit-il, tendant l'arme à Zen'kan, qui la prit et l'examina avec soin.
« C'est une des haches d'abordage du Visqueux, ça. » nota-t-il. « C'est un peu léger pour faire une cognée, mais on va faire avec ce qu'on a... »
« Bien. Le Visqueux va t'aider à couper des troncs, puisqu'il a l'autre hache. Explique-lui comment faire et supervise-le. Qu'il ne se blesse pas, et ne blesse personne. »
Zen'kan opina.
Rory se retourna vers la quarantaine de guerriers qui attendaient, collés-serrés pour offrir moins de prise au petit vent coulis qui soufflait entre les troncs.
« J'ai besoin de dix volontaires pour préparer et ramener les troncs ici une fois qu'ils seront coupés. » lança-t-il tout haut.
Après un ou deux instants de silence, trois guerriers firent un pas en avant, puis le reste du nombre requis finit par suivre.
« OK, vous êtes sous les ordres de Zen'kan. Avant que l'un d'entre vous aille essayer de remettre son autorité en question : il a des années d'expérience dans l'abattage et la manutention d'arbres. Autrement dit, c'est la personne la plus expérimentée ici pour ça. Alors si vous voulez pas finir écrabouillé par un de ces palmiers, faites ce qu'il dit. Compris ? »
Quelques vagues grondements lui répondirent. Il décida que ça suffirait.
« Alors au travail. » lança-t-il avant de se tourner vers les autres. « Qui parmi vous a l'oreille la plus fine ? »
Sourde-oreille s'avança d'un pas. Notant l'ironie, Rory désigna deux autres guerriers au hasard.
« Vous trois, je vous charge de nous localiser la source d'eau potable la plus proche. Cherchez un ruisseau ou n'importe quel type d'eau courante. Surtout pas stagnante ! Ensuite, aménager une zone de prélèvement sécurisée. On a pas besoin de perdre quelqu'un parce qu'il s'est noyé sous la glace. Des questions ? »
« Doit-on marquer le chemin jusqu'à la source, une fois localisée ? »
« Oui. »
Les trois guerriers opinèrent et s'éloignèrent, discutant télépathiquement de leurs options.
Rory se tourna une fois de plus vers le reste des fils de Silla.
« Qui sait allumer un feu ici ? »
Personne ne broncha.
« Qui veut apprendre ? »
Quelques pas en avant timides.
« Bien. Mettez-vous là, je vais vous expliquer ça tout à l'heure. »
Ils obéirent.
« Vous cinq, commencez à aller récolter les branches de ces buissons. Coupez-les assez bas, pour avoir suffisamment de feuilles qui viennent avec. Ensuite, empilez-les là. Quand les bûcherons auront abattu leur premier arbre, allez récupérer les palmes – les feuilles – aussi proprement que possible et mettez-les à côté. Les autres, vous me déblayez la neige dans toute la zone. D'ici à là-bas, et de cet arbre-ci jusqu'au caillou là-bas. Empilez-la entre les troncs là-bas et tassez bien, ça nous fera un mur coupe-vent. »
Les guerriers l'observèrent avec un mélange de doute et de dédain.
« Au travail ! » siffla-t-il.
Ils obéirent lentement.
Après quelques instants, Rory se retourna vers ses allumeurs de feu volontaires.
« Suivez-moi. Première chose, trouver du bois sec. Ce qui est jamais marrant sous la neige. »
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« Oooooh putain... suis cassé. » gémit Zen, faisant douloureusement tourner son épaule.
Après presque dix heures non-stop à couper des troncs avec une hache trop petite, ils s'étaient finalement arrêté. La nuit était tombée depuis longtemps, et c'est à la lueur de petites lanternes organiques qu'il avait terminé son travail.
Personne n'en menait très large. Ils avaient tous trimé comme des fous, Rory y avait veillé. Et ils avaient abattu une quantité impressionnante de travail.
Le vague éclaircissement entre les troncs où ils s'étaient arrêté le matin avait laissé place à un abri au toit bâché, composé pour l'heure seulement de deux murs, mais solides et étanches, grâce à une abondance de mousses et de neige tassées sur l'extérieur, et d'un sol de terre battue recouverte d'une épaisse couche de branchages.
Ils avaient un chemin balisé et sécurisé jusqu'à un ruisseau, à une centaine de mètres de là, et une honorable pile de bois de chauffage au sec sous une bâche juste à côté de leur abri.
Bois déjà en usage dans trois poêles improvisés à partir de bouts de métal emportés du vaisseau et qui, répartis entre eux, réchauffaient un peu l'atmosphère.
Assis près de celui du milieu, Rory tentait de bricoler des collets et autres pièges à partir de matériel récupéré à gauche, à droite.
Quittant à regret le confortable coin près d'un des feux qu'il s'était sécurisé, Zen le rejoignit.
« Je peux t'aider ? » demanda-t-il, poussant un peu Paisible pour s'accroupir à côté de son ami.
« Tu devrais te reposer. Tu as travaillé dur aujourd'hui. »
« Toi aussi. Tu n'as pas arrêté de courir partout. » répliqua-t-il.
Rory lui jeta un regard brillant de fatigue.
« Ça va. Je n'ai pas besoin d'économiser mes forces, moi. »
Zen lui mit une taloche derrière l'oreille.
« Arrête ton char ! Tu manges un tiers de ration par jour, et on a toujours pas trouvé de source fiable de nourriture alternative. Donc jusqu'à nouvel ordre, tu n'as pas plus d'opportunité de gaspiller tes forces que nous. »
Le jeune mâle reposa le collet qu'il assemblait.
« Je sais. Mais statistiquement, il y a infiniment plus de chances que l'on trouve des plantes ou des animaux que JE peux consommer que... »
Il ne finit pas sa phrase. Ce n'était pas nécessaire.
« J'irai pas dormir avant que tu y ailles aussi, alors donne-moi du câble et dis-moi combien de collets tu veux que j'te fasse. » répliqua Zen'kan, s'installant un peu plus confortablement.
Avec un petit sourire pitoyable de reconnaissance, Rory lui tendit le rouleau de câble électrique.
