Chapitre 48

Miracle paraissait aussi serein qu'un chaton endormi. La tête sur la cuisse de son maître enfin de retour, il restait immobile contre lui, couché sur le bord du lit. Dean y était assis depuis un temps incertain, réfugié dans cette chambre où il désespérait de trouver la preuve qui étayait sa conviction, mais les similitudes entre la pièce et sa propre chambre étaient telles, qu'il se sentait complètement désorienté. Car ici, rien ne dénotait. Rien, excepté la présence de son chien, qu'il caressait depuis de longues minutes. Le contact de l'animal l'apaisait et le réconfortait, mais en dépit des apparences ce n'était pas son chien, et ce n'était pas sa chambre. Pourtant, même en n'ayant eu de cesse d'en scruter les moindres recoins, il n'avait relevé aucune divergence, ni par les armes suspendues aux murs ou posées sur les étagères, ni par les disques cent pour cent semblables aux siens et rangés exactement à la même place, ni même par sa collection de magazines de charme qu'il avait trouvés dans le même tiroir, empilés de la même manière, et cornés aux mêmes endroits. Si Miracle n'avait pas été là, il aurait pu jurer avoir réussi à rentrer chez lui, et ce constat qui lui semblait inconcevable le plongeait dans un profond désarroi.

Il s'était changé. Parce que tout ici était identique à son propre foyer, la garde-robe ne faisait pas exception et c'était jusqu'au dernier caleçon ou aux paires de chaussettes usées qu'il avait été obligé de relever une correspondance. Il avait retiré ses habits sales et abîmés mais avait repris exactement les mêmes, qu'il avait dénichés à l'endroit précis où il avait pris chez lui leur version alternative. Et cherchant à mettre au défi les règles de l'univers qui lui jouaient ce tour incompréhensible, il avait superposé, avant de les mettre, chaque vêtement propre sur son double déchiré, histoire de voir si, comme au cinéma, la rencontre d'un même élément pouvait rompre la continuité spatio-temporelle. Il ne s'était rien passé. Et il avait été bien en peine de dire ce que cela prouvait.
Décontenancé par cette pièce affreusement familière dont l'unique différence avec celle où il logeait résidait dans l'absence de désordre, tels les endroits que l'on n'occupe pas, Dean en était venu à se demander s'il n'avait pas plutôt pris un coup sur la tête pour se croire étranger à ces lieux. Peut-être était-il resté absent bien plus longtemps qu'il l'avait cru ; peut-être la traversée de la faille lui avait-elle pris un an au lieu d'une journée, et que le téléphone qui lui avait confirmé la date du jour retardait comme par hasard d'une année... Cela expliquerait alors l'aspect vieilli de Sam, et le fait que, l'ayant cru mort, ce dernier l'ait accueilli avec une telle violence, croyant avoir affaire à un revenant. Quant à Miracle... Sam avait dû obtenir de Jody qu'elle le lui confie pour tromper sa solitude. Dans l'esprit de Dean, cela parut coller. Moins d'une seconde. C'était absurde, il le savait, comme il savait qu'il n'était pas chez lui. Et c'était bien pour ça que Sam lui avait hurlé qu'il était mort. Pas parce que le cadet des Winchester avait fini par accepter un décès qui n'avait jamais eu lieu, mais parce que son aîné, celui qui avait appartenu à cette réalité, avait véritablement cessé d'exister.

C'était en tout cas sa conviction, la seule explication plausible à ses yeux, et ce qu'il éprouvait en songeant qu'une version de lui si semblable à sa personne était passée de vie à trépas, était assez indéfinissable. Fallait-il en effet qu'il fût proche de son double au point de se confondre avec lui, pour que son frère le reconnaisse sans l'ombre d'un doute une fois fêté par Miracle ; bien que Dean eût lui-même certainement béni le retour de son cadet disparu, quand bien même celui-ci se fût manifesté couvert de peintures de guerre et parlant une langue étrangère. Mais au-delà du choc de basculer dans une dimension si analogue à la sienne, s'il devait en croire le décor fidèle jusqu'à l'ampoule défectueuse du bout de couloir qu'il avait traversé pour venir se réfugier dans la chambre d'un étranger si familier, c'était avant tout l'émotion authentique et bouleversante de Sam qui l'avait forcé à fuir. Le cœur serré chaque fois qu'il revivait la scène, Dean sentait son étreinte âpre et tremblante, entendait ses sanglots contre son oreille, et des mots qu'il avait lui-même prononcés pour détromper cette réplique plus vraie que nature de son petit frère, il ne se souvenait que de ceux-ci : « Sam... Non, arrête... Je t'en prie, Sammy, arrête... Tu te trompes, ce n'est pas moi... Je ne suis pas d'ici ! »

Il aurait tant voulu l'être, pourtant. Être de retour à la maison, y avoir retrouvé son frère sain et sauf, et abandonné derrière lui Chaos et Érotes. Comme il se rappela soudain, non sans en éprouver une amertume malvenue, avoir abandonné le corps d'Éros. Dean songea que, si ici il était bel et bien mort, Sam et lui n'avaient sans doute jamais croisé la route des dieux de l'Amour. Quels événements régissaient cette réalité ? Était-elle aussi semblable à la sienne qu'elle en avait l'air ? Sa conviction d'avoir franchi le seuil d'un univers parallèle était-elle vraiment fondée ? Pour tenter d'en avoir le cœur net, il avait vidé la batterie du téléphone pour fouiller internet. Cherchant des signes de différences manifestes, puisqu'ici, tout était identique, jusque dans les moindres détails. La Présidence. La couleur du Golden Gate. Le nombre d'étoiles sur le drapeau. Ou, des vies et des visages. Ceux de certaines personnes qui lui revinrent en mémoire, liées à d'anciennes enquêtes. Qui avaient compté plus que d'autres. Il espéra découvrir que certaines étaient bien vivantes. D'autres, au contraire, six pieds sous terre. Mais il ne trouva rien, doutes et certitudes se succédant sans fin dans sa tête, tel un ouroboros qui aurait rongé son cerveau confus, et il ruminait ses affres sans entrevoir la sortie. Sans savoir comment s'évader de cette prison qui lui était infiniment douce et passer outre son gardien auquel il ne voulait faire aucun mal. C'était trop tard. Sa seule apparition avait rendu à Sam un espoir inouï qu'il lui avait aussitôt repris en proclamant qu'il n'était pas son frère.
Mais avant de songer à partir, avant de songer à retrouver son véritable frère, dont il ignorait où et dans quel état il se trouvait maintenant, il lui fallait établir une vérité, tangible, absolue et indiscutable. Dean devait acquérir la certitude pleine et entière que le Sam qui se tenait quelque part en dehors de cette chambre, sa chambre, n'était pas malgré tout, d'une façon ou d'une autre, celui à qui il avait été arraché dans le désert.
Il déposa une longue bise sur le sommet du crâne de Miracle en le serrant fort dans ses bras, et en lui frictionnant le dessous des oreilles il lui dit en le regardant dans les yeux :
- Tu m'as rudement manqué, toi, tu sais ?

Puis Dean inspira profondément et, s'efforçant de rassembler son courage, il se leva, déterminé à se confronter à Sam. Ce dernier ne s'était pas manifesté depuis leur échange éprouvant dans le couloir, et en rouvrant la porte de la chambre, l'aîné des Winchester se demanda où il allait le retrouver, et surtout dans quel état d'esprit. C'est Miracle qui, sortant avant son maître, lui livra la réponse en trottant gaiement jusqu'aux longues jambes du jeune homme à la barbe qui se tenait debout comme un piquet, au coin d'un mur. Et, en le voyant, Dean se figea lui aussi un instant, frappé par ses yeux grands ouverts qui le fixaient, rougis, et qui lui lançaient un regard brisé comme une bouteille à la mer.
Les deux hommes se regardèrent un moment sans prononcer un mot, Dean parce qu'il ne sut quoi dire, Sam parce qu'il n'en fut pas capable tant l'écrasaient le choc et l'émotion qui menaçaient d'exploser à tout instant. Il tremblait de tous ses membres et sa pâleur moite lui donnait un air encore plus vulnérable qui fit mal à Dean.
- Tu... T'es resté là tout ce temps ? s'entendit-il bientôt prononcer tout bas.
Le son de sa voix sembla atteindre Sam comme une vague s'échouant sur la grève. Celui-ci ne put réprimer un sursaut et serra tant les poings que les mâchoires alors que ses yeux s'agrandirent encore en dévisageant son frère.
- Au moins t'as rangé le flingue, nota Dean en se forçant à plaisanter avec un sourire triste.
Sam, qui le reconnut bien là, poussa un gémissement entre rire et sanglot tandis que le masque de cire qui figeait ses traits parut se briser en mille morceaux.
- Je voulais pas... te perturber plus, répondit-il d'une voix aussi chancelante que ses yeux pleins d'eau.
Il osa un pas en avant, malhabile, mais le regard implorant de Dean et le geste de recul que décrivirent ses épaules le stoppèrent net.
- C'est pas ce que tu crois, Sam, répugna-t-il à déclarer en versant sur ce dernier un regard douloureux. Si t'as perdu ton frère et que tu crois l'avoir retrouvé... j'suis vraiment désolé mais je suis pas lui.
La souffrance qu'il causa à Sam fut si nette qu'il eut la sensation de la ressentir lui aussi, comme une lame s'enfonçant dans sa poitrine. Mais il ne provoqua rien d'autre. Nulle stupeur ni incompréhension dans les yeux du cadet, qui lui confirma ainsi, qu'ici, son histoire avait effectivement pris fin.
- Alors j'ai vraiment clamsé, hein, marmonna-t-il en hochant gravement la tête. Enfin... lui.
- Mais t'es revenu ! se lamenta et se réjouit Sam tout à la fois en tentant désespérément de le ramener à la raison. Je sais pas comment, mais t'es là, c'est toi ! Tu as peut-être les idées encore un peu embrouillées mais tu...
- Ce n'est pas moi, coupa-t-il en répétant doucement ce qui lui apparut comme une vérité inconditionnelle. Je n'appartiens pas à cet univers, j'ai... Pas plus tard qu'hier, on se battait côte à côte, mon Sam et moi, et puis j'ai traversé une faille qui m'a envoyé me perdre dans un marais au beau milieu du Texas... Je peux pas être ton frère. Pas celui que tu as perdu. Est-ce que tu comprends ?
Les lèvres de Sam se mirent à trembler et une larme silencieuse coula le long de sa joue. Le déchirement dans ses yeux était insondable, et ses efforts pour essayer de rester digne lui coupèrent le souffle.
- Tu es... exactement comme le jour où tu es parti dans cette putain de grange, gémit-il en se mordant les lèvres pour ne pas fondre en larmes. Tu... Tu as reconnu Miracle, tu le connais, comment tu pourrais pas être mon frère ?
Le ton anéanti sur lequel il avait posé cette question qui n'attendait pas de réponse, trahissait un espoir déjà mort. Dean comprit que Sam savait que son frère n'était pas vraiment revenu, et que cette prise de conscience se confrontait tellement à son plus cher désir que la cruauté de la situation était source d'une insupportable douleur.
- Je sais pas pourquoi tout se ressemble tellement, reconnut Dean en ressentant si fort la souffrance de Sam. Mais c'est pas chez moi, ici. J'suis désolé, je...
Il n'eut plus les mots et resta là, désemparé, les bras ballants. Miracle, assis aux pieds de Sam, le regarda en couinant avant de retourner, tête basse, auprès de Dean. Le cadet sentit son nez couler et l'essuya rapidement du revers de la manche puis passa la main sur son visage pour en chasser l'eau. Il demeura ainsi longtemps ; s'efforçant de retrouver une respiration moins chaotique ; de dominer l'émotion qui le submergeait effroyablement ; de réaliser ce qui était en train de lui arriver et qui constituait tout simplement la pire épreuve de sa vie. Revoir son frère, qui lui avait été arraché. Là, en chair et en os, bien vivant, tel qu'il l'avait laissé. Et comprendre qu'en dépit des apparences, que malgré son désir infini que ce fût réel, Dean n'était pas vraiment là. Pas celui qu'il avait vu mourir, et auprès duquel il était resté jusqu'à son dernier souffle. L'acceptation fut une torture épouvantable, pire, cent fois pire que ce qu'il avait connu entre les griffes de Lucifer. Il s'accrocha longtemps à une futile espérance, parce qu'imaginer que son frère, debout devant lui en prétendant qu'il était un autre, se trompait du tout au tout, éloignait le moment où il lui faudrait admettre la terrible réalité, mais au fond de lui il la connaissait. Parce qu'il savait que son véritable frère n'était plus, qu'il avait enfin trouvé la paix là-haut, au Paradis, et qu'aussi ressemblant pût-il être, l'homme devant lui était un autre.
- Je dois retourner chez moi, prononça doucement Dean lorsqu'il eut le sentiment que Sam pouvait l'entendre. Si cet bunker est aussi semblable au mien qu'il en a l'air, peut-être que je peux y trouver de quoi m'aider à rentrer. Est-ce que... tu veux bien me laisser essayer ?
Il avait tenté d'enrober ses mots de ouate pour amoindrir leur impact sur Sam mais celui-ci en ressentit la morsure comme si sa peau était passée sous les dents d'une scie. C'en fut trop pour lui. L'épreuve lui fut intolérable et assailli d'une émotion qui lui déchira le ventre il partit, disparaissant pour cacher ses pleurs. Miracle regarda Dean, prostré, puis choisit de suivre Sam. Laissant l'aîné, le cœur brisé, seul au milieu du couloir à déplorer, impuissant, la douleur extrême qu'il avait déclenchée.

À cela, il ne pouvait rien. Mais les facéties du destin lui permettaient en revanche de mettre à profit sa connaissance supposée des lieux pour rassembler les informations et les éléments nécessaires à son voyage de retour. Car c'était bien là son seul objectif, celui qu'il s'interdit de perdre de vue : retourner dans son monde et retrouver son frère. À nouveau, le frappèrent les similitudes avec son univers qui mirent à l'épreuve sa conviction de ne pas être chez lui, quand il dénicha tous les ingrédients qu'il convoitait à l'endroit exact où il les chercha. La réplique de son bunker était parfaite, une fois de plus, et il en éprouva un bref vertige avant de se remettre à l'ouvrage. Il transporta dans la bibliothèque tout ce qui lui parut utile et, chassant le trouble de ses pensées parasites, entama les préparatifs du sortilège dont il ne savait pas encore comment il le mènerait à terme. Mais c'était presque sans importance pour l'instant ; au moins avait-il l'impression d'avancer, et cela lui était actuellement indispensable pour ne pas s'effondrer.
Il resta seul plus de deux heures, juste secondé par Miracle qui refit une apparition, sans Sam. Dean tâcha de rester concentré mais, soumis à la pression de l'urgence, ne renonça pas à appeler Castiel, dont il espérait bien qu'il constituait une similitude de plus avec sa dimension. Mais, sans qu'il pût se l'expliquer, l'ange ne lui répondit pas davantage que lors de ses précédents essais. Ni même aucun autre représentant du Ciel. Anges et Paradis existaient-ils, ici ? Il ne put concevoir l'inverse, tant sa vie et celle de son frère semblaient calquées sur celles de leurs doubles. Alors face au silence céleste, il se remit au travail, s'affairant sur une table autour d'un assortiment hétéroclite de composés magiques, quand il remarqua fortuitement une présence dans l'encadrement d'une porte. C'était Sam, et le voir ainsi, droit et immobile comme une statue de marbre, à le fixer d'yeux écorchés et éteints, lui fit rapidement baisser le regard.
- Je repars dès que je peux, dit-il comme une excuse. Le temps de finir et je m'en vais.
Sam ne réagit pas tout de suite mais fit bientôt entendre le bruit lent et infime de ses pas sur le sol. Dean leva les yeux à mi-hauteur et le vit qui s'approchait. Le cadet semblait écartelé entre le désir de lui sauter au cou et la peine de savoir qu'il ne poursuivrait alors qu'un mirage.
- T'as l'air... de savoir ce que tu fais, bredouilla-t-il d'une voix rocailleuse et aussi frêle qu'une feuille morte sous le vent.
Dean releva la tête plus nettement et prit le temps de le regarder franchement. Les yeux de Sam, ronds comme des billes, le fixaient avec chagrin mais aussi avec une certaine forme de douceur. Et le plus vieux des deux hommes se sentit heureux de l'entendre lui adresser la parole.
- C'est... le métier, déclara-t-il sobrement en s'efforçant de rendre le moment le moins inconfortable possible.
Il se racla la gorge tandis que Sam s'avança un peu plus, de pas si feutrés qu'on aurait pu jurer qu'il craignait de voir s'évaporer un mirage.
- Il... Il va... te manquer des ingrédients pour compléter le sort, fit-il observer, le visage grave et marqué.
- Ouais, émit Dean deux secondes plus tard dans un faible soupir. Apparemment, toi aussi tu connais ton affaire... De la grâce archangélique donnerait bon goût, t'as pas ça au frigo, des fois ?
Les sourcils de Sam frémirent pendant que ses lèvres s'étirèrent en un semblant de début de rictus. L'écho que lui renvoya l'image de cet homme lui remémora si férocement sa vie passée qu'il en ressentit le bonheur révolu autant que la douleur de la perte.
- Dean, tu...
Il s'interrompit aussitôt, comme s'il s'étranglait soudain. Prononcer le nom de son frère en s'adressant directement à lui, le bouleversa au-delà de toute raison.
- J'ai besoin... de comprendre ce qui se passe, poursuivit-il deux tons plus bas en faisant son possible pour contenir son émotion. Qui es-tu ? D'où est-ce que tu viens ?
Les questions, si simples dans leur énoncé, confrontèrent l'intéressé à l'incapacité soudaine d'y fournir une réponse exhaustive. Ne sachant pas où commencer, il faillit même se fendre d'une de ses incessantes blagues faisant référence à la pop-culture, mais ce fut presque sans y penser qu'il énonça finalement, le regard vague :
- Je viens... d'autre part. D'une... autre réalité, qui ressemble à la tienne comme deux gouttes d'eau. Enfin, presque.
Il s'interrompit pour s'humecter les lèvres et reprit en secouant lentement la tête :
- Toi et moi, on vit dans un bunker exactement comme celui-là, et on chasse la vermine qui rôde dehors. C'est ce qu'on fait depuis toujours. Depuis que papa a juré de se venger d'Azazel après la mort de maman. Et quand à son tour il est parti, on a repris le flambeau tout seuls, toi et moi. Les anges, les démons, les léviathans, Lucifer, les Ténèbres, et même Dieu en personne... on en a vu des vertes et des pas mûres, putain.
Il n'avait pas donné ces détails par hasard. Il voulut ainsi vérifier s'ils provoquaient une réaction chez Sam, si ces grands jalons de sa vie avaient aussi été les marqueurs de celle de cette version de son cadet, et à son air sidéré, il comprit en frémissant que c'était le cas.
- Tout ce que tu dis, je... on a connu, révéla Sam d'une voix blanche, interdit. Bon sang, j'ai l'impression de devenir dingue, je...
Il se tut brutalement cependant qu'il réalisa qu'il était en train de perdre pied de nouveau. Il s'approcha d'une chaise, en bout de table, et s'y appuya en serrant fermement le dossier entre ses deux mains. Il avait une pâleur de cadavre.
- C'est extrêmement difficile pour moi, confia-t-il en ne réussissant pas vraiment à regarder Dean dans les yeux. Je t'ai perdu plusieurs fois au cours de toutes ces années, mais chaque fois j'ai fini par te retrouver. C'est la première fois que je te vois, devant moi, exactement comme je t'ai toujours connu, mais que je dois me dire que tu es toujours mort.
Dean hocha gravement la tête dans un mouvement tout juste visible. Il baissa les yeux à son tour et livra la gorge nouée :
- Je sais pas ce que t'as vécu exactement mais je vois bien que t'en as bavé. Désolé d'en rajouter.
- T'y es pour rien, jura Sam d'un cri du coeur en le fixant d'un regard qui brilla intensément, tant de joie que de tristesse. Qui que tu sois, d'où que tu viennes... t'y es pour rien.
Un lourd silence emplit la pièce. Ils restèrent l'un en face de l'autre à s'observer avec curiosité et confusion, mais aussi avec bienveillance et tendresse. Ce fut à ce moment que Dean eut pleinement le sentiment de se tenir devant son frère, et s'il ne s'en était pas empêché il se serait précipité vers lui pour l'enlacer.

- Je t'avoue que... je suis pas mal paumé, dit-il bientôt en se frottant le nez, la tête basse. J'en suis pas à ma première expérience avec les Terres bis mais là, j'ai l'impression de regarder dans le miroir. Le bunker, toi ici, jusqu'à Miracle qui est là aussi...
Sam parut sourire, mais la douleur derrière cette expression habituellement positive tordait ses traits.
- Tu lui ressembles tellement, exprima-t-il le cœur fendu. J'ai l'impression de le retrouver, j'arrive pas à faire la différence tellement vous êtes les mêmes... Quand j'ai entendu ta voix au téléphone je me suis dit... Je me suis dit...
- Que j'étais revenu, l'aida pudiquement Dean au bout de quelques secondes. Enfin, lui.
- Je n'arrivais pas à comprendre comment. Tu es mort dans mes bras, tu sais ? J'ai incinéré ton corps moi-même. J'ai pas pu te sauver, je... Je t'ai fait défaut, et je t'ai perdu.
Sam baissa tant les yeux que Dean ne vit plus que le sommet de son crâne. Il avait les cheveux ternes, aussi épuisés qu'il l'était lui-même. Son chagrin continuait de le miner, et l'aîné fut démuni pour l'aider à faire son deuil, que sa présence devait rendre plus encore inaccessible.
- Tu veux me dire... ce qui s'est passé ?
Le cadet des Winchester sursauta et cracha sa surprise en jetant un regard choqué vers ce frère qu'il n'avait plus. Mais ce n'était pas la demande de ce dernier qui le surprit tant. Ce fut de constater que Dean avait en fait tout bonnement compris ses besoins.
- On suivait la piste d'un groupe de vampires, narra-t-il alors d'une voix morne et lente. On les a coincés à Canton, où ils avaient enlevé ces gosses... On a réussi à les libérer. Mais... T'as été blessé. Trop gravement pour t'en sortir.
Dean, qui avait écouté chaque mot, resta suspendu à ses lèvres encore longtemps après qu'il se fut tu. Lugubre, les yeux bas, Sam revivait le moment du drame pour la millionième fois, et ses mains blanchies par la pression broyaient le bois de la chaise.
- Canton... Ohio ? finit par s'enquérir Dean, le sourcil perplexe. Ces vampires, on a retrouvé leur trace grâce au journal de papa ? Parmi eux, y'avait cette nana ? Jenny ?
Sam releva brusquement la tête, glacé par l'exactitude de la description. Il manqua de peu demander comment il était au courant.
- La fille qu'on n'avait pas réussi à sauver, y'a longtemps, oui, confirma-t-il, ébranlé. Toi aussi...?
- Oui ! s'écria Dean d'un regard intense. Je me souviens d'elle, de cette pourriture de vampire grunge que papa a dégommé avec le Colt... et je me souviens de cette bagarre dans la grange avec elle et ses sous-fifres. Je l'ai vécu, ça. Mais on s'en est tirés... On les a liquidés et on est rentrés sains et saufs...
- Pas ici, réussit à sortir Sam en se mordant la langue, de longues secondes plus tard. Ici tu es mort, transpercé par un putain de bout de métal comme du bétail sur un croc de boucher... J'ai rien pu faire pour te sauver. J'ai juste pu rester près de toi jusqu'à la fin.
Était-ce là, à cet instant précis, que leurs destins avaient divergé ? Tandis que Dean, accusant le coup, s'efforça de mettre de l'ordre dans ses pensées, un bruit violent le fit sursauter. Il n'eut que le temps de voir la chaise heurter violemment le bord de la table et Sam s'en éloigner, dos tourné, furieux et révolté.
- Sam... Ça sert à rien de te torturer... Je suis sûr que t'as fait tout ce que t'as pu...
- Je suis... content de savoir... qu'au moins quelque part, tu vis toujours, gémit-il alors la voix brisée, affecté par ce que Dean venait de lui dire. J'aurais tellement voulu que ce soit toi... Tellement, putain... Si tu savais à quel point tu me manques...
Il fut incapable d'en dire plus et ses derniers mots s'étouffèrent dans un sanglot. Alors, Dean, ne sachant que faire d'autre, approcha lentement et posa une main sur son épaule, agitée par les soubresauts de la peine. Aussitôt, Sam se retourna et ses yeux embués de larmes frappèrent Dean en plein cœur. Ce dernier eut du mal à se retenir de pleurer et serra son frère aussi fort qu'il put, même si ce n'était pas vraiment lui. Sam hésita, mais s'agrippa bientôt à lui en accueillant cette étreinte dont il avait désespérément besoin et ses pleurs lui emplirent la gorge comme au jour funeste où il avait dû lui dire adieu. Dean ne dit rien. Il se contenta d'être là, de réconforter Sam aussi longtemps qu'il le fallut, et ce fut de tout son amour fraternel qu'il l'enveloppa, exactement comme s'il s'était agi de son Sam.

Le puîné finit par retrouver son calme, de longues minutes et un verre de whisky plus tard. Dean se servit lui aussi puis le rejoignit autour de la table, s'asseyant sur le côté long, à sa gauche, Sam occupant le bout du plateau. Celui-ci leva les yeux et, en le voyant de profil, reconnut aussitôt de façon poignante l'image de son frère qu'il avait mirée des milliers de fois depuis sa place côté passager, dans l'Impala. Et il se souvint le cœur en sang que ces moments étaient à jamais révolus.
- Ça va un peu mieux ? demanda pudiquement Dean en tenant son verre à demi-plein devant lui, entre ses deux mains.
Avec un haussement d'épaules poussif, Sam prétendit après un instant :
- Faut bien... C'est un choc mais... on va dire que j'en ai vu d'autres.
Sa voix était infiniment lourde et son regard ne parvenait à rester posé sur Dean que pendant de très brefs instants. Il renifla, se força à redresser son dos voûté et toussa pour se dégager la gorge qu'une boule invisible persistait à écraser. Feignant de reprendre le dessus, il s'enquit alors :
- Et puis... si t'es là c'est qu'il y a eu un os. Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment tu t'es retrouvé ici?
Dean ne répondit qu'après avoir passé quelques secondes à observer cet homme qui, par son timbre rauque et ses inflexions, sa gestuelle et ses rides au front, l'aurait laissé incapable de le distinguer de son frère véritable s'il n'y avait eu cette barbe et ces marques d'épuisement sur son visage. Il le reconnut bien là, altruiste avant tout, capable de s'inquiéter de son sort de naufragé malgré l'épreuve qu'il traversait lui-même, et l'aîné révéla dans un soupir pesant :
- On s'est frottés à une saleté, et... elle s'est pas laissé faire.
D'un regard soucieux, il consulta brièvement le cadet qui relança :
- Quel genre de saleté ?
- Du genre grand requin blanc plutôt que menu fretin, précisa-t-il lèvres pincées. Chaos, ça te dit quelque chose ?
- Non, avoua Sam au bout d'une seconde de réflexion perplexe.
- Non ? Je me disais que vu que tout a l'air calqué sur mon monde, ici, tu risquais d'en avoir entendu parler... Dis, comment tu as eu Miracle ?
Sam ne vit pas le rapport mais répondit, pressentant bien qu'il existait un lien :
- Ça m'étonnerait pas que ce soit pareil que pour toi... Notre pire bataille. On a combattu Dieu lui-même alors qu'il effaçait les autres mondes l'un après l'autre et on a trouvé Miracle. Le dernier être vivant à part nous.
Dean haussa les sourcils et hocha la tête, un rictus amer au bord des lèvres. Il ne fut guère étonné de ne constater là encore aucune divergence, au moins pour les grandes lignes, et Sam n'eut pas besoin de l'entendre confirmer qu'ils avaient vécu la même chose.
- Le dernier à part nous, répéta-t-il lentement en regardant le chien qui dormait au pied d'une chaise un peu plus loin. Et lui aussi, il a fini par nous le prendre. Pour qu'on reste seuls au monde.
- Mais on l'a battu, poursuivit Sam qui sentait la tête lui tourner tant tout semblait coïncider. On l'a battu, grâce à... Jack. Qui a pris sa place.
- Je connais, ouais, réagit Dean avec fatalité, sans l'ombre d'une surprise. Ce que tu sais pas, apparemment, c'est que la chute de Dieu le Père a libéré une sacrée saloperie qu'il gardait sous clé. Une espèce de bête intuable qui bouffe les dieux. Chaos.
- Quoi ? s'effara Sam au bout d'un instant de flottement.
- Ouais, rien que ça. Je te passe les détails mais les anges ont décidé de mettre le holà avant qu'il s'en prenne à Jack. On a fait front commun. Avec eux, et même avec des dieux.
- Des dieux ? tressaillit Sam. Comment vous vous êtes retrouvés dans le même camp que des dieux ?
Dean prit une inspiration vacillante alors qu'un vif élan d'anxiété lui broya les poumons en repensant à la genèse des événements qui l'avaient conduit ici.
- J'irais pas jusqu'à dire qu'on était dans le même camp, mais c'est vraiment une très, très longue histoire, éluda-t-il. Tu la croirais pas si je te la racontais.
Gêné, ce fut à son tour d'avoir des difficultés à soutenir le regard de Sam qui le vit vider son verre d'une traite. Celui-ci retrouva une nouvelle fois dans sa façon de faire, la signature caractéristique de son frère décédé que rien, décidément, ne distinguait de ce jumeau, et Dean, éprouvant la même impression face à cette version alternative de son cadet, se demanda s'il lui était semblable au point de nourrir dans son inconscient les mêmes sentiments, ces désirs insensés qu'ils s'étaient conjointement découverts. Sam baissa les yeux, mais cette fois, pour réfléchir à une éventualité qui l'inquiéta profondément.
- Si c'est la défaite de Chuck qui a libéré ce truc... y'a toutes les chances que ça soit pareil ici. À quel point c'est grave ?
L'aîné des Winchester le vit l'interroger d'un regard plus solide et répondit lestement, soulagé de ne surtout pas avoir à évoquer plus spécifiquement les Érotes :
- Difficile à dire... De mon côté, il ne s'en prend qu'aux dieux pour se renforcer mais, tu sais comment c'est... Une fois gonflé à bloc, va savoir ce qui nous attend. T'as repéré aucun signe, t'es sûr ?
- Non, aucun, je... Je continue de chasser mais rien de ce genre, et les autres chasseurs non plus, à ma connaissance... Le Paradis s'en est peut-être occupé sans qu'on le sache.
- Je vous le souhaite, ne put qu'espérer Dean. Mais si t'entends parler de dieux qui tombent comme des mouches...
Le chasseur songea qu'avant de repartir, s'il y parvenait - ou plutôt quand - il donnerait à Sam tous les détails en sa possession pour lui permettre d'être mieux armé contre Chaos qu'ils ne l'avaient été eux-mêmes. Juste au cas où.
- Comment ça a tourné ? s'inquiéta le puîné. Vous avez eu le dessus ?
- J'en sais rien, soupira Dean en revenant au moment présent. J'espère... On a réussi à l'enchaîner mais avant que les anges aient pu le remettre en cage, il a sacrément sorti les griffes. Il a... ouvert des failles partout pour essayer de s'échapper et... l'une d'elle m'a aspiré.
Le corps inanimé d'Éros revint subitement le hanter et il grimaça imperceptiblement. Mais suffisamment pour que Sam puisse y lire la mort.
- Je... Enfin, ton frère... il va bien ? osa-t-il questionner d'un regard grave et soucieux.
Dean le visa d'yeux ronds, car son esprit se refusait à abriter toute pensée contraire.
- J'en suis pas sûr, fut-il néanmoins forcé d'admettre, mais... Cass était avec lui. J'essaie de me dire qu'il va bien. D'ailleurs, ils sont où, les anges ? J'ai pas arrêté de sonner Castiel depuis que je suis arrivé ici, mais aucune réponse.
- Ça ne m'étonne pas, fit Sam en baissant le regard, se fermant notablement. Je n'ai revu Cass qu'une fois, depuis que... tu n'es plus là.
Ces quatre mots lui demandèrent un effort particulier pour être prononcés, et Dean accusa le coup. Il y avait là une divergence flagrante avec son univers, mais il considéra la chose logique, puisque son statut d'existence constituait l'élément discordant entre les deux réalités.
- Si je comprends bien... Chez toi, Cass est là ?
Malgré son affliction, Sam parut trouver du réconfort à cette pensée. Pas Dean. Qui craignit qu'à part Miracle, le cadet fût complètement seul.
- Oui, confirma-t-il du bout des lèvres, ébranlé par sa prise de conscience de la solitude de Sam. Quand... Jack l'a ramené, on a été drôlement étonnés de le voir se pointer, mais... il est là, ouais. Pas pour toi ?
Sam le lui avait déjà dit, mais consentit à être plus prolixe.
- Il est apparu, un beau jour. Il est venu me dire que Jack l'avait sorti du Néant, mais c'était un adieu. Il m'a dit qu'il ne reviendrait plus sur Terre.
- Pourquoi ? jeta Dean au bout de trois secondes d'un air choqué.
- Jack lui a confié la charge de reconstruire le Paradis. Il guide la nouvelle génération d'anges, sa vie est là-haut, maintenant.
- Chez moi aussi, il chaperonne les nouvelles recrues, opposa-t-il. Mais ça l'empêche pas de redescendre sur Terre, surtout quand on a besoin d'un coup de main...
Dean fut troublé. Il ne comprenait pas pourquoi Castiel avait abandonné le monde des hommes et Sam avec lui. Ce dernier en avait toujours eu sa petite idée, et savoir que l'ange avait pris une autre décision dans le monde où son frère était vivant confirma ses soupçons.
- Je pense qu'il était surtout venu me parler de toi, confia-t-il profondément mélancolique, exposant de nouveau sa blessure au grand jour. Il m'a dit que... je ne devais pas trop te pleurer parce que tu étais là-haut, toi aussi. Et que tu étais en paix.
Ce qu'il venait de dire, avait été aussi difficile à dire pour Sam que dur à entendre pour Dean. L'aîné des deux hommes sut à cet instant où il était censé finir sa course. Il l'avait espéré tout au long de sa vie, avait fini par se convaincre que l'Enfer était sa destination toute trouvée, et savoir que dans une réalité où la vie de son alter égo avait été si semblable à la sienne, une place au Paradis lui était promise, fut source de sentiments confus qui l'apaisèrent et l'angoissèrent en même temps.
Car dans cet univers, son double n'avait certainement pas commis le péché de chair avec son propre frère.
- Je... Désolé. dit-il en essayant de surmonter son émotion. Je sais pas pourquoi ça me perturbe de savoir que...
Il s'interrompit net et se raidit sur sa chaise. Sur le dos de sa main, venait de se poser celle de Sam, et en levant des yeux surpris vers lui il vit son regard douloureux, embué de larmes, mais ferme et brave.
- Toi, t'es bien vivant, rappela le cadet. Et je compte sur toi pour le rester. T'entends ?
Dean, impressionné par la foi qu'il vit briller dans les yeux verts de Sam, s'y perdit un instant, sans savoir quoi dire.
- Je vais t'aider à rentrer, jura Sam. J'ai peut-être pas su être là pour mon Dean, mais compte sur moi, cette fois. Tu vas rentrer, parce que là d'où tu viens, y'a une version de moi qui a besoin de toi.
Dean se sentit secoué par un brusque élan d'émotion. Parce qu'il sut que sa voix le trahirait s'il s'exprimait par les mots, il se contenta de remercier Sam d'un sourire et d'un regards d'une reconnaissance infinie, mais éprouva une sensation étrange qui le dérangea profondément. La sensation qu'il s'apprêtait à l'abandonner une seconde fois.