Épisode 8 : Marchandage hardi
Rochefort poussa le mousquetaire Aramis dans le carrosse et, avec un minimum de mots, ordonna au cocher de se rendre au Châtelet.
Ce n'était pas la première fois qu'il avait affaire à l'un des trois meilleurs soudards de Tréville. Mais cette fois-ci, de le savoir complice d'avoir hébergé le fameux lord anglais Buckingham le rendait fébrile. Il allait enfin avoir le dessus sur l'autre ! Sans tirer son épée !
Que nul ne se méprenne ! Il ne doutait pas de ses capacités à manier le fer. Toutefois, il ne l'avait jamais croisé contre l'androgyne mousquetaire ; et Aramis était particulièrement réputé pour sa grande intelligence au combat et ses techniques peu orthodoxes. Rochefort savait d'avance que s'il se battait contre le blond soldat, il ne pourrait pas user de ses parades habituelles. Il devrait user d'une botte secrète, ou de mouvements si incohérents qu'ils déstabiliseraient – peut-être ! - son adversaire….C'était là le doute qu'il éprouvait : il n'était même pas certain de gagner le combat contre un individu pourtant si délicat et fluet.
'Si tu ne peux pas les battre, alors joins-les !' aurait judicieusement conseillé le cardinal de Richelieu. En jetant Aramis en prison, il y avait de fortes chances que son supérieur ordonne, plus tard, son exécution. Il serait bien dommage de se départir d'une si fine lame ! S'il y avait bien quelque chose qui rebutait Rochefort, c'était le gaspillage de talents.
Oh ! Il y avait songé, de soudoyer les meilleurs de l'autre camp ! Certains avaient cédé à la promesse de l'alléchante bourse garnie qui accompagnerait leur changement d'allégeance ! Mais il n'avait jamais fait d'offres directes aux trois cryptonymes…
« Que désirez-vous ? »
Aramis, jusque-là absent et silencieux, le visage dirigé vers l'extérieur où, à travers les rideaux pourtant fermés de la fenêtre, il espérait peut-être entrevoir un allié, tourna vers lui son regard bleu.
« Je vous demande pardon ? »
« Qu'aimeriez-vous obtenir par-dessus tout ? Quelle est la chose que vous désirez le plus, celle qui vous ferait renier votre serment chez les mousquetaires ? » Autant y aller de but en blanc.
Aramis ne s'attendait certainement pas à une telle proposition, vu la taille de ses yeux qui avait grossi. Aussi émit-il un petit rire avant de prendre la parole :
« Vous croyez vraiment que vous pouvez m'acheter ? »
« Tout s'achète… ! »
« Vraiment ? » Un sourcil relevé et un rictus espiègle accompagnaient la réponse monorème.
Le comte se renfrogna. Il ne paraissait aucunement convaincu, le bougre ! il fallait qu'il tente une autre tactique, mais laquelle ?
L'efféminé retourna à ses soliloques intérieurs pendant quelques secondes, puis brisa le silence en parlant avec moins de moquerie que quelques instants auparavant.
« Il est vrai que vous servez un homme très puissant….mais je doute qu'il puisse me combler. »
Toute ouïe, l'homme aux cheveux noirs retenait son souffle. Dans son cerveau fourmillaient milles et unes suppositions : les hommes désiraient tous les mêmes choses ! De l'argent, des titres, des terres, de grands honneurs, une vengeance contre un autre, un mariage avec une princesse– ou un prince, pensa-t-il en scrutant son féminin prisonnier….le Cardinal pouvait tout ! Lever une terre en duché, signer des billets pour une généreuse rente, pardonner un exilé, envoyer un innocent à l'échafaud... !
Aramis semblait hésiter à parler encore ; Rochefort contenait du mieux qu'il pouvait sa fébrilité.
« Alors ? » le comte brisa le silence, finalement trop impatient.
« Il n'y a qu'une seule chose que je désire. »
Il craquait enfin, le bellâtre !
Autre interruption. Le borgne pouvait entendre son cœur cogner dans sa poitrine.
« Si vous me rendez François, je déchire ma casaque sur le champ. »
Rochefort tomba de ses grandes illusions. Il ne s'attendait pas à cette réponse. Quoi ? Qui ? Il verbalisa aussitôt sa première interrogation.
« Quoi ? »
« Je veux qu'on me rende François, » répondit, très stoïquement, le bel homme.
Qui était ce François ? Un parent à l'étranger ? un ami exilé ? un amoureux secret qu'on avait emprisonné ?
« Eh bien, c'est fort simple ! Dites-nous où nous pouvons le trouver et nous vous le ramènerons ! » Aucun doute sur la longueur des bras de Son Éminence.
« Le cimetière de Noisy n'est pas très loin d'ici, c'est effectivement facile de le retrouver ! » fit Aramis avec un léger sourire.
Rochefort dû se répéter la dernière phrase dans sa tête deux ou trois fois avant de comprendre toute l'étendue et l'absurdité de la déclaration. Aramis, les yeux rivés sur les siens, n'avait pas perdu un seul changement dans son attitude. Il effaça toute trace de plaisanterie de son visage et répéta très sérieusement :
« Si vous me rendez François, je déchire ma casaque sur le champ. »
Impertinence digne des mousquetaires ! Comment osait-il, ce ridicule et insolent personnage ! Rochefort s'était penché un peu vers l'avant, voulu produire une moue dégoutée ou lever un poing pour frapper l'autre mais n'y arriva simplement pas. En scrutant la physionomie du mousquetaire un seul instant, il avait compris qu'Aramis réalisait son propre cynisme et l'impossible faisabilité de son souhait mais ne se moquait nullement de son interlocuteur : la seule, l'unique chose qu'il désirait réellement de tout son cœur, c'était le retour d'une personne décédée. Il n'avait jamais entendu de déclaration plus sincère que ce 'Qu'on me rende François'.
Le capitaine se recula au fond de son siège. Que répondre ?
Aramis retourna son beau visage vers l'extérieur.
« Je suppose qu'il y a des choses que même le cardinal ne peut pas accomplir…. » dit-il doucement mais avec une mélancolie à peine dissimulée. Cette attitude était complétement différente de l'Aramis railleur et sarcastique qu'on connaissait bien, autant chez les Rouges que chez les Bleus.
Le borgne capitula. Il y avait une triste résignation dans les paroles et l'attitude du blond jeune homme, et son geôlier ne pouvait se soumettre à le haïr. Au contraire, Rochefort se sentit presque honoré d'être récipiendaire d'une telle confidence. Il sentait bien que, là, dans cet endroit cubicule, une brèche vers l'insondable Aramis s'était ouverte, mais elle s'était refermée aussitôt. Il aurait paru trop intime, trop amical de continuer la conversation, de poser plus de questions… il ne pouvait tout simplement pas sympathiser ouvertement avec son adversaire. Car oui, il compatissait avec la douleur de l'autre ; il avait tellement souffert lui-même….
Le reste du trajet se passa donc en silence et Rochefort rangea volontairement dans une oubliette de son esprit les quelques renseignements qu'il avait glanés. Il était bien trop homme d'honneur pour divulguer, même contre son pire ennemi, des informations qui ressemblaient bien plus à un secret de confession.
